Tribune de Laurent Frajerman dans Le Nouvel Obs,
3 décembre 2025
"Trente ans après, quelles leçons tirer des grandes grèves de 1995 ? "
Dans cette tribune, l’historien et sociologue Laurent Frajerman explique pourquoi, malgré leurs similitudes, la mobilisation de 1995 était parvenue à faire reculer le gouvernement d’Alain Juppé, là où le mouvement de 2023 a échoué.

Pourquoi le mouvement de novembre et décembre 1995 a-t-il réussi alors que celui de 2023 a échoué ? Entre eux existent de nombreuses similarités : mot d’ordre fédérateur, ampleur des cortèges et des effectifs grévistes, soutien de l’opinion publique. Certes le contexte diffère, toutefois, des explications propres à ces mobilisations interviennent également.
La première raison tient au rythme et à l’intensité de l’action engagée. La mémoire collective a retenu l’image de la France paralysée en 1995. Or, pour le mouvement de 2023, le 7 mars marquait un tournant : l’élan a été, à ce moment, brisé par l’échec du pari syndical de mise à l’arrêt du pays. Les actions qui suivirent relevèrent davantage de la protestation et de la grève d’expression que d’une lutte menée pour obtenir gain de cause. En effet, sans les cheminots et les agents de la RATP, démotivés après leur course en solitaire durant les vacances de Noël 2019, les forces des salariés protégés du secteur public ne suffisaient pas. D’autant que la conflictualité avait reculé dans d’autres secteurs stratégiques comme les télécommunications ou l’énergie.
Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde, 8 janvier 2020 : "Syndicalisme : « Nous assistons à la résurgence du mythe de la grève générale »"
En 1995, les cheminots ont été très nombreux à s’engager dans le mouvement, avec une participation exceptionnelle des cadres. Cette ampleur obligeait les structures syndicales et incitait les salariés à s’investir pleinement. Dans les assemblées générales se tissait une certitude : le gouvernement devra céder. Cette foi dans la victoire poussait les grévistes à aller jusqu’au bout. L’arrêt de travail continu a créé un rapport de force durable, avec un effet d’entraînement sur d’autres salariés, alors que l’étalement sur six mois n’a pas permis d’enclencher une dynamique en 2023. Si les travailleurs protestaient massivement, beaucoup s’engageaient sans être véritablement persuadés de l’emporter. Il est difficile de se mobiliser pleinement quand c’est d’une manière intermittente et qu’on doute de l’aptitude collective à gagner.
Des déserts syndicaux
Ce fatalisme du mouvement de 2023 a essentiellement un motif politique. A partir des années 2000, tous les gouvernements adoptèrent une stratégie : ne plus céder à la rue en utilisant les rouages autoritaires de la Vᵉ République. Les échecs de 2003 et 2010 ont pesé sur l’implication des personnes mobilisées : à quoi bon jeter toute son énergie et ses économies dans la bataille si le pouvoir ne cédera pas ?
Livre de Laurent Frajerman (dir.), La grève enseignante, en quête d’efficacité, Paris, Syllepse, 2013
Une seconde raison tient à l’existence de déserts syndicaux, corrélée à la perte de la culture gréviste dans les entreprises privées. En 1995, les fonctionnaires d’Etat – principalement les enseignants – avaient fait nettement plus de jours de grève que l’ensemble des salariés du privé. Dès cette époque, la « grève par procuration » apparaissait comme une double impasse : ceux qui portent la grève pour les autres s’épuisent ; ceux qui délèguent leur lutte sont déçus lorsqu’elle s’arrête en fonction des intérêts propres aux acteurs mobilisés.
Néanmoins, en 2023, la part des entreprises dans la mobilisation globale, hors secteur du transport, a augmenté : 33 % contre 22 % en 1995, selon une estimation tenant compte d’un changement de mode de calcul des chiffres officiels. Ces chiffres – qui vont à l’encontre des visions déclinistes – s’expliquent par la persistance de la conflictualité. Certes, elle reste à un stade embryonnaire, les micro-résistances individuelles ne suffisent pas, mais c’est un signe intéressant.
Pour l’avenir, s’il veut encourager cette tendance, le syndicalisme doit se redéployer sur le terrain. Les militants peuvent convaincre, par un travail patient, de la pertinence de l’action collective organisée. Historiquement, le syndicalisme ouvrier est né des conflits du travail. Dans le cas des enseignants, c’est le syndicalisme qui a construit une culture gréviste. Cette logique peut être transposée en allant vers les travailleurs qui n’ont pas le réflexe gréviste.
Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde, 10 décembre 2019 : "Grève du 5 décembre chez les enseignants : « un chiffre officiel sous-évalué »"
La responsabilité des appareils syndicaux
Troisième raison : la responsabilité des appareils syndicaux. Ils ne peuvent se contenter de reproduire les modes d’action inventés en 1995 et 2010. Les mouvements sociaux sont devenus très prévisibles, oscillant entre journée hebdomadaire d’action et incantation à la grève reconductible. De plus, en 1995, la base n’a pas tout délégué aux directions syndicales. De multiples initiatives sur le terrain ont contribué au succès. La rupture avec la CFDT n’avait pas empêché les secteurs professionnels acquis à la CGT, FO et la FSU de se mobiliser.
En 2023, l’unité syndicale complète constituait un atout majeur. Les consignes de l’intersyndicale étaient scrupuleusement suivies. Mais la recherche d’un consensus contraignait à composer avec les cultures des organisations peu habituées aux luttes, majoritaires électoralement. Dans ces conditions, le manque de démocratie directe a constitué un facteur de passivité, en réduisant le niveau d’appropriation du mouvement par les grévistes. Pourtant, les moyens ne manquaient pas pour consulter les salariés en lutte, aider leur auto-organisation (questionnaires envoyés aux syndiqués, groupes sur les réseaux sociaux etc.).
Enfin et plus fondamentalement, le mouvement de 1995 a inauguré un cycle où la manifestation est devenue centrale. C’est elle qui scandait la mobilisation, et c’est en fonction d’elle que l’on jaugeait son succès (le Juppéthon). Le modèle traditionnel de la manifestation appendice de la grève s’est inversé. Le nombre cumulé de manifestants est ainsi passé de 4 millions en 1995 à 10 millions à 2023, quand celui des jours de grève a été divisé par deux. Cependant, c’est bel et bien la grève qui avait imposé le recul du gouvernement en 1995, par sa capacité de blocage économique. La manifestation relève davantage d’un acte politique, dépendant de la bonne volonté des interlocuteurs étatiques. On l’a bien constaté en 2023 : sans perturbation économique majeure, la pression sur le pouvoir reste limitée, quelle que soit l’importance des cortèges.
Laurent Frajerman est agrégé d’histoire et sociologue, habilité à diriger des recherches, au Centre de la recherche sur les liens sociaux (Cerlis), à l’Université Paris Cité.