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Tribune dans Le Monde, 16 janvier 2024

« Si le récit égalitaire perdure, l’Etat organise une forme d’optimisation scolaire »

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Comment relancer la démocratisation de l’enseignement scolaire alors que quatre types d’école cohabitent, s’interroge, dans une tribune au « Monde », le chercheur et spécialiste des enseignants Laurent Frajerman. « Le rêve de l’école commune s’éloigne », estime-t-il.
 

L’ancien ministre Gabriel Attal avait annoncé, en novembre 2023, avant sa nomination comme premier ministre le 9 janvier, un important train de mesures pour réformer l’éducation nationale, incluant d’aborder la « question du tabou du redoublement » et de créer des groupes de niveau au collège. Au regard des enquêtes internationales, personne ne conteste plus la baisse du niveau des élèves français, même de ceux qui figurent parmi les meilleurs.

L’ex-ministre en avait conclu que l’enseignement doit se montrer plus exigeant, ce qui correspond à un sentiment très majoritaire. Outre les menaces qu’elles font peser sur la liberté pédagogique, on peut douter que les mesures soient à la hauteur de l’enjeu. Toutefois, ces critiques ne peuvent dissimuler que cela fait plus de dix ans que la dynamique positive qui a démocratisé l’école française a disparu. La panne du modèle actuel, miné par la ségrégation sociale et des cures d’austérité à répétition, impose des changements. Tout l’enjeu étant de savoir si c’est pour revenir aux années 1950 ou pour relancer sa démocratisation.

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Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde, 31 mai 2022 : « Espérons que le nouveau ministre de l’éducation se rendra à l’évidence : tout ne peut pas se gouverner par les nombres »

Les politiques éducatives menées depuis le général de Gaulle œuvraient pour la scolarisation de tous les élèves du même âge dans une structure identique, dans l’objectif de leur délivrer le même enseignement. En conséquence, les classes ont été marquées par une hétérogénéité croissante, avec son corollaire : une baisse d’exigence, afin de faciliter l’accès de tous les élèves aux anciennes filières élitistes. Avec succès, puisque l’accès aux études a été considérablement élargi. Cela s’accompagne du passage presque automatique en classe supérieure. A la fin des années 1960, le redoublement constituait la règle : un tiers des élèves redoublait la classe de CP, contre 1,3 % aujourd’hui. En 2021, seulement 12 % des élèves arrivaient en seconde avec du retard. Devenu résiduel, le redoublement a changé de nature, ne concernant plus que des élèves en forte difficulté, qu’elle soit structurelle ou conjoncturelle.

Classes moyennes supérieures

Les enseignants affichent leur scepticisme. Ils ne considèrent pas le redoublement comme une recette miracle, car il peut générer ennui et découragement. Toutefois, ils se trouvent démunis devant l’écart grandissant entre les meilleurs élèves, qu’il faut stimuler, et ceux qui cumulent les difficultés de compréhension. Ils constatent que plus les années de scolarité passent, plus l’échec s’enkyste, moins la notion de travail scolaire ne revêt de sens, générant quelquefois une attitude perturbatrice. Gabriel Attal en a tiré d’ailleurs argument pour dénoncer l’absurdité de cette situation et la souffrance qu’elle génère pour les élèves. Nombre d’enseignants vivent une situation d’autant plus ingérable que, paradoxalement, si l’affichage est homogène, le rêve de l’école commune s’éloigne.

 

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Billet de Laurent Frajerman sur son blog, 27 décembre 2023 : "Les enseignants et la réforme Attal. Hétérogénéité, redoublement, compétences..."

Jusque-là, la sociologie de l’éducation dénonçait les limites de cette politique de massification. Les inégalités sociales étant structurelles, le système est d’abord soumis aux effets de la ségrégation spatiale. Quoi de commun entre un collège en éducation prioritaire et un autre situé en centre-ville d’une métropole ? Quatre types d’école cohabitent, donc : l’école publique normale, celle en éducation prioritaire, l’école publique élitiste, et l’école privée. Aujourd’hui, avec le développement d’un marché scolaire, nous vivons une nouvelle phase. L’Etat aggrave la fracture existante en créant des établissements dérogatoires et de nouvelles filières élitistes sélectionnant par les langues, critère socialement discriminant. Pire, il subventionne massivement sa propre concurrence, l’enseignement privé.

Le privé accueille de plus en plus d’élèves des milieux favorisés, au détriment de la mixité sociale. Les difficultés se concentrent alors dans l’école publique « normale » ou prioritaire. Seules à supporter réellement les contraintes de la démocratisation, celles-ci n’en sont que plus répulsives pour les classes moyennes et supérieures, générant un terrible cercle vicieux. Si le récit égalitaire perdure, l’Etat organise en réalité une forme d’optimisation scolaire au détriment de ceux qui n’ont pas d’échappatoire.

Depuis une quinzaine d’années, les enquêtes internationales nous alertent sur l’aggravation du poids des inégalités sociales dans les résultats scolaires. Ce constat est dissimulé par l’invisibilisation de la compétition. D’un côté, les notes ont été remplacées par les compétences, de l’autre, elles connaissent une inflation qui, malheureusement, ne reflète pas une hausse du niveau réel. En 2022, 59 % des bacheliers ont obtenu une mention. Ils étaient moins de 25 % en 1997… Le flou qui en résulte bénéficie aux familles les plus informées sur la règle du jeu, ou capables de payer coachs et cours particuliers.

Politique éducative « discount »
 

Le second vice de fabrication de la démocratisation scolaire est son caractère « discount ». Par exemple, l’argent économisé par la quasi-suppression du redoublement n’a guère été réinvesti dans des dispositifs permettant d’épauler les élèves en difficulté. Autrefois, les enseignants encadraient les élèves dans leurs exercices et l’apprentissage du cours en dehors des heures de classe. Aujourd’hui, ce type de travail est généralement confié à des étudiants bénévoles ou à des animateurs ou surveillants peu qualifiés. Même dans le dispositif « Devoirs faits » en collège, la présence d’enseignants est optionnelle.

De nombreux choix proviennent de la rationalisation budgétaire : chasse aux options, suppression progressive des dédoublements de classe. Par exemple, en 2010, un élève de 1re L avait obligatoirement six heures de cours en demi-groupe (en français, langues, éducation civique, mathématiques et sciences). Aujourd’hui, les établissements ont toujours la latitude de créer de tels groupes, mais en prenant dans une enveloppe globale qui se réduit d’année en année et sans qu’un nombre maximum d’élèves ne soit prévu.

Le pouvoir d’achat des enseignants a baissé d’environ 20 %, source d’économie massive sur les salaires. Les effets commencent seulement à en être perçus : crise du recrutement, hausse exponentielle des démissions et professeurs en place démotivés par le déclassement de leur métier. Les promoteurs de cette politique leur préfèrent des enseignants précaires et sous-qualifiés, sommés de suivre les injonctions pédagogiques du moment. Remarquons que ces contractuels sont nettement plus nombreux dans les établissements difficiles de l’enseignement public…

Depuis 2002, les gouvernements de droite et de centre droit suppriment des postes d’enseignant. Malgré le redressement opéré sous François Hollande, le solde reste négatif, avec moins 36 500 postes. Le second degré a été particulièrement affecté, avec un solde de moins 54 700 postes, au nom de la priorité au primaire. Un maillon essentiel de la chaîne éducative a donc été fragilisé, alors que c’est le lieu de maturation des contradictions du système. Quel sens cela a-t-il d’habituer un élève de REP + à des classes de quinze élèves pour, devenu adolescent, le mettre dans une classe de vingt-cinq au collège ? Ces politiques de ciblage, censées produire des résultats visibles à un moindre coût, créent souvent inégalités et incohérences.

Aujourd’hui, la France dépense 1 point de moins du PIB pour l’éducation qu’en 1995. Si on appliquait aujourd’hui les ratios en usage à l’époque, le budget consacré à l’avenir du pays augmenterait de 24 milliards d’euros, dont 15,5 milliards d’euros dépensés par l’Etat. Ce sous-investissement chronique se paie par la crise de notre système scolaire. Un débat sans arguments d’autorité s’impose donc, sous peine que les idéaux généreux et les politiques cyniques aboutissent définitivement à une école à plusieurs vitesses, dans laquelle les classes populaires seront assignées à un enseignement public dégradé.

Laurent Frajerman est professeur agrégé d’histoire au lycée Lamartine, sociologue, chercheur associé au Centre de recherches sur les liens sociaux, université Paris Cité

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Billet de Laurent Frajerman sur son blog, 29 décembre 2023 :" Réforme Attal : le hiatus entre les enseignants et la recherche dominante en éducation"

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