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Tribune dans Le Monde, 8 décembre 2020

« La défiance des enseignants envers leur ministre est un handicap pour ses réformes »

Journal Le Monde, tribune de L. Frajerman sur un sondage

Sondages à l’appui, le spécialiste de l’engagement enseignant, Laurent Frajerman, évoque, dans une tribune au « Monde », l’évolution de l’état d’esprit des enseignants et leur « rejet global » des réformes engagées par Jean-Michel Blanquer.

En lançant le Grenelle de l’éducation, le ministre de l’Éducation nationale affichait de grandes ambitions pour redéfinir le métier enseignant. En théorie, il peut s’appuyer sur la préoccupation des intéressés sur l’état du système éducatif et leur demande récurrente de profonds changements. Celle-ci s’accompagne paradoxalement d’une satisfaction dans leur travail pour 71 % d’entre eux, nous rappelle encore une fois le sondage Ipsos pour la FSU sur l’« état d’esprit des personnels de l’éducation nationale et des parents d’élèves », paru le 1er décembre. Le bilan de Jean-Michel Blanquer et son appétence pour les modèles scolaires du Québec et de Singapour laissent à penser que le ministre aimerait surtout passer d’un modèle de professionnalité dit du « praticien réflexif », autonome et hautement qualifié, à celui du technicien de l’enseignement, qui met en œuvre des protocoles imaginés par des experts, sous le contrôle d’une chaîne hiérarchique renforcée. Ce projet est inscrit à l’agenda ministériel depuis longtemps, notamment avec le rapport Pochard, dès 2008. Toutefois, les prédécesseurs de M. Blanquer ont échoué à le mettre en œuvre. On notera par ailleurs que celui-ci a euphémisé son discours sur le sujet dans les derniers mois. Le sondage Ipsos/FSU montre en effet clairement l’hostilité de la profession à l’égard de la politique engagée.

Les non syndiqués plus sévères
 
Les enseignants du secteur public estiment que les réformes de Jean-Michel Blanquer sont inutiles pour les élèves (71 %), vont dans le mauvais sens (72 %) et en prime augmentent leur charge de travail (75 %). Ce rejet global était évident parmi les enseignants engagés, mais l’opinion des plus modérés, des « jamais grévistes », n’avait pas été testée. Or les non-syndiqués sont plus sévères que les syndiqués dans ce sondage.
 
Outre leur désaccord avec sa politique, 23 % seulement des enseignants lui font confiance pour prendre en compte leurs attentes. Initialement pourtant, il suscitait de l’espoir quant à sa capacité à mettre en place les réformes nécessaires, pour 45 % des professeurs certifiés et agrégés interrogés en 2018 ; désormais, 73 % de ces derniers jugent que sa politique va dans le mauvais sens. Aucune organisation, Avenir lycéen excepté, n’a pleinement défendu ses réformes. Cette défiance envers le ministre est un handicap pour ses réformes. La redéfinition du métier est présentée comme une contrepartie aux efforts financiers de l’Etat, rebaptisée démarche « gagnant-gagnant ». Or, le plan annoncé à la mi-novembre par Jean-Michel Blanquer n’est pas vu comme une « revalorisation » par les principaux intéressés (74 % sont « insatisfaits », dont 40 % « pas du tout satisfaits ») ; 78 % d’entre eux jugent essentielle une « autre » augmentation de leur rémunération (et 20 %, qu’elle soit importante). Il paraît loin ce temps où, en 2006, 56 % des enseignants se satisfaisaient de leur rémunération et 46 % y voyaient même une reconnaissance de leurs efforts et compétences. Appartenant aux classes moyennes, ils s’estimaient mieux lotis que beaucoup de parents d’élèves. Depuis, ils ont perçu leur déclassement salarial, qui ne provient pas d’un moindre travail : l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a calculé, en 2018, que le salaire horaire d’un enseignant français du premier degré doté de quinze ans d’ancienneté est 30 % plus faible que pour la moyenne des pays membres. Dix ans de gel du point d’indice, des primes très inférieures à celles des autres fonctionnaires pèsent sur leur pouvoir d’achat. En début de carrière, ils sont désormais éligibles à la prime d’activité, réservée par l’Etat aux bas salaires.

Individualisation des rémunérations

 

Comment répondre aux revendications enseignantes sans augmenter nettement le budget de l’éducation nationale ? L’individualisation des rémunérations, qu’a sous-entendue le ministre dans plusieurs prises de parole, est la réponse classique, économe (puisque tous les personnels n’en bénéficient pas), et qui facilite les mesures managériales. Cela induirait une modification de l’évaluation et de la carrière des enseignants. Certes, leur rémunération est individualisée depuis longtemps : la Cour des comptes avait calculé en2013 qu’entre les professeurs certifiés ayant quinze ans d’ancienneté, la rémunération nette variait de 50 %, une différence de 18 % étant imputable directement à l’avancement (4544euros par an). Toutefois, ces écarts ne servaient guère de leviers à la main de la hiérarchie, puisqu’ils provenaient de critères administratifs, en partie indépendants d’elle (fréquence des inspections, place au concours, etc.).

 

Sur le papier, cette idée peut répondre à la revendication d’une reconnaissance objectivée de son propre mérite, dans un contexte social d’« individuation », où le collectif doit être au service de l’affirmation de chacun. Le sondage montre que si seuls 16 % des enseignants se montrent « favorables à l’application » de l’individualisation des salaires, la majorité ne s’oppose pas au principe même de cette individualisation. Ceci s’explique par l’ambivalence d’une grande partie du corps, qui s’interroge : « En pratique, qui va juger que je suis digne d’une augmentation, sur quelle base ? » ; 52 % expriment cette méfiance sur l’application d’un principe auquel ils agréent pourtant, estimant qu’il ne sera pas correctement mis en œuvre.
 
En demande de cadre sécurisant
 
Pour les enseignants, cet usage du principe de précaution est indissociable du jugement sur le pouvoir hiérarchique. La hiérarchie de proximité (chefs d’établissement, inspecteurs) est beaucoup plus populaire que le sommet de la pyramide. Dans plusieurs enquêtes, elle est classée en dernier parmi les facteurs qui rendent plus difficile l’exercice du métier. Si les occasions de friction, voire de conflit, ne manquent pas, les enseignants sont en demande de cadre sécurisant, espéré comme un renfort dans l’exercice d’un métier de plus en plus complexe. Dans le sondage Ipsos, on en trouve la trace dans l’approbation de l’action des chefs d’établissement et inspecteurs pendant la crise sanitaire (65 % de satisfaits). Cela dit, toutes les tentatives d’extension de l’autorité des chefs directs des enseignants se heurtent à une hostilité : en2012 déjà, 79 % des enseignants rejetaient l’idée de pouvoirs renforcés, notamment en matière de recrutement ou de notation. Les enseignants, généralement réfractaires aux décisions verticales, approuvent d’autant plus leur hiérarchie qu’elle a peu de prise sur eux. Aujourd’hui, 83 % d’entre eux jugent essentielle leur autonomie pédagogique, tout en l’articulant avec la nécessité d’un cadre institutionnel. Mais leurs priorités sont claires : 51 % ne jugent pas « essentiel », mais seulement « important », de s’assurer qu’ils mettent en œuvre les recommandations de leur hiérarchie et des experts. Décidément, bousculer cette culture professionnelle serait une gageure.

Laurent Frajerman

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