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Tribune dans Le Monde, 4 juillet 2023

Crise du recrutement des enseignants : « On peut craindre qu’un point de non-retour ait été atteint »

Photo tribune L. Frajerman dans Le Monde sur la crise de recrutement des profs

Alors que les concours 2023 se soldent à nouveau par un important déficit de lauréats, Laurent Frajerman, professeur agrégé d’histoire au lycée Lamartine, à Paris, et chercheur associé au Cerlis, déplore, dans une tribune au « Monde », des propositions politiques qui « aggravent les difficultés ».
 

Années après années, les difficultés des concours à recruter suffisamment d’enseignants s’aggravent. La crise, structurelle, déborde clairement les points de tension habituels : certaines disciplines du second degré, touchées par la concurrence du secteur privé comme les mathématiques, ou maltraitées depuis trop longtemps, comme les lettres classiques et l’allemand. Désormais, c’est l’ensemble du système qui craque, avec des nuances (ainsi les académies de Versailles, Créteil et la Guyane sont les plus impactées pour les professeurs des écoles).

Profitant de cette opportunité pour transformer le métier enseignant, le ministère a procédé à une refonte progressive du système de recrutement qui en diminue la qualité. Le meilleur exemple étant la réforme du CAPES (concours pour les professeurs du second degré) entreprise par Jean-Michel Blanquer, qui a nettement diminué son contenu académique pour le transformer en certificat de conformité : l’insistance est mise sur la connaissance des programmes, la capacité à « construire une séquence pédagogique », un entretien éliminatoire teste la « motivation » des candidats et leur « aptitude à se projeter dans le métier de professeur au sein du service public de l’éducation ».

Les propositions fusent d’ailleurs pour supprimer définitivement les concours. Le Conseil supérieur des programmes recommande ainsi plusieurs scenarii, tel leur remplacement par une liste d’aptitude ou leur réduction à des épreuves orales. Le ministre Pap Ndiaye répète que les nouveaux enseignants ne resteront pas plus de dix ans dans la carrière, alors qu’on connaît le prix du ticket d’entrée dans ce métier et l’importance des besoins, peu compatible avec un tel turn-over.

Si l’objectif est de pallier la crise du recrutement, ces remèdes ne font qu’aggraver le mal, puisqu’ils partent d’un diagnostic erroné. Ce que les actuels étudiants rejettent en ne postulant plus, ce ne sont ni la rigidité du système, ni le métier enseignant traditionnel ni même le niveau d’exigence élevé. Ils fuient un métier dont les conditions de travail se dégradent profondément et qui n’est plus reconnu par la société, dont les attentes croissent paradoxalement. Ce que démontre un sondage commandité par la Cour des Comptes à l’institut Ipsos, doté d’un échantillon représentatif de 2 000 étudiants.

76 % de l’échantillon n’a pas pour projet de devenir enseignant. La première raison précise citée pour l’expliquer (après « J’ai un autre projet professionnel ») est que ce métier n’est « pas suffisamment bien payé », avec 22 % de réponses. En fin de classement se situent les réponses portant sur la difficulté du concours (5 %) ou la longueur des études exigées (5 %). Même constat quand ce sous-échantillon est interrogé sur les motivations pour envisager une autre profession qu’enseignant. Les étudiants répondent que celle-ci offre « un salaire plus attractif » (35 % [1]), « de meilleures opportunités de carrière » (29 %), « de meilleures conditions de travail au quotidien » (19 %) et, enfin, « est socialement plus valorisée » (22 %). A nouveau, l’absence de concours n’est citée que par 8 % des sondés, en dernière position.

Enfin, une question s’adresse aux étudiants qui ne trouvent pas attractive la profession d’enseignant (52 % de l’échantillon). Le premier aspect qui rend l’enseignement répulsif est, sans surprise : « le niveau de salaire insuffisant » (60 %) ex aequo avec « les conditions de travail/difficultés au quotidien ». Suit « le manque de reconnaissance » (55 %). D’une manière cohérente, la fin de classement est occupée par l’idée que « le niveau de diplôme exigé » est trop élevé (19 %) et l’inquiétude sur le « concours à préparer et à passer » (15 %, dernier). Pourtant, la seule solution envisagée par la Cour des comptes est « de mettre en œuvre de façon ciblée des mesures et moyens financiers spécifiques » pour les disciplines et territoires en déficit, et de « recruter des enseignants sur des contrats de moyen terme ».

Plusieurs items montrent que la perte d’attractivité du métier enseignant ressort de considérations plus globales. La crise est profonde. Autrefois recrutés parmi les bons élèves des milieux populaires (pour les instituteurs) et des classes moyennes (pour les professeurs), les enseignants bénéficiaient d’une considération incontestée, même si leur rémunération suscitait déjà la critique. Dès 1978, un sondage Louis Harris attestait de la concurrence exercée par d’autres métiers à diplôme : 2 % seulement des enseignants estimaient que leur profession avait « le plus de prestige » contre 59 % pour médecin et 17 % chef d’entreprise. Dans le sondage Ipsos déjà cité, on précise que toutes les professions énumérées sont « d’un niveau d’études comparable », mais les étudiants ne considèrent pas qu’être professeur soit aussi prestigieux (dernier de la liste) qu’ingénieur ou architecte.

Sans faire rêver, le métier suscitait encore des vocations en nombre suffisant. En 2012, si la Cour des comptes s’inquiétait du rétrécissement du vivier causé par le passage au niveau master du recrutement, elle ne percevait pas la crise qui s’annonçait. Un sondage du ministère, réalisé par CSA, indiquait que 76 % des Français seraient fiers d’avoir un enfant enseignant. En 2016, dans un questionnaire réalisé par le Conseil national d’évaluation du système scolaire, seulement 7 % des étudiants évoquaient les salaires comme raison de non-choix du métier, seuls les candidats à l’enseignement émettaient nettement cette préoccupation. Le Conseil estimait que « le métier est considéré comme socialement valorisant, même pour les jeunes issus de milieux socialement favorisés ».

Depuis, la donne a été bouleversée par la prise de conscience du déclassement enseignant dans la société. Pire, le phénomène du « profbashing » est désormais intégré dans les représentations des potentiels enseignants : 26 % des étudiants sondés par Ipsos qui ne trouvent pas le métier attractif citent « l’image véhiculée par les médias et l’opinion publique sur les enseignants ».

On ne peut exclure que le bilan catastrophique de la réforme de la formation professionnelle n’ait également rebuté les candidats potentiels. On exige de nombreux stagiaires qu’ils assurent des cours tout en passant leur master et leur concours la même année ! L’année suivante, ils assurent un temps plein. Pour mesurer la dévalorisation du métier, il faut se référer à la formation des années 1990-2000 : après une année consacrée à la préparation du concours (souvent obtenu après plusieurs essais), les nouveaux enseignants disposaient d’un an pour acquérir les gestes professionnels et une posture adaptée, avec une formation professionnelle et un tiers-temps en établissement.

La combinaison de tous ces éléments, leur cumul sur de nombreuses années produisent des effets délétères. Le temps est sans doute révolu durant lequel les meilleurs étudiants se battaient pour rentrer dans l’éducation nationale. Ceux-ci se détournent d’un métier mal payé, de plus en plus difficile et qui perd ses atouts (statut de fonctionnaire, autonomie professionnelle, stabilité etc.). Or la seule perspective des politiques éducatives consiste à y répondre par une dérégulation décuplée, qui aggrave les difficultés, notamment parce qu’elle est répulsive pour les potentiels enseignants. Du fait de ce cercle vicieux, on peut craindre qu’un point de non-retour n’ait été atteint.

 

[1] Total supérieur à 100, car trois réponses étaient possibles.

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