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Table ronde. Autonomie des établissements scolaires, justice et efficacité : regards de syndicalistes français, Frédérique Rolet (SNES-FSU) et Philippe Tournier (SNPDEN-UNSA)

 

Education et sociétés, 2018, n° 41, 93-103

Débat entre les responsables des deux principaux acteurs syndicaux du second degré, organisé par Jean-Louis Derouet et Laurent Frajerman pour  le XXe anniversaire de la revue Education et Sociétés, qui en publie une version synthétique. Version longue, publiée initialement sur le site de l'Institut de recherches de la FSU :

Comment les principaux syndicats de professeurs et de chefs d’établissement appréhendent-ils le sujet sensible de l’autonomie des établissements ? Que choisir entre justice et efficacité ? Sont-ils condamnés au conflit ? Quelle analyse du new public management ?

revue Education & Sociétés, couverture

[Jean-Louis Derouet] : J’ai demandé à Laurent Frajerman de provoquer cette rencontre pour le 20e anniversaire d’Éducation et sociétés, revue de l’IFE. Parmi les questions qui ont traversé ces années et qui restent d’actualité, celle de l’autonomie des établissements est centrale. Quel sens politique lui donner ? L’autonomie des établissements, en France en tout cas, est née à gauche, avec le gouvernement Savary, l’idée des projets d’établissements, etc. Mais elle n’a jamais fait l’unanimité à gauche ni à droite d’ailleurs. Aujourd’hui beaucoup de voix, y compris des enquêtes internationales importantes, insistent sur les risques de dérives marchandes. Il nous a semblé intéressant de confronter la littérature scientifique sur le sujet au point de vue d’acteurs sociaux, des syndicalistes dans votre cas.

[Laurent Frajerman] : Cette question est inscrite au cœur des enjeux éducatifs aujourd’hui, notamment depuis la dernière élection. Le SNES-FSU et le SNPDEN-UNSA représentent les deux forces majeures dans les lycées et les collèges, et se situent donc au cœur de ces enjeux. Vos deux organisations, issues de la FEN, ont un passé commun, et en même temps représentent des intérêts divergents, ceux des chefs d’établissements et des enseignants. Comment vous situez-vous par rapport au débat sur la notion d’autonomie des établissements : êtes-vous plus du côté décentralisation ou plus du côté du refus d’une dérive marchande ?

[Frédérique Rolet] : Le concept d’autonomie est même antérieur aux lois de décentralisation de 1982 ou 1983 : on parle de l’autonomie des lycées déjà au début du XXe siècle...

[Jean-Louis Derouet] : Absolument ! Ribot écrit : « Tous les lycées ne sont pas à latitude de la rue Grenelle. »

[Frédérique Rolet] : Donc si c’est la gauche qui l’a introduite, c’est lié essentiellement à la question de l’équilibre entre les compétences de l’État et celles des collectivités, à la décentralisation ; mais ce n’est pas un marqueur de gauche en soi. Je trouve que c’est un mot extrêmement galvaudé, on lui fait à peu près tout dire, on la transforme en clé d’une série de problèmes éducatifs, comme si tout reposait sur cette notion. Tout dépend donc de ce qu’on entend par « autonomie ». Si c’est l’autonomie professionnelle des équipes qui doit être développée par la formation des enseignants, c’est-à-dire pour le SNES permettre à chaque membre de l’équipe éducative de construire avec d’autres des pratiques les plus efficaces, dans le cadre des objectifs nationaux et d’un certain nombre de règles nationales, c’est oui ! Si c’est l’idée de déréglementer, que chaque établissement construise, en fonction des publics qu’il accueille et de la représentation qu’il en a, ses propres objectifs et son offre de formation, pour nous évidemment cela contribue à renforcer les inégalités.

[Philippe Tournier] : Le mot « autonomie » est extrêmement ambigu, parce qu’il y aurait les autonomies positives, celle des équipes, des élèves, mais aussi les autonomies négatives, celle du chef d’établissement par exemple. Pourquoi les unes et pas les autres ? En ce qui concerne le SNPDEN, nous préférons le mot de « responsabilité » ; l’idée qu’il y a des responsabilités plus efficacement assurées à certains niveaux qu’à d’autres. Nous ne partageons pas l’idée d’une autonomie qui consisterait à tout confier aux établissements, pour qu’ils se débrouillent et que les meilleurs l’emportent. Nous n’avons d’ailleurs jamais dit que l’autonomie était la solution parfaite qui allait figer dans le marbre le système éducatif. À certains moments historiques, il faut plus confier de responsabilités au local et à d’autres, il faut le mouvement inverse. L’histoire des idées montre ce mouvement d’allers et de retours. Dans notre pays quand même, la règle a été que les responsabilités soient exercées d’abord et avant tout au plus haut niveau, pour des raisons historiques et culturelles qui marquent si profondément la société que la simple idée que des acteurs locaux pourraient mieux répondre à des questions prosaïquement locales est quelque chose qui a beaucoup de difficultés à apparaître. Tout de suite on dit : « Ah oui, mais ce sera inégalitaire ! »


Le débat sur l’autonomie n’est pas un débat sur l’égalité à l’origine, mais un débat sur l’efficacité. La gauche met en avant l’autonomie sous les années Savary au nom de cette efficacité ; quand elle veut parler d’égalité, elle crée les ZEP. L’autonomie n’est pas une réponse directe à la question de l’égalité, car ce que ce n’est pas son objectif. En revanche, les partisans actuels de l’autonomie pensent qu’une école plus efficace a de fortes probabilités d’être plus égalitaire qu’une école peu efficace.

[Jean-Louis Derouet] : L’autonomie avait quand même aussi pour but de rapprocher l’offre d’éducation des élèves tels qu’ils sont ; l’idée du projet d’établissement était qu’au-delà des objectifs nationaux, il existe des méthodes plus appropriées à tel public qu’à tel autre. On pourrait donc trouver une parenté entre les ZEP et l’autonomie des établissements, avec ce principe emprunté à la tradition anglo-saxonne : l’égalité ne consiste pas à donner la même chose à tout le monde, mais à donner à chacun ce dont il a besoin. Ce qui peut aboutir à une idée effectivement très ambiguë : l’inégalité juste.

[Philippe Tournier]  : Le fait que les ZEP et l’autonomie des établissements aient lieu historiquement à la même étape n’est pas le fruit du hasard, elles relèvent du même climat idéologique, les ZEP représentent également une révolution culturelle considérable ! C’est la première fois qu’on dit que pour être égal il faut donner plus à certains et moins à d’autres, ce qui aujourd’hui nous paraît absolument banal, mais qui était alors en contradiction radicale de la tradition égalitaire. L’autonomie apparaît dans le même ensemble de démarches, mais son objectif est l’efficacité ; et l’égalité est presque un effet collatéral de l’efficacité.


L’objet premier de l’école n’est pas l’égalité, mais la formation des élèves, d’abord et avant tout ! En revanche, la façon dont on organise cette instruction et cette éducation est plus ou moins égalitaire. L’égalité est un but politique général, non un but spécifique à l’institution scolaire, pas plus qu’à la santé ou aux transports. En revanche, ces secteurs sont entraînés dans la problématique de l’égalité du fait de leur fonctionnement.

[Laurent Frajerman] : Pensez-vous qu’une plus grande autonomie des établissements, augmenterait l’efficacité de ceux-ci ? Toutes choses égales par ailleurs ?

[Frédérique Rolet]  : Là encore des moyens suffisants sont une condition nécessaire. Prendre les élèves tels qu’ils sont, ça a été formalisé à travers la loi Jospin d’orientation, mais c’est de toute façon vrai dans tous les établissements... Si la distance entre la culture scolaire et les cultures familiales est plus ou moins grande selon les publics accueillis, c’est un impératif pour tout enseignant de regarder d’où partent les élèves et d’essayer de les faire entrer dans des apprentissages, des savoirs complexes. C’était normalement le but de la formation des enseignants, à travers l’idée de mieux montrer les pratiques efficaces, de mieux croiser un certain nombre d’expériences, pour faire en sorte qu’on accroisse les performances des élèves. Mais cet aspect touche à « l’autonomie professionnelle », et je ne pense pas qu’il relève d’une autonomie de l’établissement au sens d’un projet d’établissement qui lui donnerait toute latitude pour concevoir des objectifs différents, des horaires différents, je ne sais quoi d’autre... On mélange un peu les deux : les expériences dans les pays où l’autonomie est allée le plus loin, notamment la Suède dans les années 1990, aboutissent vingt ans après à une remise en question, parce que ces pays ont des enseignants moins bien formés, mais aussi des performances des élèves qui ont beaucoup décliné. On se rend donc compte qu’en l’absence non seulement d’objectifs nationaux, mais aussi d’un certain nombre de cadres nationaux qui traduisent ces objectifs (programmes, horaires, etc.), on peut au contraire être non seulement plus inégalitaire, mais aussi plus inefficace, pour reprendre les termes de Philippe.

[Jean-Louis Derouet] : Avec juste une petite nuance par rapport à ce que vous venez de dire, mais qui n’enlève rien à votre argument : si on prend l’exemple de la Suède ou de certains états aux États-Unis, il ne s’agit plus de l’autonomie des établissements, mais de ce qu’on appelle les « chart of school » [peu sûr, à contrôler], c’est-à-dire à l’intérieur du service public, avec les deniers publics, des écoles qui se dotent d’un projet en grande partie différent, privé. Ce qui ne correspond pas tout à fait à l’autonomie des établissements dont on débat en France...

[Frédérique Rolet] : C’est toute la difficulté de la définition de l’autonomie. On pourrait parler des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne, où on a d’autres systèmes...

[Philippe Tournier]  : Je pense qu’il y a un consensus : l’idée qu’on donnerait des ressources à des établissements qui feraient ce qu’ils veulent et qu’on fermerait en cas d’échec — je caricature — ne donnerait d’évidence aucun résultat. Dans ce cadre-là de toute façon tout le monde finit par rechercher la même chose, c’est-à-dire des élèves motivés et d’un bon niveau, les enseignants recherchent des établissements plutôt dans le centre qu’à la périphérie...

[Frédérique Rolet] : Les notions de concurrence et de sélectivité sont stériles.

[Philippe Tournier] : À la fin tout le monde recherche les meilleurs élèves qui existent déjà, les meilleurs enseignants qui existent déjà, et on ne crée aucune valeur ajoutée. D’un autre côté, on sait qu’un système totalement normé ne crée pas l’égalité non plus ; ni réellement l’efficacité. Regardons notre propre exemple ; un système où les normes structurantes restent fondamentalement nationales, et à la fin un régime plus inégalitaire que les autres. Pour des raisons qui ne relèvent pas forcément directement de l’école, mais il n’empêche que c’est quand même le résultat. Le fait que tout soit normé n’assure pas non plus l’égalité. On peut le concevoir pour une idée simple : si les élèves ont des niveaux initiaux différents et qu’on leur fait faire la même chose (par exemple trois heures de français et quatre heures de maths), à l’arrivée y aura forcément au mieux le même différentiel, au pire, on l’aura éventuellement amplifié.


Et puis on a un système ambigu parce qu’il est hyper normé, mais à la fin, tout le monde fait ce qu’il veut, sans contrôle. On le sait tous : « moi j’ai Monsieur X en maths, c’est un prof super, et puis moi j’ai Madame Y qui est dépressive, qui est pas là un jour sur deux et le jour où elle est là elle m’interroge sur les cours qu’elle n’a jamais fait ». En tant qu’élève, même si mon établissement n’est pas autonome, je ne suis pas dans une situation d’égalité. Donc l’autonomie et la régulation des acteurs pour qu’elle ne débouche pas sur une inégalité ne questionne pas que l’autonomie des établissements, mais l’ensemble du fonctionnement du système.


Globalement, le système est paralysé, le ministère confie des responsabilités aux établissements et aux collectivités, et immédiatement le regrette et crée le contre-feu ! Le décalage est étonnant entre le discours officiel sur l’autonomie comme une valeur positive et ce florilège de normes, de prescriptions... Le système considère cela comme une menace, et cherche à survivre sous une forme ou sous une autre. Par exemple, avec la réforme des collèges, les conseils d’administration organisent les enseignements de l’établissement : très bien, sauf qu’après arrive une circulaire de dix pages pour nous expliquer en quoi consiste exactement la liberté d’action du dit conseil d’administration. Idem pour les enseignants, il est frappant de constater sur les quinze ans qui viennent de s’écouler qu’on est de plus en plus normatif sur leur enseignement. Ces comportements sont le contraire du discours général tenu sur le fait que les acteurs devraient être plus autonomes dans leurs actions. Dans notre idée, l’autonomie n’est pas que celle de l’établissement, auquel cas les gens vivraient dans la servitude dans un établissement autonome... C’est un état d’esprit général. C’est pour cette raison que nous préférons le mot de responsabilité : à un moment donné, il y a des gens qui sont mieux placés que d’autres pour prendre les bonnes décisions pour les actions d’éducation vis-à-vis des élèves.

[Frédérique Rolet]  : Pour reprendre ce qui est dit, mais pas tout à fait dans le même sens, on est depuis plusieurs années dans un mouvement paradoxal qui consiste à dire qu’il faut accroître l’autonomie au sens où c’est dans l’établissement que se prendront les décisions, et en même temps on n’a jamais été aussi prescriptif envers les enseignants. Si je reprends l’histoire de la réforme du collège, le Ministère explique qu’il s’agit de donner une liberté aux équipes de pratiquer l’interdisciplinarité, d’avoir des collectifs de travail plus importants, etc., et en même temps il leur dit en complète contradiction avec l’idée d’expertise, d’autonomie professionnelle des équipes : « Il y aura deux EPI en 5e, deux EPI en 4e, deux EPI en 3e, avec huit thématiques imposées, etc. » Ce mouvement pose problème depuis plusieurs années. Ces évolutions ont perturbé les équilibres qui ont été construits au moment de la création des EPLE en 1985. Nous subissons les effets du new public management dans cette idée qu’il faut des indicateurs...

[Philippe Tournier]  : Lors de la réforme du collège, finalement l’autonomie des établissements a plus protégé les personnels que les textes de la DGESCO. Dans les ¾ des collèges d’après notre enquête, il s’est trouvé un point de compromis local, la réforme étant appliquée de manière plus ou moins distanciée. Nous avons toujours plaidé en ce sens, et finalement grâce à l’autonomie des établissements, un certain nombre de mesures qui avaient été dénoncées ne se sont pas traduites par ce que craignaient les personnels.


La caractéristique des EPLE, qui d’ailleurs crée souvent une tension entre les personnels de direction et les autorités de l’État, est que le personnel à la tête d’un établissement se situe dans une proximité considérable par rapport à son équipe. Vous ne pouvez pas dire à des gens que vous fréquentez tous les jours : « C’est blanc, puis non maintenant c’est noir ! ». Le malaise autour de la réforme du collège venait aussi du fait que tout le monde savait qu’il y aurait des élections en 2017 et qu’elles se traduiraient probablement par des réorientations. Dans tous les cas, lorsque des choses se mettent en œuvre, elles font l’objet d’un accord local. Ce n’est pas la même réalité d’essayer de persuader des gens — on sait que leur acquiescement est nécessaire pour la mise en œuvre — et de donner un ordre général, dont on suppose qu’il sera appliqué par des gens qu’on ne verra jamais.


Des situations troublées peuvent exister sur les 8 000 EPLE, c’est une évidence, mais enfin cela reste rare : on l’a vu pour la réforme du collège, avec très peu d’incidents dans la plupart des établissements, malgré un climat exceptionnellement conflictuel.

[Laurent Frajerman] : Évoquons le conseil pédagogique

[Frédérique Rolet] : Le SNES constate un manque de démocratie locale. Si on veut mieux répondre aux besoins des usagers, prendre en compte les besoins particuliers, il faut choisir le bon niveau de la prise de décision à un moment donné, notamment pour les décisions pédagogiques dans l’établissement. Les conseils pédagogiques ont suscité un débat très vif au SNES. L’idée était intéressante de disposer d’un endroit où soient prises des décisions pédagogiques, d’une structure qui ne soit pas le conseil d’administration, avec sa composition tripartite, mais qui permette véritablement de mobiliser les équipes à partir d’un diagnostic sur les méthodes à mettre en œuvre, les pratiques, les projets, etc. Mais finalement on se retrouve avec des instances où là aussi tout est très formalisé : le chef d’établissement décide de l’ordre du jour du conseil pédagogique, le préside, en nomme les membres, même si maintenant dans les quinze premiers jours de la rentrée nous avons en principe l’occasion de faire des propositions... Ce formalisme ne garantit pas l’expression de la démocratie locale. On a voulu aller trop vite et de façon trop prescriptive encore une fois. On a eu ce débat avec le SNPDEN : le principe d’une présidence par le chef d’établissement a tout de suite bloqué le processus.


Je pense qu’on a raté l’occasion d’une discussion de fond sur ce que devait être ce lieu, comment faire pour associer l’ensemble des personnels d’un établissement, en différenciant les sujets parce que les enjeux diffèrent pour les CPE, les AED, les profs, etc. Comment faire pour que dans l’établissement les personnels s’emparent véritablement d’un certain nombre de questions qui débordent les sujets traditionnels, comme les devoirs communs et les sorties. La discussion porte rarement sur ce qui marche ou pas dans l’établissement, le bilan de tel ou tel projet, etc. Cela provient des insuffisances de la formation des enseignants et d’une méfiance suscitée justement par les dérives, les velléités de mise en concurrence, d’individualisation... Lors de l’installation du conseil pédagogique, les personnels ont exprimé très fortement la crainte que ce soit l’amorce d’une hiérarchie intermédiaire. Le SNES refuse que des collègues ne soient plus vraiment des pairs, mais des intermédiaires entre le chef d’établissement et les enseignants, avec ce que ça pourrait leur donner comme pouvoir, ou en tout cas semblant de pouvoir.

[Philippe Tournier]  : Le chef d’établissement doit passer par l’accord d’un certain nombre d’instances, il ne décide pas tout seul, mais on peut effectivement s’interroger sur leur fonctionnement très inégal d’un établissement à l’autre. Mais il est normal que le chef d’établissement préside le conseil pédagogique qui est quand même un lieu central, en revanche le SNPDEN a toujours été favorable à l’idée d’un vice-président enseignant, ce qui a fait l’objet de discussions inabouties. C’est vrai que c’est une longue suite d’occasions ratées, pas forcément du fait d’ailleurs des organisations syndicales. Le pouvoir politique était à la fois très volontariste et très vague, c’est-à-dire il fallait absolument mettre en place les conseils pédagogiques, mais en fait on laissait un peu les établissements...

[Frédérique Rolet]  : Oui, le pouvoir ne va jamais jusqu’au bout des implications...

[Philippe Tournier]  : après on laisse les gens se débrouiller, alors c’est peut-être ça finalement l’autonomie à la française... Donc les gens se sont débrouillés.
Les réformes du lycée puis du collège ont été décisives, il a fallu discuter de l’utilisation des nouvelles marges, même si une partie d’entre elles n’étaient que des illusions d’optique, mais en tous cas définir des priorités. Il y avait tout d’un coup des choses à discuter, il est clair qu’aujourd’hui les disciplines veillent à être présentes au conseil pédagogique, notamment des disciplines qui se sentent marginalisées... Chacun a bien compris qu’un consensus au conseil pédagogique, c’est de fait une décision, car à l’étape du conseil d’administration on ne reviendra pas dessus. Donc c’est effectivement devenu un lieu de pouvoir dans les établissements, d’un type différent du CA et qui très objectivement n’a pas débouché sur la garde prétorienne du chef d’établissement. Ce n’est pas ce qui s’est passé dans la pratique. D’ailleurs le B-A-BA du management incitait à ce que les enseignants réticents soient dedans plutôt que dehors.


C’est vrai qu’il a été relativement formalisé, sans demander d’avis ni aux uns ni aux autres, on a ainsi découvert l’histoire des 15 jours pour faire des propositions sur le CP… Si on appliquait tout à la lettre, on ne fonctionnerait jamais. Effectivement ça aurait pu être organisé de manière plus souple, bien que dans certains établissements, le conseil pédagogique constitue de fait une AG des personnels, d’autres, notamment les plus grands établissements, ont des modalités complexes... Mais c’est un organisme qui a fini par trouver sa place parce qu’il a trouvé son objet, la discussion sur la répartition de la part locale de la dotation horaire. Il y aura sans doute des contre-exemples, mais globalement les craintes sur la concurrence entre les disciplines se sont révélées infondées. C’est un lieu de régulation sur des sujets potentiellement conflictuels, mais qui finalement ne le sont que rarement devenus.

[Frédérique Rolet] : On part du même constat, mais pas forcément de la même analyse. La fonction du conseil pédagogique devrait être de regarder comment les enseignants vont ensemble déterminer les pratiques plus efficaces pour leur établissement. Je trouve que c’est justement biaisé par l’enjeu de la répartition de la dotation. Le prof d’Allemand ou le prof de Lettres classiques participent maintenant au conseil pédagogique parce que le devenir de leur discipline n’est plus inscrit forcément dans la grille. De ce fait, les discussions portent souvent sur une somme d’intérêts particuliers plutôt que sur l’intérêt général, avec des impératifs de gestion plus que des impératifs pédagogiques — qui va faire l’AP, l’EMC, etc. — en fonction de la ressource enseignante.


Le SNES a toujours promu des grilles nationales obligatoires qui comprennent les horaires des disciplines et les dédoublements. Il n’est jamais évident de déterminer les disciplines nécessitant des dédoublements obligatoires : par exemple, en collège cela touchait les sciences et vies de la Terre et la technologie en 6e. Le bon sens veut qu’on ne fasse pas travailler trente élèves dans des salles équipées avec vingt-cinq paillasses ou ordinateurs... Même raisonnement en langue vivante, on reproche aux élèves français leur insuffisance communicationnelle, c’est un peu compliqué de les faire parler en classe entière ! Or la réforme du collège avait supprimé ce seul dédoublement obligatoire. Heureusement, la circulaire d’application comprend une phrase un peu alambiquée indiquant qu’il faut privilégier pour les heures laissées à la disposition de l’établissement les dédoublements les disciplines scientifiques expérimentales et les langues vivantes. Le SNPDEN a estimé que c’était faire rentrer par la fenêtre ce qui était sorti par la porte, mais cela représentait pour le SNES l’aveu que c’était indispensable, et qu’on aurait mieux fait de le garder dans les grilles. L’idée pour nous serait de donner à l’établissement une dotation supplémentaire modulée selon les types d’établissements, parce qu’on ne va pas donner la même dotation à un établissement concentrant beaucoup de difficultés et à un lycée du centre parisien. Cela permettrait d’établir de vrais choix pédagogiques sur l’utilisation de cette dotation supplémentaire, une fois le bien commun assuré à travers les grilles nationales.

[Laurent Frajerman]  : Que pensez-vous de la lettre de mission ? Secrète en plus...

[Frédérique Rolet]  : Nous regrettons que les chefs d’établissements aient une lettre de mission qui reste secrète et qui d’une certaine manière les assujettit, puisqu’il leur faut rendre compte, à travers une batterie d’indicateurs. L’injonction à la performance conduit de fait à une normalisation des comportements, c’est ce que dit Philippe par exemple sur le fait de chercher les meilleurs élèves, les tentatives d’augmenter artificiellement le taux de réussite aux examens... Ces astuces ont pour but de présenter une façade efficace, même si elle cache des failles extrêmement importantes, ce qui nous semble dangereux.

[Philippe Tournier] : En tous les cas, le SNPDEN demande à nos collègues de ne pas signer de lettre de mission avec des indicateurs. On a toujours eu une position très claire, les indicateurs c’est pour le projet d’établissement, pas pour les missions que l’on confie à quelqu’un, faute de quoi effectivement elle est biaisée vis-à-vis des autres… En plus si les indicateurs consistent dans l’augmentation du taux de passage, on peut toujours y arriver sans aucun progrès du système. On n’est pas obligé de répéter le plan soviétique maintenant... En effet, nous maîtrisons l’essentiel des données de ces fameux indicateurs.

[Laurent Frajerman]  : Vous voulez dire que le chef peut les modifier à sa guise ?

[Philippe Tournier] : Il peut, comme le dit à juste titre Frédérique, totalement pervertir le fonctionnement de son établissement en voulant poursuivre un certain nombre de données chiffrées, dont on sait qu’elles ne seront qu’une illusion. Ce n’est pas l’objet de la lettre de mission : l’État nomme quelqu’un à la tête d’un établissement public et lui confie des missions. Il est rarissime aujourd’hui que la lettre comprenne des indicateurs chiffrés, même si une mode, inspirée par le new public management aujourd’hui un peu désuet, laissait penser que des indicateurs statistiques allaient régler le problème. L’expérience des pays qui se sont engagés pleinement dans ces pratiques atteste qu’elles n’accouchent pas de grand-chose.

[Jean-Louis Derouet]  : Sans trahir des secrets d’État, mais à partir de l’observatoire que vous représentez, ces lettres de mission sont-elles très différentes selon l’établissement ?

[Philippe Tournier] : Dans un très grand nombre de cas, ce sont les intéressés qui écrivent les principaux éléments de la lettre. Car la caractéristique de notre système, c’est un ratio encadreurs/encadrés très faible. On parle de new public management, avec un encadrant pour 150 encadrés. Du fait de ces obstacles physiques, particulièrement avérés dans les grandes académies, vous seriez affreusement déçus par ces lettres. [rires] !


Beaucoup d’entre elles sont très formelles, un peu vides : vous nommez quelqu’un à la tête d’un collège lambda, vous souhaitez que ça se passe aussi bien que possible, c’est tout. En revanche, lorsque la situation est très conflictuelle, qu’un établissement connaît une crise majeure, il est normal de donner à son nouveau chef une feuille de route avec comme priorité de ramener la sérénité dans l’établissement : « Vous faites comme vous voulez, mais d’abord vous ramenez le calme ! » Ce qui est une lettre de mission tout à fait compréhensible, estimable.

[Laurent Frajerman] : Que pensez-vous du rôle des usagers et aussi du territoire dans lequel s’inscrit l’EPLE ?

[Philippe Tournier]  : Indéniablement les établissements sont inscrits dans un territoire qui influe sur leur fonctionnement, c’est une réalité que chacun peut voir dans la vie quotidienne, au sein de sa carrière : on n’est pas partout tout à fait dans le même système éducatif. L’intérêt des autorités locales pour la question de l’éducation est aussi une réalité, certes variable selon les endroits. Aujourd’hui, très clairement, elles ne se contentent plus de payer les factures de travaux. Même si cela constitue une pression, il n’y a rien de choquant à ce qu’un maire s’inquiète, c’est plutôt à son honneur d’ailleurs, que les résultats d’un collège ne soient pas ce qu’on pourrait attendre. J’ajouterais que comme pour d’autres exemples, l’État lance un processus en donnant l’impression qu’il ne sait pas très bien où il veut en venir. Avec le processus de décentralisation, on a confié des responsabilités aux collectivités qui les exercent et se voient accusées d’interventionnisme, d’intrusion, alors qu’elles ne font finalement que s’acquitter du rôle qu’on leur a donné. Une ambiguïté traverse notre système éducatif, dont l’autonomie est une sorte de sous-produit : où veut en venir l’État en décentralisant phase par phase ? Quel est le but ultime de ce processus ? On a plutôt l’impression que les hasards de la conjoncture politique finissent par construire un équilibre du système, avec des sources de déséquilibres : sur l’enseignement professionnel, sur les revendications plus ou moins clairement affichées des collectivités d’une présence encore accrue dans l’école.


Sur les usagers, les élèves et les parents, je vais dire des choses très réactionnaires : il y a des professionnels aussi ! Je conteste cette idée que tout le monde aurait son mot à dire sur tout, car elle ne donne pas de véritables résultats. Enseigner est un métier, tout le monde ne peut pas l’exercer, organiser un établissement est un métier aussi. Les usagers nous confient leurs enfants dont la destinée dans une société comme la nôtre est en grande partie liée à ce qui se passe à l’école, et à ce titre ils ont un droit moral. Mais quand ils vont à l’hôpital, on ne leur demande pas de participer à la fixation du protocole de soin ! On se conduit vis-à-vis de l’école comme si ce n’était pas un lieu de professionnels.


[Jean-Louis Derouet]  : Reconnaître le malade comme une personne a été une grande revendication...

[Philippe Tournier]  : On reconnaît l’élève comme une personne, pour être dans le parallèle exact ! Je suis frappé par le fait que tout le monde s’estime aujourd’hui en droit d’avoir un avis, y compris pour dire : « C’est pas comme ça qu’il faut faire ! Il faut organiser autrement les interrogations ! Mme X elle fait trop d’interrogation, M. Y il en fait pas assez, etc. ! » S’il y a des personnels qui ne font pas tout à fait ce qu’ils devraient faire, et si la volonté des usagers de s’exprimer est naturelle, on assiste toutefois dans la société française à une négation du caractère professionnel de l’école. C’est peut-être dû au fait que quand il y a des difficultés concernant les personnels enseignants ou de direction, ce qui existe dans tous les métiers d’ailleurs, l’institution scolaire elle-même n’est pas au top de la gestion de ces situations ! Quand vous avez des gens que d’évidence on ne devrait plus mettre devant des élèves, la seule réponse est : « Il lui reste combien d’années avant la retraite ? Écoutez, évitez de le mettre devant une classe à examen. » Ils voient pourtant défiler dans la semaine 200 élèves, qu’on met au solde des aléas, de la destinée. Aujourd’hui on ne sait pas traiter ces personnels, et de ce fait on préfère être dans le déni. Ce qui alimente chez les usagers l’idée qu’ils ne sont pas face à un service de qualité ; parce qu’une grande partie de leurs revendications sont liées aux sentiments de défiance, d’arbitraire, qui pour une part constituent aussi des réalités. Le SNPDEN considère qu’existe un besoin de clarification, pour que l’institution soit plus efficace, avec des lieux de responsabilités mieux définis, pour que les gens sachent à qui s’adresser et qu’on traite les questions qui les intéressent, grosso modo de ressources humaines.

[Frédérique Rolet] : Il faut regarder d’où parlent les parents. Ils ont forcément un point de vue particulier, alors que celui de l’équipe de l’établissement exprime en principe l’intérêt général, la nécessité de trouver des équilibres... Par exemple, pour la constitution des classes, si on écoutait certains parents, on mettrait leur enfant dans des classes avec des condisciples dont ils considèrent qu’ils sont les meilleurs, alors qu’on sait les bienfaits de l’hétérogénéité par rapport à l’homogénéité. Logiquement, des tensions se manifestent, du fait de la charge affective vis-à-vis de l’ambition de faire réussir son enfant. Évidemment, nous constatons l’existence de pressions plus ou moins grandes, qui ont été un petit peu accentuées avec les espaces numériques de travail. Quelquefois des parents nous demandent de rendre compte de notre travail. Contrairement à ce que permettent les réunions parents-profs, ces demandes ne peuvent pas être replacées dans un contexte et obtenir une réponse circonstanciée. Parmi les besoins, voire les exigences des usagers auxquels il faut répondre, j’ajouterai ce qui concerne la vie scolaire, sur laquelle l’Éducation nationale manque d’exemplarité. Des cas de harcèlement se sont terminés de façon dramatique sans une réponse suffisante « de l’Institution », terme qui englobe aussi les enseignants. Quand il y a du racket dans certains établissements, les réactions ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux. Enfin existent les besoins particuliers d’un certain nombre d’élèves, avec la demande légitime des parents : « Mon enfant présente un handicap, il doit pouvoir vivre véritablement une scolarité au milieu d’autres... » L’Éducation nationale ne s’en donne pas vraiment les moyens, créant une situation d’inclusion-exclusion, parce que mettre ces élèves dans des classes très chargées, cela relève plus de la malveillance que d’une inclusion réussie. Autant je trouve légitime ces besoins, ces demandes des parents, autant nous assistons à ce que tu décris, c’est-à-dire la négation de la professionnalité, de l’expertise des enseignants et la volonté de se prononcer sur les méthodes d’évaluation, le nombre de devoirs faits, voire les contenus de la séquence, etc.

[Jean-Louis Derouet] : En France la demande des familles de choix de l’établissement vous paraît-elle un vrai problème ? Comment voyez-vous les contournements de la carte scolaire ?

[Frédérique Rolet] : Quand je parlais des déséquilibres croissants, les tensions autour de la carte scolaire sont un bon exemple. On a laissé croire aux parents que chacun pouvait avoir le libre choix de l’établissement, en masquant l’évidente réalité : du fait des capacités d’accueil limitées, les familles qui connaissent le mieux le système utilisent les stratégies les plus efficaces pour obtenir l’établissement de leur choix. Cela a suscité la protestation légitime de certains parents lorsque leur enfant se retrouve dans un établissement qui concentre 80 % d’élèves issus des CSP défavorisées.
On constate effectivement un rôle de plus en plus prégnant des collectivités, qui ne s’occupent plus seulement des dotations en matériel. Sur ce plan déjà, les politiques locales ont produit des inégalités : les collectivités n’ont pas du tout abondé au même niveau les crédits pour les manuels scolaires ; de même sur l’informatique, entre celles qui offrent des tablettes à tous les élèves et les autres... La volonté d’intervenir au-delà de leurs compétences légales sur les aspects pédagogiques, par exemple sur l’accompagnement éducatif, a produit des politiques représentant un certain intérêt et d’autres beaucoup moins. D’autant que ces politiques sont rarement pensées en harmonie avec les personnels de l’éducation et leurs missions. Quant à la volonté des régions de récupérer l’ensemble de la formation professionnelle, non plus seulement continue, mais aussi initiale, elle pose évidemment des questions sur la nature de la culture professionnelle, des apports en termes de savoirs professionnels, mais aussi de savoirs généraux, permettant aux élèves d’évoluer. Or, les régions développent trop souvent une vision adéquationniste.

[Philippe Tournier]  : En toile de fond se trouve la perte totale de confiance de nombre d’usagers dans l’institution scolaire et leur recherche d’une protection de leur enfant. Comme le disait Frédérique, c’est compréhensible. Najat Vallaud-Belkacem avait déclaré que c’est une tragédie d’intimer aux gens de choisir entre être de bons parents et de bons citoyens. La plupart d’entre eux choisissent d’être de bons parents ; ce qui est plutôt rassurant ! Le problème est accentué fortement dans les zones urbaines en forte transformation, comme le nord-est de Paris et sa banlieue proche. La reconquête urbaine produit des tensions maximales. Nous avait fait une enquête en 2011 après les mesures dites « d’assouplissement » de la carte scolaire qui a démontré la diffusion de l’inquiétude et donc de comportements d’évitement dans des secteurs plutôt préservés. Nos collègues les plus déstabilisés dirigeaient des collèges dans des villes moyennes, dans des endroits normalement mixtes, car les populations se re-répartissaient, les gens se disaient : « Si on m’a dit qu’il fallait que je choisisse, c’est donc qu’il y en a un qui est meilleur que l’autre ! »

[Frédérique Rolet]  : Oui, cela a provoqué des effets pervers...

[Philippe Tournier] : On est toujours focalisé sur Henry IV opposé à Paul Eluard, or les enjeux ne se situent pas là ! En réalité le choix sera entre Monet et Rodin [lycées du 13e arrondissement de Paris, où se situe l’entretien NDLR]. Les gens finissent par avoir eu raison de ne pas vouloir aller dans cet établissement moyen, car ces flux dégradent réellement la situation. Nous avions fortement soutenu, la démarche d’isoler 70 territoires présentant des situations réglables, sans se focaliser sur les cas extrêmes, les situations hyper dégradées ou hormis fermer il n’y a peut-être plus grand-chose à faire. Cette démarche concernait des situations moyennes dans lesquelles le processus est en train de s’installer, parfois pour des raisons futiles, mais rapidement irréversibles. Il faut travailler sérieusement sur du micro, faire preuve d’imagination. Par exemple les micro-secteurs de collège en zone urbaine sont une catastrophe ! Le collège est totalement scotché au hasard de l’évolution immobilière de son secteur de recrutement, plus les secteurs sont amples, plus on peut amortir les effets, si tant est qu’on ait envie de le faire.


Il faut laisser une partie de choix parce que la société ne peut plus entendre aujourd’hui un autre discours. On ne peut pas non plus demander à l’école de traiter seule des questions extrêmes de dégradation urbaine.

[Jean-Louis Derouet]  : La carte scolaire fonctionne si l’habitat du quartier est mixte ! Autrement...

[Frédérique Rolet]  : Certains établissements doivent fermer ou être déplacés parce que de toute façon c’est impossible de penser y injecter un peu de mixité sociale. Choukri Ben Ayed a beaucoup travaillé ces questions. Sur la reconstruction à la périphérie — pas très loin parce qu’on ne va pas non plus faire du busing, emmener les élèves — effectivement il faut découper des zones plus larges, à cheval sur plusieurs quartiers. Un vrai discours politique s’impose aussi pour montrer que l’égalité est un atout. Enfin, l’allocation différenciée des moyens manque de finesse : en ce moment, on est en REP ou en REP+, point…

[Philippe Tournier] : La définition purement territoriale des difficultés scolaires provient originellement de la politique de la ville...

[Frédérique Rolet] : Le classement de nombreux lycées provient aussi de la politique de la ville !

[Philippe Tournier] : C’est vrai. Vincent Peillon à un moment avait évoqué une autre modalité de répartition, si je puis dire « à l’élève », et pas avec ces effets terribles de seuil ! On est ou on n’est pas dedans, avec des différences de moyens non négligeables... De nombreux élèves en REP+ sont plus favorisés que ceux qui n’y sont pas du tout.

[Laurent Frajerman] : L’établissement doit-il être un lieu pédagogique — on a beaucoup parlé d’effet établissement — et les chefs d’établissement doivent-ils jouer un rôle pédagogique ?

[Frédérique Rolet]  : Le chef d’établissement a comme mission d’impulser la réflexion pédagogique dans l’établissement, mais surtout pour moi d’assurer la cohésion des équipes, de créer une dynamique collective dans un établissement, tout en laissant les gens faire leur travail. Il ne s’agit pas d’imposer des méthodes, par exemple pour l’évaluation des élèves – le SNES combat quelques dérives en ce moment dans les collèges —, mais plutôt d’assurer ce travail collectif autour du projet d’établissement, de repérer les points à améliorer, la vie scolaire, l’inclusion... Il faut respecter cet équilibre fragile, tenir les enseignants comme des experts en les laissant travailler, au sens où c’est à eux de choisir les pratiques les plus efficaces pour faire rentrer leurs élèves dans les apprentissages.

[Philippe Tournier] : Alors je vais peut-être surprendre, parce que je ne vais pas dire des choses très différentes. Diriger un établissement d’enseignement c’est tout d’abord diriger un établissement d’enseignement. Il faut rappeler cet aspect majeur, et que la caractéristique du travail des enseignants est d’être un travail de cadre. Ils ne sont pas des producteurs directs, leurs résultats sont médiatisés par d’autres, en l’occurrence les élèves. Cela suppose, le SNPDEN ne l’a jamais contesté, une large autonomie professionnelle. Prendre une classe en charge, ce n’est pas vendre des fenêtres en faisant du démarchage par téléphone, où là on peut dire « Vous n’en avez pas vendu assez »... S’occuper d’une classe comporte des dimensions affectives, demande de la réactivité. Il faut donc laisser une assez grande liberté d’action aux acteurs et notamment à ceux qui vont se retrouver concrètement avec les élèves. Le rôle du chef d’établissement dans notre idée n’est pas du tout de dire... : « Vous, vous devriez faire ça, et vous ça, et vous ça sera comme ça, etc. », ça n’a jamais été notre position...


L’entretien professionnel lors du rendez-vous de carrière est une réforme positive, susceptible de modifier les pratiques. Le SNPDEN a toujours regretté qu’il ne commence pas clairement par une auto-évaluation : on aurait traité les enseignants comme des cadres et non pas comme des élèves. Je pense que ça finira par se faire de cette manière parce que la plupart d’entre eux acceptent volontiers cette pratique.


Le rôle du chef d’établissement consiste à impulser une cohérence globale. Enseigner reste fondamentalement un acte individuel, y compris en termes de responsabilité. Le professeur prend ses classes en charge et se préoccupe principalement des élèves, du programme, etc. Il ne se projettera pas dans le collectif à tout moment. La direction de l’établissement doit synthétiser les démarches individuelles dans une démarche collective qui elle-même finit par être intériorisée par chacun des acteurs. L’autonomie est un état d’esprit qui a priori fait confiance aux acteurs ; ce qui n’est pas la caractéristique de notre système. Aujourd’hui, on laisse de l’autonomie aux gens parce qu’on n’arrive pas à les contrôler, en réalité. L’institution se dit que ça finira par se réguler, et que si ça ne va pas, les enseignants feront grève ou les élèves manifesteront. On l’a vu pour la réforme du collège, certains DASEN ont dit : « Je vais vérifier personnellement que vous n’avez pas de manière détournée réinstallé des classes bilangues, etc., et que les EPI sont bien là. » Or les autorités sont incapables de connaître la réalité lors de la remontée des états VS…

[Frédérique Rolet] : Sur l’équilibre entre respect de l’expertise professionnelle, autonomie professionnelle des enseignants et dynamique collective, il faut signaler des contre-exemples. Le SNES avait obtenu que les collègues en REP+ aient environ une heure ou deux en moins à faire devant élèves, pour libérer du temps pour leurs autres tâches : se concerter, rencontrer l’assistante sociale… Or dans quelques établissements, les principaux ont voulu standardiser complètement le système en organisant des réunions hebdomadaires et obligatoires, sur des thèmes de discussion imposés. Un établissement ne fonctionne pas ainsi, certaines semaines sont relativement tranquilles alors que d’autres sont marquées par une crise dans une classe, des incidents, ou encore des réunions urgentes de l’équipe éducative, etc. Le ministère se méfie trop pour laisser les enseignants faire leur travail. Son obsession du contrôle est d’autant plus contre-productive que celui-ci est inefficace. Il est pourtant aisé de constater sur le terrain ce qui marche ou pas, et d’initier une démarche qui consisterait à évaluer les réunions et les dispositifs avec les équipes. Le rôle pédagogique du chef d’établissement ne doit pas le transformer en contrôleur et prescripteur de la relation aux élèves.

[Jean-Louis Derouet]  : « Gouvernance » et « leadership » : que vous inspirent ces termes ?

[Philippe Tournier] : Le management est inévitable dès l’instant où on se trouve en charge d’un groupe à conduire, le professeur dans sa classe fait du management d’une certaine façon. L’école se vit comme assiégée, comme une espèce de contre-société, qui du coup bannirait ces concepts. On ne veut pas parler de gouvernance alors que notre système porte la marque d’un autoritarisme dégradé, on ne veut pas parler de « management » et de ce fait on ne traite pas des questions comme celle des personnels en difficulté. Nous n’avons jamais eu pour position d’importer toutes les lubies du new public management, surtout que des expériences à l’étranger ne sont pas concluantes, mais d’autres le sont, des systèmes font mieux que nous. Il faut s’interroger sur la façon dont l’établissement est dirigé, sur les rapports entre enseignants, leur participation à la vie de l’établissement, la prise en compte des aspirations des usagers… Aujourd’hui les usagers sont intégrés uniquement par le biais très formel d’élections de représentants. Le pompon étant les Conseils de la Vie Lycéenne ! Ils fonctionnent depuis bientôt vingt ans sans faire progresser la participation des élèves à la vie de l’établissement, mais on continue joyeusement, en mobilisant les équipes... Ça ne marche pas parce qu’on s’interdit de nombreuses pratiques issues de la société et donc forcément suspectes. Ce rejet d’un certain nombre de mots constitue une posture de rejet de l’extérieur.

[Frédérique Rolet] : Cela ne se résume pas à une posture. Les services publics ont tellement été confrontés à l’importation des modèles de gouvernance du privé, avec indicateurs de performance, mesure de l’activité, etc. Or leurs objectifs ne sont pas la rentabilité, parce qu’autrement des établissements obtiendraient des bénéfices sur le choix du public. Notre métier traite de l’humain, avec de nombreux critères et facteurs à prendre en compte, d’autant que les élèves sont tous différents. Les enseignants ont trop entendu de discours sur la nécessité de rationaliser leur travail, de le rendre plus efficace, non dans le sens d’une augmentation des performances des élèves et de leur entrée dans les savoirs, mais dans celui d’une augmentation du taux X et de l’indicateur Y.

[Philippe Tournier]  : Une démarche de Vincent Peillon était soutenue par le SNPDEN : quel que soit l’endroit où se trouve l’usager, le service public assurera une qualité. Malheureusement cette idée intéressante n’a pas été suffisamment travaillée, alors qu’elle pouvait contribuer à combattre la défiance. Quand on interroge les gens, ils ne s’intéressent pas aux résultats des établissements, mais leurs attentes concernent les fréquentations, la présence des enseignants, la réputation, etc. Ces questions portent beaucoup plus sur la qualité que sur la performance.

[Frédérique Rolet]  : Quand on regarde la lecture qui est faite par certains du classement des lycées, même si en principe il comporte la valeur ajoutée, certains médias en profitent néanmoins pour retenir un classement brut dans lequel le privé se retrouve en tête, dans une logique concurrentielle et individualiste bien éloignée des objectifs de l’Éducation nationale.

[Laurent Frajerman] : L’établissement peut-il devenir un lieu d’apprentissage de la citoyenneté ?

[Frédérique Rolet]  : Il n’existe pas forcément une corrélation entre l’établissement et l’apprentissage de la citoyenneté, qui est une préoccupation constante de tous les personnels qui travaillent avec des jeunes, et ce dans chaque discipline. Nous devons faire intégrer aux élèves les règles minimales du vivre ensemble, en partageant un certain nombre de principes, de valeurs. Ce travail est complexifié par l’inégalité structurelle de la relation entre les enseignants et les élèves, entre adultes et mineurs. Il ne s’agit pas d’un dialogue entre pairs, mais d’une situation dans laquelle les missions de l’enseignant supposent qu’il respecte des règles, des prescriptions, et aussi que les élèves acceptent une hiérarchie.

[Jean-Louis Derouet]  : Une situation de citoyens aspirants [tous amusés].

[Frédérique Rolet]  : Oui ce sont des citoyens en devenir, donc nous ne sommes pas dans une relation d’égalité réelle. L’apprentissage de la citoyenneté repose donc sur une théorie et une pratique : donner des droits aux élèves, leur apprendre ces droits et l’équilibre avec leurs devoirs et enfin rendre effectifs leurs droits, ce qui est le plus délicat comme le montre l’exemple des conseils de vie lycéenne ou collégienne... Quel est le rôle des délégués à un conseil de classe ? Ne relève-t-il pas plus du côté formel que d’un droit effectif ? Nous éprouvons beaucoup de difficulté à leur faire comprendre qu’ils sont à la fois les porte-parole d’un collectif, de leurs condisciples, et en même temps dans cette relation hiérarchique avec le chef d’établissement, l’équipe éducative, etc. Le vivre ensemble est une préoccupation constante des personnels d’un établissement, qu’ils travaillent à travers les programmes disciplinaires et grâce à l’action de la vie scolaire.

[Philippe Tournier]  : Sur la citoyenneté effective des élèves, on a progressé de manière significative, même si on est tombé par ailleurs dans des excès juridiques, par exemple sur les sanctions. D’abord et avant tout acte éducatif, elles se sont transformées en un processus très formel, peut-être inévitable, mais mal compris par les intéressés, et par une partie des personnels. Pour la formation à la citoyenneté, on a importé le modèle parlementaire, ce qui aboutit à l’illusion d’égalité, et à une tension. La démocratie lycéenne, j’avoue que je ne sais pas très bien ce que ça veut dire, ce qu’on désigne. On induit chez les élèves que ce serait la démocratie, donc on élit des représentants et puis : « Mme X, je ne suis pas d’accord avec l’interro que vous avez donnée, et on est tous égaux et justifiez-moi pourquoi... »

[Frédérique Rolet] : Oui, un modèle factice de la cité...

[Philippe Tournier]  : Voilà ! On est dans une forme très française, trop ambitieuse, abstraite de la citoyenneté, et du coup difficile à percevoir par une grande partie des élèves, sans parler des collégiens dans les CVC... La forme de citoyenneté la plus simple réside dans la classe, car c’est le lieu d’existence de l’élève, de relations sociales, et non l’établissement. Nous regrettons beaucoup l’évolution générale qui a été d’affaiblir constamment les délégués de classe, jusqu’à leur retirer la possibilité d’être élus au CA. Aujourd’hui il existe une compétition sur le pouvoir de représentation entre les délégués de classe et les élus au CVL ; et la politique nationale, notamment parce qu’il existe un CNVL, a été de renforcer constamment la filière CVL, d’une manière très artificielle. Globalement, cela ne correspond à aucune réalité, les CPE vont chercher les candidats dans beaucoup d’endroits... En revanche, la participation et la citoyenneté ont une chair réelle lorsque le délégué de classe demande à Mme X de décaler son évaluation d’une semaine. Il apprend le dialogue social de proximité, comment s’exprimer au conseil de classe d’une manière qui soit audible. C’est une formation concrète à la citoyenneté. Sous prétexte que ça n’est pas très noble, on le vide de toute légitimité au profit d’un édifice qui intéresse éventuellement quelques élèves de terminale ES…

[Frédérique Rolet]  : Le premier apprentissage de la citoyenneté, c’est de combattre les discriminations dont certains sont victimes. On a des élèves qui expriment très bien cet état de fait quand ils disent : « Nous, ça n’est pas le même collège que... » Ils ont intégré ce sentiment d’être des élèves de seconde zone dans des établissements de seconde zone, et de ce fait le discours sur la citoyenneté, l’égalité des droits, les principes de la République française et autres belles choses, leur semble en décalage complet de leur vécu quotidien.

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