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Photo de l'article sur le déclassement enseignant sur le site de la revue "Sciences Humaines"

Déclassés, les profs ? Ils sont nombreux, en tout cas, à exprimer un sentiment de malaise. Alors qu’il leur échoit une immense responsabilité civique, ils se sentent insuffisamment valorisés et reconnus par la société. Leur vie, leur métier ne font plus rêver, ce dont témoigne la perte d’attractivité du métier d’enseignant. En 2020, les concours d’enseignement du second degré enregistrait une baisse de 10 % des inscriptions, cette chute concrétisant le sentiment d’un métier en perte de vitesse.

D’un point de vue prosaïque

Partons de l’indicateur le plus concret : le salaire. Les professeurs français figurent bien parmi les plus mal payés de l’OCDE. Et ce n’est pas parce qu’ils travailleraient moins que leurs voisins. Le salaire consacré à une heure de cours d’un enseignant doté de 15 ans d’ancienneté est 30 % plus faible que la moyenne de l’OCDE dans le premier degré, 21 % dans le second. Ce mode de calcul permet de neutraliser les différences de temps de travail selon les pays. Les professeurs allemands sont ainsi deux fois mieux payés que leurs homologues français. Et que dire de l’instituteur slovène, dont l’heure de cours reçoit une rémunération supérieure de 60 % à celle d’un français ? Cette dévalorisation relève d’une tendance de fond : entre 2000 et 2017, le salaire réel (c’est-à-dire à l’heure travaillée) des enseignants a augmenté partout, à l’exception de l’Angleterre, la France (- 10 %) et la Grèce.

Le déclin de la rémunération des enseignants peut se mesurer sous un autre angle, celui de leur positionnement dans la hiérarchie des fonctionnaires. En effet, chaque catégorie tient un bilan précis des avantages de la catégorie voisine. Les syndicats veillent à ce que toute avancée d’une catégorie se répercute sur les catégories équivalentes. Depuis le XXe siècle, les instituteurs se réfèrent aux capitaines, les professeurs certifiés aux lieutenants-colonels. Or, ceux-ci ont bénéficié d’un extraordinaire développement des primes, dont l’opacité a permis de contourner les parités. Les gendarmes bénéficient aujourd’hui de 174 indemnités… Ces primes représentent 53% du traitement de base des capitaines et lieutenants de police, contre 14 % pour les professeurs. Les professions régaliennes ne sont pas seules à être favorisées : l’écart se retrouve fidèlement avec tous les cadres de la fonction publique d’État : hors enseignants, le taux de primes en catégorie A varie de 48 % à 80 % (pour les hauts fonctionnaires).

Le malaise enseignant

Si l’on considère à présent le métier lui-même, il apparaît que les avantages relatifs des enseignants sont moins nets qu’il y a trente ans. En effet, les contraintes des différents métiers de la fonction publique se rapprochent. Les fameuses vacances des enseignants ? Elles ont certes une durée sans égale, mais une partie est consacrée au travail,  tandis que les autres fonctionnaires bénéficient désormais des 35 h. La liberté d’organiser son travail ? Eux, si attachés à leur liberté pédagogique, ont parfois le sentiment d’être considérés comme des exécutants, appliquant des méthodes standardisées. Et de subir une injonction contradictoire, puisque dans le nouveau modèle de professionnalité enseignante, ils sont jugés sur leurs projets innovants et sur leur capacité de communication, loin du cœur du métier. La charge de travail ? Elle est perçue comme de plus en plus lourde, en raison des contraintes administratives, du contrôle continu et des injonctions à la différenciation dans des classes lourdes et hétérogènes.

L’évolution des mentalités participe aussi de cette impression diffuse de déclassement. Nombre d’enseignants ressentent une délégitimation de leur expertise professionnelle. L’idée même de transmission, associée à l’asymétrie de la relation enseignante, perd du prestige face à celles de novation, de créativité et d’auto-apprentissage. Dans le même mouvement où la profession se convertissait aux vertus de la bienveillance envers les usagers, elle a du faire face à la suspicion et parfois à l’irrespect d’une société de plus en plus clientéliste à l’égard de l’école. Car il faut un responsable à l’échec scolaire, devenu inacceptable : et c’est souvent le professeur qui est pointé du doigt.

Enfin, les enseignants ont bel et bien vu leur influence sociale et politique se dégrader, ce dont témoigne leur effacement progressif des instances dirigeantes du pays (municipalités, régions, état…). Leur empire associatif (MGEN, Ligue de l’Enseignement…)  a perdu de sa centralité et s’est autonomisé. Les enseignants fournissaient des bataillons d’élus (particulièrement pour le Parti socialiste) ; ils dirigeaient les affaires scolaires, sociales et culturelles de nombreuses communes en tant qu’élus ; ils ont été remplacés par des professionnels de la politique. Leur statut de notable s’est également évanoui. Autrefois, les instituteurs servaient de médiateurs culturels dans les villages ; les professeurs étaient invités dans les cercles bourgeois de province. Dès 1978, un sondage indiquait qu’ils classaient leur profession comme nettement moins prestigieuse que médecin, chef d’entreprise ou ingénieur (Louis Harris).

Une image ambivalente

En dépit de ce climat, le statut social des enseignants ne s’est pas autant effondré qu’on le dit parfois. Car les Français sont plus ambivalents que les enseignants ne le pensent. 88 % des professeurs des écoles ont « le sentiment que le métier d’enseignant jouit » d’une mauvaise image, ce que 53 % seulement du grand public confirme (sondage Harris/SNUipp, 2014).  81 % des Français ont une image positive du métier d’enseignant et 76 % déclarent même qu’ils seraient fiers que leur enfant choisisse cette carrière (sondage CSA, 2012). Mais les y encourageraient-ils, alors qu’ils considèrent à 80 % que le métier est difficile (Opinionway, 2019) ?

Les Français sont conscients que les salaires des enseignants sont liés à leurs propres impôts. En 1988, 58 % déclaraient que « quelles que soient leurs conditions de travail, les enseignants n'ont pas à se plaindre parce qu'ils ont la sécurité de l'emploi », tout en étant 55 % à concéder que les avantages non salariaux ne compensent pas la faiblesse des rémunérations, « compte tenu de la fonction qu'ils occupent dans la société » (sondage CSA). La population ne perçoit guère la part invisible du travail des professeurs (préparation des cours, correction des copies, concertations diverses…). Il suffit qu’un sondage indique que les enseignants sont rémunérés « pour X heures devant les élèves par semaine », omettant le reste, pour que les Français les trouvent bien payés (Opinionway, 2019).

Pour conclure, les enseignants paraissent victimes d’une conjonction de facteurs.  Les professeurs du second degré ressentent particulièrement le déclassement en se comparant à leurs prédécesseurs.  Peut-on néanmoins comparer le monde d’hier à celui d’aujourd’hui ?  On comptait 5 000 agrégés à la Libération, dix fois moins qu’aujourd’hui, et il était plus facile de les rémunérer correctement. Plus globalement, le corps enseignant peine à parer les critiques, en raison de son relatif isolement social, attesté par une importante endogamie (20 % des profs dans le premier degré et 30 % dans le second vivent en couple avec un enseignant). La démocratisation du système scolaire ayant battu en brèche leur emprise sur les études supérieures, les profs se voient confrontés à une problématique commune à toutes les classes moyennes : le déclin du rendement des titres scolaires. Ils se voient concurrencés par de nouvelles catégories de diplômés, mieux rémunérés, davantage respectés, mais pas nécessairement plus utiles à la société. Enfin, on ne peut exclure un lien entre les processus de féminisation et de déclassement de la profession, même si celui-ci n'est pas automatique.

Bibliographie succincte

* Laurent Frajerman, Les frères ennemis. La Fédération de l’Education Nationale et son courant « unitaire » sous la IVe République. Paris, Syllepse, 2014.

* Gérard Aschieri, Gérard Grosse, S’appuyer sur le travail pour réformer : l’exemple des enseignants, Revue des conditions de travail, n°8, décembre 2018

* Note DEPP n°2019-M04DEPP, Les différentes mesures statistiques du salaire des enseignants du secteur public

* DGAFP, Rapport annuel de la fonction publique, 2018

 

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