Laurent Frajerman, "Refondation de l'école, la déception enseignante"
Année de la recherche en sciences de l’éducation, décembre 2017, p. 179-189
Il y a seulement cinq ans, un tournant progressiste de l’école était annoncé ubi et orbi par un ministre omniprésent dans les média. Au-delà du lyrisme auquel nous ont habitué les ministres de l’éducation nationale (qui se souvient que Luc Châtel avait annoncé une révolution de la personnalisation, succédant à l’œuvre de Jules Ferry et de Gaulle ?), Vincent Peillon avait bien suscité un espoir, grâce à sa longue préparation au poste, à sa méthode inédite associant tous les acteurs du système, à l’annonce de 60 000 créations de postes. 46 % des enseignants avaient voté pour François Hollande au premier tour et 80 % au second (sondage IFOP Le Monde, 2012). Le taux de grévistes reculait fortement. 45 % des professeurs de lycée et collège refusaient « de fragiliser le gouvernement en remettant en cause ses réformes » (sondage CSA/SNES, 2013). Comment expliquer alors la facilité avec laquelle l’actuel locataire de la rue de Grenelle efface les points saillants du quinquennat précédent en matière éducative ? Pire, revenir sur les réformes du collège et des rythmes scolaires représente pour lui le moyen d’engranger popularité et soutien pour ses projets, nettement plus libéraux au demeurant.
L’échec flagrant de ces deux réformes n’était pas écrit d’avance. Les enseignants et leurs organisations ont combattu nombre de réformes qu’ils se sont appropriées dans un second temps, jusqu’à les défendre lorsqu’elles étaient remises en cause. La raison importe peu dans le cadre de cet article : soit la réforme était mal comprise, soit l’action syndicale avait permis de l’améliorer, soit les effets pervers redoutés initialement ne s’étaient pas manifestés, ou enfin la force d’inertie du système avait neutralisé la réforme… Ce fait souligne juste que les réformes des rythmes et du collège ont au contraire connu une opposition croissante. Les enseignants n’ont d’ailleurs accordé en 2017 que 15 % de leurs suffrages à Benoît Hamon soutenu par les verts (sondage IFOP/SOS éducation). Un score divisé par trois ! Leur déception mérite donc réflexion. Nous analyserons d’abord la mise en œuvre de la Refondation, la profonde transformation qu’elle subit après le départ de Vincent Peillon, puis les obstacles de fond à une adhésion des enseignants au processus réformateur.
Une mise en œuvre délicate
Le quinquennat se divise clairement en deux périodes du point de vue éducatif, même si une cérémonie a voulu démontrer le contraire en mai 2016. Le départ prématuré de Vincent Peillon signifie son échec et provoque un changement de stratégie.
Ministère et syndicats : un duo désaccordé
Le Ministère (entendu comme le champ de la haute administration et du cabinet du ministre, dans des rapports de force mouvants) est toujours tenté par la mise à mort de la vieille cogestion avec les syndicats, typiques de l’éducation nationale et d’autres secteurs comme l’agriculture (Frajerman, 2014). Constatons que les deux réformes rejetées par les syndicats concernés au conseil supérieur de l’éducation ont suscité des mouvements sociaux puissants et une impopularité croissante (1). L’accord des syndicats est une condition nécessaire mais non suffisante pour espérer l’adhésion des enseignants à ses projets. Les dirigeants des grands syndicats (essentiellement UNSA éducation et FSU, et aussi SGEN CFDT et FO) ont d’abord été sensibles à la promesse d’une politique ambitieuse et progressiste, qui rompe avec l’austérité et le libéralisme conservateur des années Sarkozy. Ils avaient préparé la nouvelle politique en amont avec Vincent Peillon et son conseiller, Bruno Julliard, qu’ils connaissent bien depuis ses fonctions à l’UNEF.
En 2012, la priorité au premier degré ne pouvait que sonner agréablement aux oreilles des professeurs des écoles, qui l’ont traduite automatiquement en priorité en leur faveur. La direction du SNUipp espérait beaucoup du nouveau pouvoir. Vincent Peillon avait le sentiment qu’il pouvait compter sur le soutien du syndicat majoritaire pour mettre en place rapidement une première réforme, sur les rythmes scolaires, qui s’appuyait sur un consensus assez large. Il ignorait la culture Unité & Action, faite de volontarisme dans l’action et de souplesse idéologique, qui amène quelquefois à consulter les personnels. Or la satisfaction des revendications catégorielles ayant été reportée, aucune compensation à l’allongement de la présence au travail n’a été accordée. L’incompréhension grandissante entre le ministre et le syndicat n’aida pas à trouver les gestes nécessaires pour apaiser le mécontentement grandissant des enseignants. Leur mobilisation en 2013 a paralysé la volonté de changement (Frajerman, 2017).
Du côté du second degré, la volonté de concertation, le parcours professionnel du ministre (certifié puis agrégé de philosophie) rassurait ceux des PLC qui considéraient leur identité professionnelle menacée. Le SNES avait obtenu de Vincent Peillon un assouplissement de la logique du socle commun. Pour lui, l’enjeu n’est pas sémantique (l’ajout du terme culture à « socle commun de connaissances et de compétences ») mais bien stratégique : le collège n’est pas arrimé au premier degré, l’enseignement par compétence ne supplante pas l’enseignement des connaissances, disciplinaire. Ce compromis a d’ailleurs suscité l’hostilité résolue du SGEN-CFDT et du SE UNSA, qui ne se résignaient pas à voir leurs conceptions mal défendues par un gouvernement socialiste. La persistance des clivages syndicaux contraria donc le projet de Refondation. Il faut dire aussi que de grandes ambitions dans le domaine éducatif s’accordent mal avec de faibles moyens financiers.
Encadré 1 : Le « décret de 50 » : leçons d’une réforme réussie
Vincent Peillon a pourtant su s’attaquer à un totem enseignant, sans provoquer de mobilisation. Il a remplacé le fameux « décret de 50 » pour rationaliser la gestion des obligations de service des professeurs de lycée et collège. Certes, la mesure est limitée, puisqu’il a renoncé à son objectif de renforcer le contrôle des enseignants et d’étendre le nombre de missions que leur hiérarchie peut clairement exiger d’eux. C’était la condition pour obtenir l’abstention bienveillante du SNES, le syndicat majoritaire, qui poursuivait deux objectifs :
- éliminer les inégalités générées par des curiosités telle que l’heure de cabinet (prévue pour ranger les cartes des professeurs d’Histoire-Géographie) ; inclure des disciplines créées après 1950 (certains chefs d’établissements se servaient de ce vide juridique contre les professeurs de Sciences Economiques et Sociales notamment) ;
- préparer le retour prévisible de la droite, en négociant avec un ministre à l’écoute un changement statutaire qui n’augmente pas la charge de travail, qui n’inclue pas de missions obligatoires nouvelles. Le but étant de retirer à la droite l’argument du « statut qui n’a pas changé depuis 70 ans »
Le SNES a payé son attitude constructive aux élections professionnelles, car 71 % des enseignants s’estimaient mal informés sur un projet que 54 % rejetaient par mesure de précaution (sondage SNES-CSA, 2014). Le syndicat n’a pas réussi à expliquer sa position, mais les inquiétudes sont désormais dissipées. A mon sens, cette réforme délicate a réussi parce qu’elle a été pilotée dans le dialogue social et restreinte à des objectifs réalistes.
La deuxième période : Benoît Hamon / Najat Vallaud Belkacem
L’arrivée de Benoît Hamon et surtout de Najat Vallaud Belkacem a changé la donne. Ils se sont attelés à solder le contentieux avec les professeurs des écoles en aménageant la réforme des rythmes et en leur accordant une revalorisation non négligeable. Mais les nouveaux ministres ont ouvert un second front, dans le second degré. En s’appuyant sur des syndicats nettement minoritaires dans le secteur, en opposant camp de la réforme et camp du refus, ils ont remis le SNALC et FO dans le jeu et durci le climat. Une des explications réside dans leur faible connaissance des dossiers éducatifs qui les a rendu dépendants de leur haute administration et des organisations situées dans la sphère du PS (UNSA et Ligue de l’Enseignement notamment).
Najat Vallaud Belkacem a ainsi refusé tout dialogue social dans le second degré, lors de la réforme du collège. Alors qu’habituellement, les équilibres sont trouvés lors des discussions préalables, la rapidité d’élaboration du projet l’a contrainte à l’amender ultérieurement, publiquement, sur des aspects importants tels que l’existence des classes bilangues et du latin. Elle n’est pas parvenue à gommer une image qui a provoqué d’innombrables joutes intellectuelles.
Les enseignants ont été moins sensibles à ce débat rituel qu’à un problème pratico-pratique : le rôle joué par ces enseignements – pourtant élitistes - dans la mixité sociale des établissements difficiles. Loin d’être l’apanage des beaux quartiers, ils servent aussi à retenir les élèves des classes moyennes, sans obligatoirement aboutir à des classes de niveau. Cela soulève un débat passionnant pour les sciences de l’éducation : comment concrètement combattre les inégalités sociales à l’école ? L’uniformité ne fonctionne pas, on le sait depuis « les héritiers », mais la ségrégation a des effets encore plus redoutables.
Ce cas montre une certaine méconnaissance par le Ministère du terrain, des efforts d’adaptation des acteurs locaux. D’abord, celui-ci assimilait le latin à un outil de sélection, ce qu’il était incontestablement jusque dans les années 1960, lorsqu’il a été remplacé par les mathématiques (Frajerman, 2007). Bien sûr, si la fonction sociale de l’enseignement du latin a changé, il reste à appréhender son utilité scolaire, mais les caricatures n’y aident pas. Ensuite, le Ministère ne connaissait que les classes bilangues des établissements de centre-ville, et pensait effectuer un acte de justice sociale en les supprimant. Notons que celles de Paris ont finalement toutes été préservées, alors que 40 % de celles de l’académie de Créteil ont disparu. Les familles aisées savent se faire entendre. Enfin, l’enseignement privé, qui a réussi l’exploit de fournir le modèle de gouvernance de la réforme et de profiter de l’opposition qu’elle a suscité. D’un côté, le secrétaire général adjoint de l’enseignement catholique assurait un soutien sans faille : « Elle fait l’unanimité dans nos rangs, car elle correspond à ce que nous revendiquons depuis des années : laisser plus d’autonomie aux chefs d’établissement. Cette réforme, on va l’appliquer, et avec enthousiasme ! » (2) De l’autre, de nombreux établissements privés ont basé avec succès leur publicité sur la non application de la réforme.
Encadré 2 : Une communication qui stimule le sentiment de mépris et catalyse le mécontentement.
On sait avec Axel Honneth (2006) l’importance des éléments symboliques dans les mobilisations sociales, le risque qu’une attitude jugée méprisante fait courir au pouvoir. Or, la communication ministérielle a pris de plus en plus nettement ce tournant, creusant le fossé avec les enseignants. Ainsi, les déclarations de NVB sur l'ennui des élèves ne pouvaient que les braquer. Prenons l’exemple d’un dessin publié sur Tweeter par le service d’information de Matignon :
Ce dessin ne pouvait qu’être contreproductif. Qui pouvait sérieusement croire au miracle de la multiplication des cours en effectifs réduits, si contraire à l'expérience quotidienne ? Après une confuse bataille de chiffres entre tenants et adversaires de la réforme, les enseignants ont d’ailleurs pu vérifier la dissolution des promesses officielles dans la réalité comptable.
Surtout, il jette clairement l'opprobre sur les professeurs de latin (déjà accusés par la ministre de ne faire que des déclinaisons), et réactive l’opposition éculée entre cours traditionnels ennuyants et animations ludiques.
Les obstacles structurels
La déception suscitée par la Refondation s’explique tout autant par ce contexte politico-institutionnel que par l’incapacité à soigner le malaise enseignant.
Le repli enseignant
Les recherches montrent une tendance au repli du monde enseignant sur lui-même : endogamie (Farges, 2011), habitation loin des établissements scolaires et donc des familles, chute du militantisme dans la société (aussi bien politique que dans l’éducation populaire) et corrélativement baisse de leur influence (de moins en moins d’enseignants dans les associations périscolaires ou comme élus). La profession, fragilisée par sa moindre prise sur le monde extérieur manifeste une grande sensibilité. Le sentiment d’être incompris se répand. Ainsi, les enseignants souffrent tellement de leur mauvaise image qu’ils l’exagèrent systématiquement.
La Refondation s’est heurtée à une contradiction supplémentaire. D’un côté, les enseignants dénoncent l’accumulation des réformes et font état d’un besoin de sens pour justifier de nouveaux changements. De l’autre, moins politisés que les générations précédentes, ils ne s’inscrivent plus dans les grands récits, les affrontements idéologiques sur l’école. Le pragmatisme est le maître mot. Ils ont donc été peu réceptifs au discours généreux de la Refondation et se sont concentrés sur les réformes concrètes. Les corps intermédiaires (associations pédagogiques, syndicats…) comme les chercheurs n’échappent pas à la suspicion. On les écoute, on les érige en porteurs d’une parole qui se cherche, mais on ne leur donne aucun blanc-seing.
Un métier en souffrance
Interrogés sur le bonheur au travail, les enseignants figurent en haut des palmarès. Alors que les résultats sont catastrophiques lorsqu’on les sonde sur l’état de l’école, leur rapport à l’administration de Grenelle. La dépression, la méfiance, touche une profession entière ! Les tentatives pour introduire les méthodes du Nouveau Management Public ont manifestement joué. Les pressions hiérarchiques se sont accentués depuis les années 2000 avec pour conséquence une intensification du travail. Le contexte de forte dégradation des conditions de travail a considérablement entravé la Refondation. D’autant que, si des postes ont été créés, ils ne compensaient ni la hausse démographique ni l’hémorragie provoquée par l’équipe Sarkozy (moins 80 000 enseignants). Autant dire que les enseignants n’en ont guère ressenti les effets.
Illustrons le décalage très vif entre le sommet et la base de l’éducation nationale avec l’exemple des programmes par cycles. Cette innovation s’appuie sur une réflexion poussée, l’idée de sortir de programmes jugés parcellaires et trop ambitieux pour aller vers une logique curriculaire, espérée plus cohérente et explicitant mieux les attendus (Gauthier, 2014). Le Conseil Supérieur des Programmes a donc rédigé des programmes ne fonctionnant pas par année et anticipant la fusion entre premier et second degré (le cycle 3 est à cheval entre l’école élémentaire et le collège, alors que ces enseignants ne se rencontrent guère et sont les uns polyvalents et les autres spécialisés par discipline). Un seul détail a échappé au CSP et au Ministère : rien n’a changé dans ce qui structure l’exercice quotidien du métier. Les élèves changent toujours d’enseignants chaque année, les rapports entre les disciplines n’ont pas évolué, rien n’oblige les enseignants à coopérer entre eux pour planifier un parcours d’élèves sur trois ans (exercice difficile au demeurant). Les enseignants bricolent donc pour rester dans un cadre annuel, et rejettent ce qu’ils voient comme une nouvelle lubie du sommet.
Paradoxalement, avec l’inclusion et l’allongement de la scolarité, la forme scolaire traditionnelle, que beaucoup considèrent comme inadaptée aux évolutions du monde et de la technologie (Durpaire & Mabilon-Bonfils, 2014), n’a jamais concerné autant de jeunes. L’institution ne réussit pas à donner un sens positif aux mutations en cours, impactant l’identité professionnelle des enseignants. Comment leur enjoindre d’adopter des pratiques collaboratives, horizontales, en fonctionnant de manière si verticale ? Problème d’autant plus troublant qu’on observe une « résonance entre le registre modernisateur appliqué à l’administration et celui de la pédagogie » telle qu’elle est comprise par le Ministère (Aebischer, 2014). L’autonomie des établissements, renforcée par la réforme du collège, en représente un cas idéal typique.
Des évolutions lourdes et non maîtrisées par l’institution
Le malaise enseignant trouve en partie sa source dans une évolution impulsée depuis longtemps par la rue de Grenelle, et amplifiée à partir de Benoit Hamon. Un certain nombre de mesures concourt à modifier le climat dans les classes et à interroger le sens du travail réel des professeurs : l’inclusion, la suppression des notes pour éliminer toute sélection scolaire, l’interdiction du redoublement, la promotion d’une école bienveillante (ce qui en creux signifie le rejet de la discipline scolaire)... Toutes progressistes, justifiées par des études scientifiques, promues depuis longtemps par des militants pédagogiques, leur addition fait système et dessine un horizon problématique qu’il revient aux enseignants de gérer.
La suppression de toutes les barrières destinées à préserver le niveau aboutit au passage automatique de classe en classe. Ce qui enlève un argument de poids aux enseignants pour obtenir un minimum d’efforts des élèves, d’autant qu’ils sont de plus en plus dépourvus de moyens de sanction. Seul le levier de la conviction, de l’intérêt pour le savoir scolaire subsiste. La signification de la présence dans une classe se modifie donc : les élèves sont là parce qu’ils ont l’âge requis, quel que soit leur niveau et leur implication. Les cas les plus extrêmes peuvent désormais suivre une scolarité « normale » sans avoir appris leur métier d’élève, au contraire. Comment imaginer que des adolescents tolèrent passivement leur décalage avec l’offre d’enseignement, qu’il provienne de leur rejet des contraintes de la relation pédagogique collective ou de leur incompréhension totale du contenu des cours ? Comment transmettre le goût du travail dans ces conditions ? Certes, on pouvait espérer que les enseignants réussissent à gérer cette situation au moyen de méthodes pédagogiques plus modernes, mais force est de constater que ce n’est pas le cas au plan global. On songe alors au film d'Arthur Hiller (Ras les profs ! ou Teachers, USA, 1984), qui décrit un lycée dans lequel les professeurs ont abandonné l'idée d’enseigner à leurs cancres d’élèves et leurs délivrent néanmoins des diplômes pour satisfaire aux évaluations municipales, jusqu’à ce qu’un ancien élève illettré et néanmoins diplômé intente un procès.
Un résultat inquiétant de l’enquête PISA ne provoque curieusement guère de débat : la France est le pays où le climat de discipline est le plus dégradé au sein de l’OCDE, cet indice ayant chuté à partir de 2000, sous Claude Allègre. Je ne prétends pas en quelques lignes faire le tour du dilemme entre laxisme et autoritarisme. L’école de Jules Ferry – qu’on idéalise tant - s’autorisait à sélectionner dès l’entrée, sur la base de tests de QI. Les punitions corporelles, interdites, étaient pourtant encouragées par les familles. Aujourd’hui, le quotidien de nombre de classes est perturbé par quelques élèves, sans qu’on ne dispose de solution, puisque leur exclusion est désormais exceptionnelle. Bien rares sont les établissements qui instaurent une réflexion collective sur ces questions, la pédagogie institutionnelle est méconnue. Pour faire respecter le cadre éducatif, les personnels (enseignants, conseillers principaux d’éducation et chefs d’établissement, très mobilisés sur ces questions) sont dépourvus d’outils efficaces. Une société de plus en plus dure, inégalitaire, rêve d’un enseignement bienveillant sans s’en donner les moyens, matériels et organisationnels. Il serait temps de mettre en pratique le beau slogan du Cercle de Recherche et d'Action Pédagogiques (CRAP) : « changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société » !
Entre un système éducatif autoritaire, triant les élèves et sûr de sa légitimité et un système ouvert, flexible, bienveillant (et coûteux, si on en juge par le cas finlandais), la France est au milieu du gué. Et ses enseignants (du public, car dans le privé l’écrémage des élèves accentue la ségrégation et modifie la problématique) sont sommés de résoudre eux-mêmes ces contradictions en renouvelant leurs méthodes, sans appui institutionnel sérieux. Bien sûr, les décideurs proposent régulièrement de ressusciter la formation professionnelle, dans l’espoir un peu naïf d’enseigner les « bonnes pratiques » que les enseignants appliqueront avec zèle. L’Education Nationale dédaigne des méthodes d’accompagnement employées avec profit par d’autres métiers de la relation à autrui : groupes de parole, soutien personnalisé, supervision des pratiques par des intervenants extérieurs dont la posture valorise le non-jugement (et surtout pas par le supérieur hiérarchique !)… Comment s’étonner dans ces conditions que tant d’enseignants reproduisent des schémas élitistes, une nostalgie inutile ? Françoise Lantheaume en conclut que « le métier vit une crise d’adaptation. Les enseignants ont du mal à définir collectivement le projet qu’ils doivent porter. » (3)
Conclusion
« On voulait un ministre, on a eu un philosophe » lançait Sébastien Sihr, secrétaire général du SNUipp FSU (4). Confrontée à des défis redoutables, une ambition trop grande génère de la déception. Pour réussir, la Refondation devait unir les forces favorables à la démocratisation de l’école sur un projet nouveau et forgé en commun. Une impulsion ministérielle ne pouvait suffire, la Refondation devait aussi déclencher une dynamique d’engagement à la base, fédérer les énergies enseignantes dans une démarche bottom/up. Il eut fallu pour cela des moyens, essentiels pour recruter, compenser les efforts des personnels et pour les accompagner dans l’amélioration de leurs pratiques d’enseignement. Il eut fallu une relance du dialogue social, non seulement au sommet mais à tous les échelons. Il eut fallu se risquer sur le terrain du travail, pour co-construire de nouvelles régulations, un meilleur rapport aux usagers. Le départ de Vincent Peillon a montré la force des contradictions à l’œuvre et sonné le glas de cet espoir. La deuxième période du quinquennat a vu le triomphe d’une conception plus classique, celle d’un bloc réformateur qui cherche à vaincre les résistances d’un personnel jugé conservateur et corporatiste, dédaigneux de l’intérêt de l’enfant. Celle d’une alliance entre visées pédagogiques et managériales. Cette division, cette accentuation des clivages est pain bénit pour l’actuel ministre et ses projets libéraux-conservateurs.
1 La réforme du collège a été adoptée largement par le CSE, mais les syndicats hostiles représentaient 80 % des PLC. Celle des rythmes n’avait enregistré aucun vote favorable des syndicats de PE.
2 «On appliquera la réforme du collège dans le privé, bien sûr», interview de Claude Berruer par Marie Piquemal, Libération, 18 mai 2015
3 Mal-être des enseignants : « La profession a besoin de retrouver un sens collectif », interview par Charlotte Chabas, Le Monde, 4 septembre 2017.
4 « Le style « Peillon », un certain flou », Le Monde, 2 septembre 2013, Maryline Baumard.
Bibliographie
Aebischer, S. (2014). Une réforme sans expert ? L'exemple du Ministère Jospin (1988-1989). Carrefours de l'éducation, 37, 47-61.
Durpaire, F. & Mabilon-Bonfils, B. (2014), La fin de l'école. L'ère du savoir-relation. Paris : Presses universitaires de France.
Farges, G. (2011). Le statut social des enseignants français. Revue européenne des sciences sociales, 49-1.
Frajerman, L. (2007) La Fédération de l’Education Nationale face aux enjeux de l’école moyenne
sous la IV° République. Cartographie d’un débat. Revue française de pédagogie, 159, 69-79.
Frajerman, L. (2014). Entre collaboration et contrepouvoir : les syndicats enseignants et l’État (1945-1968). Histoire de l’éducation, 140-141, 73-91.
Frajerman, L. (2017). Comment les enseignants sont passés du soutien ambivalent au rejet de la réforme des rythmes, theconversation.com.
Gauthier, R.-F. (2014). Ce que l'école devrait enseigner. Pour une révolution de la politique scolaire en France. Paris : Dunod.
Honneth, A. (2006). La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique. Paris : La Découverte.