Tribune dans Libération, 11 septembre 2023
« Comment conserver l’unité syndicale du mouvement contre la réforme des retraites ? »
Pour se ressourcer, le syndicalisme a besoin de poursuivre le processus unitaire qui a eu lieu au printemps 2023 en lançant des priorités communes et des initiatives régulières, estime le sociologue Laurent Frajerman.
Le mouvement social sur les retraites a mis en lumière le syndicalisme, qui a démontré sa résilience grâce à l’existence et à la solidité de l’intersyndicale. Mais ce regain survivra-t-il à la reprise des affaires courantes ? La division syndicale a été poussée jusqu’à l’absurde, avec pas moins de cinq organisations représentatives dans le secteur privé et huit dans le secteur public, avec pour résultat un manque d’efficacité dans un contexte défavorable, voire périlleux.
Car le syndicalisme souffre d’un processus d’éloignement avec les salariés. Ainsi, durant la mobilisation, des dizaines de milliers de personnes ont adhéré, mais les effectifs syndicaux avaient baissé de 8 % entre 2013 et 2019 (soit un taux de syndicalisation global de 10,3 % selon la DARES), après une longue période de stabilité.
Les causes sont multiples, et concentrer les forces ne constitue pas un remède miracle. Néanmoins, après la démonstration du printemps dernier, un espoir s’est levé. L’intersyndicale a innové par sa méthode : volonté d’aboutir à des choix partagés, d’éviter les polémiques et de parler d’une seule voix sur les sujets essentiels tout en respectant la liberté de débat. L’impact sur la force de la mobilisation est une leçon à méditer. Les organisations peuvent-elles pour autant durablement dépasser leurs clivages dans une situation de concurrence généralisée ? Avec la diminution des cotisations, leurs ressources dépendent de plus en plus des échéances électorales, les contraignant à surjouer les désaccords.
Le syndicalisme oscille entre une culture conflictuelle, de contre-pouvoir et celle d’un groupe d’intérêt, dont le rôle de service para-public est de négocier le compromis social. Le champ syndical se divise en deux blocs, l’un, contestataire, emmené par la CGT et l’autre, modéré, par la CFDT ; chacun priorisant l’une de ces fonctions. Sur le plan électoral, la domination des syndicats modérés est sans appel. Dans les entreprises privées, CFDT, CGC, CFTC et UNSA recueillent 55 % des suffrages, FO, dont le positionnement varie selon les secteurs et le contexte, 15 %. Dans la fonction publique, les forces contestataires sont mieux implantées, la CGT reste première avec 21 % des voix, et peut compter sur l’apport de la FSU et Solidaires. En revanche, en termes de capacité de mobilisation, de nombre de militants, les syndicats contestataires surclassent les modérés. Leur rôle dans les vagues de grève leur permet de peser sur les orientations, comme pour le refus de la retraite à points en 2019. Toutefois, lors du mouvement du printemps 2023, les syndicats modérés ont réussi à faire descendre leurs adhérents dans la rue.
Ces dernières années, les deux blocs semblaient incapables de rompre avec une interaction délétère, qui polarisait le champ syndical et augmentait son impuissance. Du côté des modérés, le dialogue social sans rapport de forces les rendait dépendants du bon vouloir de leurs partenaires patronaux et étatiques. Par rapport aux autres syndicats, la CFDT a imposé son leadership en profitant du recul de la CGT. Mais, c’est un succès relatif, qui valide d’abord l’efficacité de son fonctionnement interne.
La stratégie du bloc contestataire était aussi en panne, les appels incantatoires à la lutte ne résolvant pas la difficulté à construire des actions avec les salariés. La CGT ne réussit pas à se restructurer. Elle a pour atout de peser nettement plus que les autres composantes de ce bloc, non représentatives dans le secteur privé : la FSU et SUD-Solidaires. Le bloc contestataire peut ainsi se regrouper plus facilement que celui des modérés.
L’unité d’action lors du mouvement est donc le produit de deux échecs stratégiques et d’une bataille défensive. Mais il ne faut pas sous-estimer la tentation de refermer la parenthèse en travaillant par bloc, même si les syndiqués convergent plus qu’auparavant, étant moins sensibles aux grands récits idéologiques.
Les émeutes ont mis en évidences d’autres fractures, certaines centrales intégrant des syndicats policiers influents quand d’autres dénoncent des violences systémiques. Plus globalement, si FO et la CGC se concentrent sur leur travail corporatif, la CFDT et la CGT travaillent avec des mouvements associatifs et écologistes, espérant renforcer leur attractivité. Toutefois, investir les thématiques sociétales représente un pari délicat, du fait de leur potentiel polémique. Pour le moment, nous assistons plus à une superposition partielle des luttes qu’à la convergence espérée.
Le pluralisme syndical est ancré dans l’histoire et la réalité sociale, les traditions propres à chaque structure s’étant cristallisées en autant de cultures militantes. Le regroupement organisationnel de tous les syndicats - l’unification - apparaît comme un mirage, dont rien ne prouve qu’il soit désirable. Néanmoins, les leaders syndicaux paraissent décidés à continuer sur la lancée du printemps, qui pour l’heure a profité à tous et a rapproché points de vue et pratiques, de la base au sommet.
Le syndicalisme a besoin pour se resourcer de poursuivre ce processus unitaire, en procédant par objectifs réalistes. La rationalisation du paysage syndical par des fusions ou des contrats d’alliance entre certaines organisations en est un, et cette perspective existe entre la CGT et la FSU. Un autre serait - à l’instar des confédérations italiennes entre 1972 et 1984 - la construction d’une structure souple offrant un cadre de discussion formalisé. En effet, s’ils veulent limiter la concurrence, les syndicats devront établir des priorités revendicatives communes et lancer des initiatives régulières, seules susceptibles de prolonger la dynamique.
Laurent Frajerman