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Tribune dans Le Monde, 14 novembre 2018

« Le phénomène #pasdevagues doit sa force à l’agrégation de colères hétérogènes »

Tribune de L. Frajerman dans Le Monde sur #pasdevague

La mobilisation sur le Web des enseignants révèle un phénomène invisibilisé : la France est l’un des pays dans lesquels les cours sont les plus perturbés. Tribune parue dans Le Monde.

La mobilisation sur le Web des enseignants révèle au grand jour un phénomène connu depuis longtemps mais ignoré, explique Laurent Frajerman, responsable de l’enquête Militens, dans une tribune au « Monde ».

Le phénomène #pasdevagues ré­vèle l'importance de la souffrance enseignante ordinaire, peu per­ceptible, notamment parce que les inté­ressés ne veulent pas toujours s'exposer au risque d'être stigmatisés. Or, dès 2009, l'enquête internationale PISA a mis en lumière le fait que la France est l'un des pays dans lesquels les cours sont les plus perturbés. Les résultats scolaires ont beau être lourdement affectés par ce climat détérioré, aucune politique con­séquente n'en a résulté, y compris avec le nouveau ministre de l'éducation natio­nale, M. Blanquer.

 

Ce mouvement rencontre un très fort écho chez les professeurs, même s'ils ne sont sans doute pas dupes des fausses informations charriées par les réseaux sociaux. Au-delà de la solidarité, beau­coup s'identifient à leur collègue de Cré­teil. Pas moins de 37% déclarent avoir fait l'objet d'« insultes ou de propos ca­lomnieux en face-à-face » de la part d'élè­ves ou de parents d'élèves, et cela lors d'une seule année (sondage IFOP 2014). La proportion est deux fois plus élevée que pour l'ensemble des autres profes­sions (enquête Cadre de vie et sécurité, Insee, 2014). Le discours antihiérarchique donne du sens à cette expérience. Le phénomène #Pasdevagues doit sa force à l'agrégation de colères hétérogè­nes. L'absence de programme précis et réaliste permet de dépasser les clivages du milieu. En effet, les enseignants sont divisés sur le renforcement des sanc­tions, et ceux qui s'expriment actuelle­ment ont un profil particulier. Il ne faut donc pas s'imaginer que ce cri génère un consensus. Mais beaucoup ressentent ce qui exaspère une minorité : la montée des exigences envers les professeurs, et l'intolérance aux difficultés d'enseigne­ment, qui s'exprime par les signale­ments croissants au rectorat de la part des parents.

 

Le positionnement à adopter envers les élèves suscite régulièrement des conflits de valeurs feutrés dans les salles de professeurs. Les récentes propositions de M. Blanquer sont donc loin de faire l'unanimité : la moitié des professeurs contestait en 2017 l'idée de «créer des établissements spécialisés pour les élèves perturbateurs » (sondage IFOP). En 2014, 51 % avaient « le sentiment de disposer de suffisamment de moyens réglementaires pour assurer» leur autorité et 44 % refusaient de légaliser le droit de donner des « lignes à copier à un élève en raison de son comportement» (sondage IFOP). L'opposition franche entre deux visions se conjugue à un autre phénomène : les enseignants vivent tous, à des degrés divers, une tension interne entre approche éducative et répressive. Connus pour leur libéralisme culturel, mais professionnels de la gestion de groupes, ils s'avèrent ambivalents sur l'autorité. Parmi les caractéristiques qui définissent un bon professeur, ils mettent le fait de «faire preuve d'autorité» en milieu de classement, loin derrière un rapport positif aux élèves et au savoir (questionnaire représentatif Militens, 1374 professeurs de collège et lycée, 2017). Comme l'écrit l'universitaire Bruno Robbes, l'enjeu est pour eux de relever le défi de « l'autorité éducative ». Ainsi, la présence de policiers ne répond pas à une demande enseignante, qui se focalise sur la gestion de classe. S'ils ne se convertissent pas à l'idéologie sécuritaire, les professeurs sont depuis longtemps sensibles aux discours nostalgiques: en 1984, 63 % d'entre eux approuvaient déjà l'idée «qu'on est allés trop loin depuis une dizaine d'années et qu'il faut revenir à davantage de discipline à l'école» (sondage Sofres).

 

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SOLITUDE ET MANQUE DE COLLECTIF

Une moitié des professeurs considère « le manque de soutien de la hiérarchie» comme une difficulté à laquelle elle est confrontée dans sa vie professionnelle (Militens, 2017). Les plus mécontents, un quart de la profession, forment un groupe à part, dont le discours correspond aux caractéristiques de ce mouvement social inédit. Leur étude aide à comprendre ceux qui ont utilisé le hashtag. Ces enseignants se signalent par des soucis multiformes (sur les rapports avec les élèves et les parents, l'administration, l'indiscipline des élèves, etc.). Leur insatisfaction globale est supérieure de 24 points à la moyenne des enseignants. Ils considèrent nettement plus que leurs collègues que l'échec scolaire est une difficulté professionnelle importante ; la gestion de l'hétérogénéité des classes les inquiète. L'enseignement reste au cœur de leur problématique, leur souffrance est encastrée dans les épreuves du quotidien. Comme l'a montré la sociologue Françoise Lantheaume, elle provient de l'évolution du métier, générant un sentiment d'« impuissance à agir ».

Depuis les années 1990, la thématique des incivilités provoque des conflits locaux durs, les professeurs mobilisés exigeant des moyens supplémentaires et, quelquefois, le départ de chefs d'établissement jugés autoritaires envers eux et laxistes envers les élèves. La sociologue Anne Barrère a établi que la discipline représente l'un des points de friction essentiels avec les chefs d'établissement. Aujourd'hui, si l'image de ces derniers reste bonne, malgré la pesanteur de l'institution, 61 % des professeurs mécontents de la hiérarchie en général entretiennent également une mauvaise relation avec leur management de proximité (Militens, 2017).

On prône souvent une prise en charge collective du désordre scolaire, à l'instar de ce qui existe dans certains établissements de réseaux d'éducation prioritaire (REP). Mais les plus concernés n'y sont pas favorables : ils sont particulièrement opposés à l'autonomie de l'établissement, au renforcement du pouvoir hiérarchique, à la « multiplication des réunions ». Pourtant la « solitude, le manque de collectif» leur pèsent (ils sont 21 points de plus que l'ensemble de la profession à s'y déclarer tout à fait sensibles) et ils exercent autant de responsabilités que leurs collègues dans l'établissement. Ces professeurs ne se désinvestissent pas, mais se défient d'une régulation locale dont ils craignent qu'elle soit plus managériale que démocratique. Surtout, ils ne souhaitent pas s'attarder plus longtemps dans ce lieu de vie auquel ils ne sont pas attachés (ils sont 17 points de moins que l'ensemble de la profession à estimer que l'établissement est « convivial »).

La critique de la hiérarchie peut donc revêtir chez beaucoup d'enseignants un caractère délégataire : aux chefs d'arbitrer, de s'occuper de la périphérie de la salle de classe ; à eux d'enseigner. Il ne sera pas simple d'unir les forces pour améliorer le climat scolaire, d'autant que les enjeux sont multiples (protection et formation de la jeunesse, prévention de la délinquance juvénile, souffrance au travail...). Pour cela, des déclarations sur le respect des valeurs de la République et quelques mesures destinées à impressionner l'opinion publique ne suffiront pas. Il faut mettre à l'ordre du jour un budget approprié et des réponses cohérentes qui n'opposent pas sanctions nécessaires et humanisme. Les décrets de 2011 relatifs à la discipline avaient pour objectif de «réaffirmer le respect des règles et limiter les exclusions, temporaires ou définitives, afin d'éviter tout risque de déscolarisation » (vade-mecum du ministère). Le taux d'exclusion définitive d'un établissement représente 0,45 % des élèves, à comparer avec un taux d'incidents graves de 1,4 % (enquête Sivis, DEPP, ministère). Il y a urgence à se soucier autant des élèves perturbateurs que de ceux qui sont empêchés de suivre les cours, et à créer les conditions d'une implication de tous, par exemple en rendant publiques les lettres de mission des chefs d'établissement et en donnant du temps au débat.

Laurent Frajerman est professeur agrégé d'histoire au lycée Guillaume-Apollinaire de Thiais (Val-de-Marne) et responsable de l'enquête Militens. Cette dernière porte sur le rapport des enseignants à l'engagement. 1 374 professeurs de lycée et de collège ont été interrogés en 2017 par le Ceraps-université de Lille, à partir d'un échantillon aléatoire fourni par le département de la recherche du ministère (DEPP), en collaboration avec l'Institut de recherches de la FSU

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