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  • La conception de la démocratie syndicale chez Unité & Action (FSU)

    Laurent Frajerman, chercheur associé au Cerlis, Université Paris Cité, professeur agrégé d’histoire au Lycée Lamartine Comment assurer une vie syndicale démocratique ? Les principes La démocratie dans une organisation, pas si simple… Fédéralisme et tendances La liberté d’expression La genèse du mode de fonctionnement de la FSU Rapide historique Quelques exemples de l’élaboration doctrinale d’UA Dans la FSU, faut-il consacrer l’existence des tendances ? Des cultures différentes selon les syndicats Des tendances ou des courants ? Conclusion Le courant Unité & Action de la FSU a toujours exprimé son souci d’un syndicalisme démocratique. Dans le contexte actuel, ou le courant de pensée exerce la responsabilité de conduire la FSU et réfléchit aux voies d’un rapprochement avec la CGT, ce billet examine sa conception. Lire aussi : Ce billet s’appuie sur ma thèse, résumée sur cet aspect dans un article : « Représentation et prise en compte du pluralisme dans le syndicalisme français : l’originalité de la FEN (1944-1968) », 2010. Comment assurer une vie syndicale démocratique ? Les principes La démocratie dans une organisation, pas si simple… Dans les organisations, on constate une grande stabilité des directions. A la FSU comme ailleurs, la plupart des changements sont voulus et non provoqués par des votes de la base. Or, les adhérents ne partagent pas tous et en permanence les choix des directions, qui se cooptent et partagent un corpus idéologique beaucoup plus structuré que leurs mandants. En multipliant les décharges partielles, le courant Unité & Action limite le décalage entre la profession et les cadres syndicaux, mais c’est insuffisant. Ø  C’est le premier défi démocratique : comment co-construire les principaux actes de la vie du syndicat (position sur une réforme, décision d’action, etc.) ? D’autant que les adhérents ne s’impliquent que pour les grandes occasions, et seulement si la direction réussit à présenter clairement les termes du débat et les options possibles. Ø  Le second défi vient du fait que l’exercice de la démocratie syndicale est aisé à la base, mais compliqué par l’emboîtement des structures. L’effet de filtre successif génère une forte délégation des pouvoirs. Ø  Enfin, une des caractéristiques de la démocratie, c’est le respect des minorités et l’acceptation du conflit, géré par la parole et l’échange et non par le pur rapport de force. Or une forme de consensus est aussi nécessaire pour l’action, ce qui est contradictoire. Fédéralisme et tendances Les relations que les structures qui adhèrent à la Fédération entretiennent entre elles procèdent du fédéralisme, autrement dit de l’autonomie de décision. Historiquement, le fédéralisme provient de la CGT et existe aussi à Force ouvrière et à l’UNSA, issues d’une matrice commune, contrairement à la CFDT, plus centralisée. Dans ces organisations, le pluralisme interne - inévitable dans une organisation puissante – s’exprime par le biais des prises de position des structures, qui se retrouvent sur des positions communes avec une certaine régularité. Il existe plusieurs formes d’expression de ce pluralisme, que je distingue[1] en fonction d’un critère objectif, la structuration du regroupement, avec une gradation entre * les sensibilités, très informelles, * les courants aux formes encore floues, autorisant une certaine fluidité des positions des militants et * les tendances, terme qui désigne des groupes structurés à l’intérieur d’une organisation, disposant par exemple d’un fichier et d’un bulletin. A l’extrême, les tendances peuvent devenir fractionnelles, c’est-à-dire se transformer en quasi syndicats, agissant de leur propre initiative. Reconnaitre officiellement les courants de pensée ou les tendances peut être une solution pour canaliser le pluralisme, en acceptant la conflictualité interne pour mieux l’organiser. L’autre perspective est de le camoufler et le réprimer, comme à la CFDT. Dans ce cas, seules des sensibilités subsistent et le débat se cantonne essentiellement aux sphères dirigeantes. La liberté d’expression Quand il y a structuration en tendances, cela rigidifie l’organisation des discussions et favorise un militantisme très tourné vers le débat interne. D’autant que la prédisposition à la controverse résulte de la composition sociale de la Fédération, culturellement habituée à la confrontation des idées. Dans les assemblées générales et congrès, on constate généralement que les minoritaires interviennent plus et plus longtemps que les majoritaires. Pour eux, les instances constituent des moments forts. A l’inverse, les majoritaires gèrent les dossiers concrets, et peuvent quelquefois redouter ces moments durant lesquels ils doivent justifier leurs choix. La liberté d’expression dans les syndicats est à double tranchant : soit elle crée un climat d’élaboration collective, soit elle constitue un motif de désaffection des adhérents, rebutés par les querelles. Dans ce cas, les débats tournent en discussions stéréotypées : il ne suffit pas d’être libre de parler, encore faut-il être écouté. Lire aussi : Article de Laurent Frajerman : « Enseignants unitaires et CGT : les prémices d’un divorce », 2005. La genèse du mode de fonctionnement de la FSU Rapide historique Après la Libération, les tendances sont officialisées à la Fédération de l’Education Nationale. Le maintien de l’unité syndicale au début de la guerre froide - alors que toutes les autres organisations du mouvement social scissionnaient - a été rendu possible par la garantie d’un mode de scrutin proportionnel au résultat de chaque liste. Un strict système de tendance est instauré en 1948 et 1954 par la majorité réformiste sous l’impulsion de l’Ecole Emancipée (une tendance proche de l'extrême-gauche). Il impose une composition homogène des directions exécutives, avec exclusivement des militants majoritaires, au nom de la cohésion. Les unitaires s'y opposent, eux qui cherchent au contraire à se fondre dans la majorité et préconisent des listes communes. Au début des années 1960, ils correspondent à une sensibilité, déléguant à la section des Bouches-du-Rhône le soin de déposer des listes pour maintenir leur place dans les instances. Mais cette construction est quelque peu artificielle, et les autres forces ont beau jeu de rappeler que la grande majorité des cadres unitaires sont également membres du PCF, à une époque où ce parti n'hésite pas à intervenir dans les affaires internes des syndicats. Le système des tendances adopté par la FEN poursuit un double but. D’un côté, il accorde une liberté d’expression et d’organisation suffisante à la principale minorité, les unitaires, pour pallier le risque d’une scission. De l’autre, il organise leur isolement, en les privant de responsabilités et de moyens d’action autonomes. Les unitaires constatent alors le besoin de s’organiser pour peser dans la FEN et pour que les non-communistes soient mieux associés aux décisions. Ils se structurent peu à peu en courant Unité et Action. En 1963, les unitaires du SNES actent le principe d’un fichier et d’une communication interne[2], puis ils gagnent les élections internes en 1967. André Drubay, proche du PSU, devient le premier secrétaire général UA du SNES. Désormais, le courant a les moyens de se coordonner dans la FEN. Au début des années 1970, il anime le SNES, le SNEP, le SNESup et 30 sections départementales du SNI. Quelques exemples de l’élaboration doctrinale d’UA Une brochure programmatique d’Unité & Action, rédigée en cette époque, dénonce les théories « qui conçoivent l'organisation syndicale comme la juxtaposition de tendances idéologiques organisées. »[3] Quelques citations témoignent d'une élaboration doctrinale poussée, du fait d'un contexte polémique : * « Le respect du droit à l'expression - à l'intérieur du syndicat - de tous les courants de pensée, la reconnaissance dans les faits de leur droit à la représentation dans les directions syndicales ne doit pas être confondu avec l'obligation (…) de structurer les tendances. »[4] * « L'effort pour combattre la cristallisation des tendances est indispensable si l'on veut libérer et mettre à profit la somme des énergies qui existent et sont obérées par la « guerre des tendances ». » Unité et Action ne se transforme donc pas en tendance, pour deux raisons fondamentales : elle n’en a pas besoin et elle souhaite l’unité du syndicalisme enseignant, pour déployer son action. Ce qu’exprime la dernière citation : * « Les différences d'opinion, mêmes importantes, ne peuvent justifier le refus d'une entente et d'une action commune pour obtenir la satisfaction des revendications immédiates des travailleurs, car c'est l'existence d'intérêts communs et non pas une communauté idéologique qui fonde le syndicat. »[5] La base se montre peu sensible aux tendances, l’identité essentielle reste celle du syndicat. Mais les militants se rangent dans des courants ou tendances qui cohabitent dans la FEN, plus qu’ils ne vivent en symbiose. En 1973 la majorité laisse planer la menace de sanctions à l’égard d’Unité & Action, accusée de constituer une contre- FEN. A plusieurs reprises, les syndicats et sections animées par UA organisent leurs propres manifestations et grèves (par exemple le 22 mars 1979 pour la région parisienne), alors que la fédération s’arroge le droit de parler à la place de syndicats nationaux comme le SNES. Cette situation dysfonctionnelle aboutira à l’exclusion du SNES et du SNEP en 1992, et à la création de la FSU. Dans la FSU, faut-il consacrer l’existence des tendances ? Des cultures différentes selon les syndicats Alors que le SNES a maintenu sa direction et son fonctionnement lors du passage de la FEN à la FSU, le SNUipp s’est construit presque de toute pièce. Cette différence se retrouve dans les rapports entre Unité & Action et Ecole Emancipée. Celle-ci a gardé sa place d’opposante dans le SNES, alors qu’elle a participé pleinement à la construction du syndicat du premier degré et de la Fédération. Elle rompait ainsi avec sa tradition de refus de toute responsabilité, ce qui s’est soldé ultérieurement par la scission avec Emancipation (celle-ci reflète également un clivage entre militants trotskystes, formés à la LCR, et anarcho-syndicalistes). Cet héritage explique les principes en œuvre au SNUipp et à la FSU : exigence de synthèse, participation des minoritaires à toutes les directions… Au-delà des principes, ce fonctionnement existe aussi pour des raisons prosaïques : la minorité représente plusieurs dizaines de sections départementales, qu’il faut associer aux initiatives de la direction nationale. C’est ce que n’avait pas compris la majorité de la FEN, qui en ostracisant 1/3 de la Fédération, rendait inévitable l’affrontement. Des tendances ou des courants ? Dans la typologie des regroupements internes, Unité & Action relève du courant de pensée : exerçant la direction, elle n’a besoin de se structurer que quand les enjeux de concurrence le lui imposent. Elle fait paraître une revue et organise des réunions régulières, nécessitant un fichier (qui ne comprend pas tous les militants se reconnaissant dans le courant). Mais la vie d’Unité & Action reste subordonnée aux positions des syndicalistes en responsabilité. Les militants poursuivent la même discussion dans les réunions d’UA que dans les séances « normales » des instances. La seule spécificité est l’entre soi, qui permet des arbitrages avant la confrontation avec le point de vue des minoritaires. Les votes restent libres, cette absence de monolithisme est caractéristique des courants de pensée. Ceci explique qu’Unité et Action ait souvent encouragé les tentatives de militants de rester « sans-tendances », notamment dans le SNUipp, dont des cadres UA auraient aimer fonctionner autrement. L’Ecole Emancipée relève de la tendance, même s’il ne faut pas exagérer sa discipline interne. Sa position minoritaire l’a poussé à demander des garanties statutaires lors de la création de la FSU. Lorsqu’elle participe à la direction, elle ressent aussi le besoin de s’affirmer pour garder en visibilité. En 2002, le départ du SNETAA de la Fédération a déséquilibré le jeu des courants fondateurs. En effet, le courant Autrement, animé par des militants de ce syndicat, amenait dans la FSU une partie des traditions de la majorité réformiste de l’ex-FEN. Aujourd’hui le face-à-face UA-EE dans la FSU focalise les débats sur certains enjeux (la grève reconductible, ou encore les questions sociétales et politiques) et en occulte d’autres, notamment les débats revendicatifs (faut-il condamner le management de proximité ?, l’avancement doit-il être exclusivement à l’ancienneté ?). Le fonctionnement actuel de la FSU représente donc mal les syndiqués, malgré des tentatives de les faire voter sur des points précis. Ainsi, les « fenêtres » aux rapports d’activité sont généralement obscures, parce qu’elles n’explicitent pas les désaccords. Conclusion Pour associer les syndiqués, faut-il fortifier le droit de tendance ? Les débats très codés entre courants de pensée ne concernent en pratique que les militants, seuls à s’y intéresser. Les efforts fournis pour faire voter les syndiqués aux élections internes le montrent bien. Cela passe plutôt par une démarche qui dépasse le filtre militant pour s’intéresser aux adhérents, les solliciter directement, même quand leur avis risque de déranger. L’exemple de la consultation sur PPCR[6] montre que cela nécessite un effort pédagogique. La démocratie syndicale dépend autant des pratiques, de l’existence de démocrates, que des institutions, des règles statutaires. Ainsi, des dispositions favorables peuvent aider à l’émergence d’une culture du débat, mais aussi aboutir à des polémiques stériles. Cela dit, il est légitime que des points de vue alternatifs s’expriment, et les règles de la FSU ont pour avantage d’empêcher une dérive autoritaire de sa direction. René Mouriaux notait que le débat sur le pluralisme « pose fondamentalement la question de la démocratie en termes de consensus. Jusqu’où les divergences entre membres d’une même organisation sont-elles compatibles ? »[7] Justement, la synthèse dans la FSU est rendue possible par la volonté partagée d’Unité & Action et de l'Ecole Emancipée de la faire vivre. Pour aller plus loin : Article de Laurent Frajerman et André Narritsens, « Fédéralisme et démocratie syndicale : l’exemple de la FEN et de la CGT », 2008. [1] Beaucoup d’auteurs ne font pas de différence nette entre courant de pensée et tendance. [2] Laurent Frajerman, « Lettres internes de la liste B (Unité et Action, 1962-1967) », Les documents de l’IRHSES, supplément à Points de repères, nº 20, 1999. [3] Unité et Action, « Unité et tendances dans le syndicalisme enseignant », Paris, U & A, 1971, 103 p., pp. 92-93 [4]Unité et Action, « Unité et tendances » op. cit., p. 94 [5] Unité et Action, « Unité et tendances » op. cit., p. 15. [6] Protocole d'amélioration des carrières, discuté avec les OS en 2015. S'il était globalement positif, des points étaient critiquables et les améliorations financières insuffisantes. La CGT a refusé de le signer et FO a mené une campagne de désinformation. Avant que la FSU ne le paraphe, le SNES a lancé une consultation électronique de ses adhérents. 2 653 réponses ont été validées, sur 60 000 syndiqués, avec 49 % d’avis favorables et 27 % contre. [7] René Mouriaux, Les syndicats dans la société française, Presses de Sciences Po, 1983 – p. 37.

  • Le renouveau du combat contre l’école privée

    Par Laurent Frajerman, chercheur associé au Cerlis, Université Paris Cité, agrégé d’histoire Avertissement : ce billet est la version longue d'une interview parue dans Le Café Pédagogique. Il est plus développé sur l'opinion publique, en analysant plusieurs sondages. Un enseignement minoritaire et dépendant de l’Etat Quand le privé est favorisé par les recteurs dans les ouvertures de classe Le rapport des français au privé Les positions des différentes forces progressistes La publication des Indices de Position Sociale de chaque établissement a permis de mettre en lumière l’évolution négative de la mixité sociale et scolaire dans les établissements privés sous contrat. On assiste à un phénomène de vases communicants. Les élèves du privé sont de plus en plus issus des CSP+, car la partie plus populaire de sa clientèle va dans le public. L’école privée ne joue donc pas un rôle positif, complémentaire de celui de l’école publique, mais elle l’affaiblit, en agissant comme le catalyseur de la mise en œuvre d’une école à deux vitesses. Cette catastrophe sociale explique en partie les mauvais résultats de la France dans les enquêtes internationales. D’autant que ces dernières montrent que les écarts sociaux sont très élevés dans notre système scolaire. Le statu quo est impossible, car l’embourgeoisement de l’école privée est trop avancé pour ne pas générer de graves difficultés à l’école publique. Sa concurrence est subventionnée aux 3/4, un tel niveau de financement public du secteur privé est unique dans les pays développés, alors que la collectivité fait déjà l’effort de fournir un enseignement aux familles. Plutôt que de se saisir de la tentative d’intervention de Pap N Diaye pour faire quelques concessions et ainsi parer aux critiques montantes, le secrétariat général de l'Enseignement catholique (Sgec) a préféré revendiquer de nouveaux moyens et refuser toute mesure réellement contraignante. Cette attitude maximaliste montre que l’enseignement privé se sent en position de force. Quel est l’état de l’opinion publique sur le sujet ? Le camp laïque commence à se mobiliser, mais sur quels mots d’ordre et dans quel cadre ? Lire aussi : Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde, 16 janvier 2024 : « Si le récit égalitaire perdure, l’Etat organise une forme d’optimisation scolaire » Un enseignement minoritaire et dépendant de l’Etat 17% des élèves suivent une scolarité dans le privé, en augmentation d’un demi-point depuis une décennie. Historiquement, le privé est nettement plus influent dans le second degré : Si le privé a perdu beaucoup de terrain au lycée des années 1960 à 1990, il s’est depuis stabilisé globalement. Au collège, il connaît une légère progression depuis les années 1970 et la mise en place du collège unique. C’est là que les places sont les plus convoitées, pour éviter les collèges publics souffrant d’une mauvaise réputation. Enfin, la progression est spectaculaire dans l’enseignement supérieur, encore accélérée par la mise en place de Parcoursup, qui lui fait une publicité gratuite. Lors de l’adoption au forceps de la loi Debré, en 1959, l’une des rares contreparties au financement public était l’adoption par les écoles privées sous contrat des programmes scolaires définis par l’Etat. Ceci a incontestablement contribué à rapprocher les jeunesses scolarisées dans les différents systèmes. Aujourd’hui, l’enseignement privé ne pourrait pas faire autrement que de suivre les règles du système majoritaire, puisqu’il en dépend : moins d’un cinquième des élèves du privé font toute leur scolarité dans celui-ci. Les parents ont donc absolument besoin d’une continuité entre les deux systèmes. L’enseignement catholique regroupe 96% des établissements privés sous contrat. Mais ce facteur unifiant ne doit pas dissimuler l’existence de deux dynamiques. Traditionnellement, le privé est plus fort dans les régions d’influence catholique, comme la Bretagne, le Nord et le sillon rhodanien. Y prédominent des établissements peu sélectifs, à tarifs modiques et pour lesquels le « caractère propre » religieux garde un sens. La sécularisation de la société rend ces établissements moins attractifs. Ils sont plutôt en perte de vitesse. La seconde dynamique est la conquête de nouveaux territoires, au premier rang desquels la région parisienne. C’est le phénomène le plus inquiétant, qui déstabilise tout le système éducatif : la croissance d’un enseignement réservé aux couches supérieures de la société, ou aux couches moyennes dans les territoires déshérités. Globalement, l’enseignement privé est confronté à un risque démographique important, lui qui dépend financièrement du nombre d’élèves. Des fermetures d’établissement et licenciements ne sont pas à exclure. Il réagit en se restructurant et en intensifiant la concurrence avec le public. Ainsi, les écoles Diwan concentrent leurs efforts d’implantation en Ille-et-Vilaine, département non bretonnant, mais seul de la région à bénéficier d’une démographie favorable. Enfin l’enseignement privé ne se caractérise pas par sa pratique de la charité : la sociologue Fabienne Federini montre qu'il préfère nettement laisser les élèves à Besoin Educatif Particulier au public. 90% des collégiens d’ULIS sont scolarisés dans le public. 377 collèges privés accueillent un dispositif ULIS contre 2 321 collèges publics. Seuls 16 collèges privés proposent une unité pédagogique pour les élèves allophones arrivants, soit moins de 1%, contre 1 024 dans le secteur public, soit plus de 19%. 94 collèges privés comportent une SEGPA, contre les 1 494 du secteur public… Lire aussi : Intervention de Laurent Frajerman sur Radio France Internationale : l'affaire Oudea-Castera Quand le privé est favorisé par les recteurs dans les ouvertures de classe Les recteurs décident de l’ouverture de classes ou de filières en fonction d’un « besoin scolaire reconnu ». Une règle informelle limite les effectifs d’élèves du secteur privé sous contrat à un ratio de 20 %. L’exemple de Paris est frappant. Une étude en cours de l’économiste Julien Grenet montre l’ampleur de la ségrégation sociale du fait de la forte implantation du privé dans un territoire dont la taille restreinte permettrait une carte scolaire beaucoup plus démocratique. Loin de combattre le privé, dont la part est deux fois supérieure à la règle nationale des 20 %, le recteur de Paris, Christophe Kerrero, a encouragé sa croissance : « Le rectorat ferme de nombreuses classes dans le public faute d’élèves, mais pas dans le privé », expliquait Jean-Noël Aqua, élu communiste au Conseil de Paris dans Le Monde[1]. Selon les projections de Julien Grenet, la part des élèves scolarisés en 6e dans le privé est passée de 35,4 % en 2020 à 37,5 % en 2022, et pourrait atteindre les 50 % à horizon 2030. En parallèle, Christophe Kerrero a mis en place avec le même économiste une réforme de l’inscription dans les lycées publics. Affelnet a pour but affiché de renforcer leur diversité sociale, mais sans toucher aux lycées privés. Au risque d’augmenter leur attractivité… Le rapport des français à l'école privée La défaite du camp laïque en 1984 avait mis à jour une évolution fondamentale, l’interpénétration des deux systèmes, le privé étant considéré comme une seconde chance : 50% des familles ont eu recours au moins une fois à un établissement privé pour au moins un de leur enfant. Dans un sondage Kantar/FCPE paru en 2020, 87 % des parents se déclaraient satisfaits de la manière dont se déroule la scolarité de leurs enfants, ceux du privé ne se distinguant pas (89 %). Pourtant, les français sont convaincus de la plus grande efficacité de ce dernier : En effet, les résultats bruts des élèves de l’enseignement privé sont meilleurs que ceux du public, du fait que les publics accueillis ont un IPS supérieur et témoignent donc de meilleures dispositions envers l’institution scolaire. On peut évoquer également un effet positif du consumérisme scolaire, les parents s’impliquant plus. D’après l’enquête PISA 2022, le climat scolaire est également meilleur. Bref, le principal atout du privé n’est pas son fonctionnement mais sa clientèle : des élèves connaissant leur métier d’élève. Le sentiment de meilleure qualité exprimé par les français n’est donc pas illogique. Pourtant PISA démontre que l’enseignement privé, alors qu’il bénéficie de conditions très favorables, est moins performant que le public quand les élèves sont comparables : « Après prise en compte du profil socio-économique des élèves et des établissements, l'avantage des établissements privés disparait et les élèves des établissements publics obtiennent des résultats en mathématiques supérieurs de 21 points à ceux des élèves des établissements privés (la différence moyenne de l'OCDE est de 11 points en faveur des établissements publics) » Avec une autre formulation, plus concrète, le résultat est meilleur, parce que les français peuvent idéaliser l’école privée tout en sachant que l’école publique du secteur leur conviendra. Mais si le public l’emporte, notons que le privé semble avoir une belle marge de progression… On peut aussi remarquer que ce sondage date un peu (7 ans) et craindre que le pessimisme nouveau affiché par les français sur leur école ne retentisse d’abord sur son élément principal, le secteur public. La comparaison entre un sondage OpinionWay de 2024 et un précédent réalisé en 2013 semble l’indiquer : Culpabiliser les familles qui mettent leurs enfants dans l’école privée en critiquant le séparatisme social est donc contreproductif. Certes, cette addition de choix individuels, souvent alimentée par des rumeurs, aboutit à un système profondément inégalitaire. Toutefois, le privé se nourrit des carences du public. Ce choix s’avère partiellement contraint et l’Etat y a sa part de responsabilité, menant depuis des décennies de politique éducative régressive et austéritaire. Une petite majorité des français manifeste en conséquence un soutien net à l’école privée : Le choix n’existe pas réellement pour les classes populaires, assignées à un service public dégradé du fait de cette concurrence déloyale. Elles en ont globalement conscience. Néanmoins, 50 % des foyers les plus pauvres du pays sont attachés à ce qui relève du mirage dans leur cas. Cependant, si le focus est mis sur l’aspect politique, le besoin d’éduquer ensemble les citoyens de demain, les réponses sont très différentes. Les valeurs de la République sont historiquement liées à la construction de l’école publique : Les positions des différentes forces progressistes La gauche n’était pas unanime dans son rapport au secteur privé. La gauche réformiste a longtemps refusé de relancer la guerre scolaire, et appréhendait cet enseignement comme une sorte de modèle à transposer au public, avec les relations hiérarchiques entre enseignants et chefs d’établissements, l’autonomie des établissements et la réputation d’accueillir mieux les parents d’élèves... Najat Vallaud-Belkacem a néanmoins fait preuve de courage politique en renforçant les contrôles sur les écoles privées hors contrat, dans une perspective de protection de l’enfance. Les autres forces rejettent l’existence même du secteur privé. Or, si le slogan « à école publique, fonds publics, à école privée, fonds privés » peut garder sa pertinence philosophique, comme principe fondamental guidant l'action des forces laïques, il n’est plus opératoire sur le plan de l'action politique immédiate. Il s’inscrit contre un consensus de l’opinion publique et poserait des difficultés juridiques, au plan de la Constitution (le Conseil constitutionnel en a fait un principe fondamental le 23 novembre 1977 ) et de la Charte Européenne. Se cantonner à ce seul objectif serait donc prendre le risque de l’impuissance, alors que le privé pousse ses pions. Les forces laïques l’ont compris, en tentant de renouveler leur plaidoyer pour se concentrer sur les privilèges des établissements privés. Ainsi le Comité National d’Action Laïque[2] a soutenu le dépôt d’une proposition de loi par Pierre Ouzoulias, sénateur PCF des Hauts de Seine, qui propose de moduler les subventions publiques à l’enseignement privé en fonction de critères de mixité sociale. Cette revendication d’urgence a obtenu un écho important, qui montre que l’opinion publique peut évoluer. Najat Vallaud-Belkacem et François Dubet ont également publié dans Alternatives Economiques une tribune reprenant cette proposition. Néanmoins, exiger de l’enseignement privé qu’il respecte des critères de mixité sociale peut s’avérer insuffisant. En effet, dans des territoires comme la Seine-Saint-Denis, celui-ci peut sélectionner les meilleurs élèves boursiers, et ainsi affaiblir encore les établissements publics de l’Education Prioritaire. La question n’est pas que sociale, elle est aussi scolaire : le public accueille les élèves perturbateurs, en difficulté, alors que le privé les rejette le plus souvent. On connait également sa stratégie de sélection des élèves tout au long de leur scolarité, ceux qui réussissent le moins étant exclus ou orientés vers des filières courtes. Il faudrait donc imposer un droit de regard de l’Etat sur le recrutement des élèves de l’enseignement privé. Mais comment le faire sans le légitimer, sans qu’il n’en tire argument pour prétendre participer au service public de l’éducation ? De leur côté, les écologistes (dont Marine Tondelier et Philippe Meirieu) ont publié une tribune dans Libération : « Les ghettos scolaires de riches et de pauvres ont des effets explosifs sur la cohésion sociale ». Ils proposent que les établissements ne comptent pas plus de 60 % d’élèves favorisés ou défavorisés. Axée sur la mixité, cette tribune ne différencie pas établissements publics et privés, gommant ce qui distingue l’école pour tous d’une école de l’entre soi. S’agit-il d’une question de préférence, comme entre deux marques de smartphone ? Enfin, La France Insoumise s’est récemment manifestée. Le député Paul Vannier est à l’initiative d’une mission parlementaire sur le financement public de l’enseignement privé sous contrat qui doit paraître bientôt. L’angle choisi permet d’insister sur le laxisme de l’Etat, le manque de transparence financière (par exemple sur les effectifs réels), les arrangements divers avec la réglementation, alors que la presse d’investigation a déjà révélé plusieurs affaires. A l’offensive contre l’enseignement catholique, LFI se réfère plus difficilement à la Laïcité, devenue un terme péjoratif dans son esprit, synonyme d’islamophobie. D’autres forces souhaitent articuler le combat laïque et celui pour la mixité sociale. L’un des points faibles de l’enseignement privé est la question des valeurs, il apparaît en décalage avec l’évolution des mentalités, ce que l’affaire Stanislas a mis en lumière. C’est la position du PCF et du PS. Les syndicats enseignants et étudiants, ainsi que les associations laïques ont dépassé leurs traditionnelles divergences et produit un texte commun, qui choisit cet angle : « L’école publique laïque n’incarne pas un idéal éthéré derrière lequel se réfugier à chaque drame pour mieux poursuivre ensuite les politiques de son affaiblissement. Les attentats islamistes comme les offensives réactionnaires (dans lesquelles fondamentalismes religieux et extrême droite sont très actifs) contre des enseignements, des établissements et des personnels, le relativisme scientifique galopant, la désinformation rappellent les enjeux démocratiques inhérents au renforcement de l’école laïque. » Malgré ce fourmillement d’initiatives des partis, syndicats, associations et intellectuels, ces forces restent dispersées. Pourtant, de nouvelles recherches éclairent cet enjeu (notamment les sociologues Fabienne Federini et Pierre Merle). Elles attestent de l’importance de la volonté politique, face au non-respect partiel des textes législatifs et réglementaires par l’enseignement privé. Démanteler ses privilèges et exiger que les inspections défavorables soient assorties de sanctions, voilà un programme commun que l’opinion publique peut entendre ! [1] Eléa Pommiers, Le Monde, « Baisse du nombre d’élèves : comment le secteur privé affronte la réduction de ses effectifs », 4 septembre 2023 [2] Le CNAL est composé de l’UNSA éducation et du Syndicat des Enseignants UNSA (2e force derrière la FSU), de la Ligue de l’Enseignement, de la FCPE et des Délégués Départementaux de l’Education Nationale.

  • Réforme Attal : le hiatus entre les enseignants et la recherche dominante en éducation

    Avertissement : ce billet complète le post suivant : "Les enseignants et la réforme Attal. Hétérogénéité, redoublement, compétences..." Sommaire : La magie du chiffre Les méta-méta analyses Un cas :  l’hétérogénéité des classes De nombreux commentaires affirment que la science invalide le redoublement et les classes de niveaux, et s'interrogent sur l'incapacité des acteurs à le comprendre. Or le sociologue Romuald Normand s'élève dès 2003 contre : « une conception objectiviste de l’éducation dont on commence à évaluer les effets pervers sur le management des écoles et les pratiques pédagogiques. En fait, cette confiance excessive dans les conclusions d’une expertise tend à confisquer le débat démocratique en empêchant une réflexion collective sur le projet politique de l’école. » En effet, un débat traverse le champ scientifique, qui a tendance à être nié par les prises de position dominantes, qui ont tendance à confondre sciences dures et sciences sociales. Comme l'explique l'historien Guy Lapostolle : "Une bipartition existe bien au sein du champ des sciences de l'éducation entre d'une part, les chercheurs qui sont au service d'une expertise susceptible de guider les politiques éducatives et d'autre part, des chercheurs qui sont davantage dans une posture de méfiance à l'égard de cette expertise. Quand les premiers s'accommodent volontiers du triomphe de cette valeur qu'est l'efficacité, de l'usage généralisé de la notion de compétence, les seconds se désolidarisent de cette demande d'expertise qui appelle à des évaluations chiffrées, à la mesure de l'efficacité des dispositifs qui sont mis au service des politiques ou encore de l'efficacité des enseignants, quelle que soit par ailleurs la subtilité avec laquelle les premiers la construisent." Ainsi, une chercheuse belge, Sabine Kahn, a mené une belle étude de sociologie compréhensive sur le redoublement, en montrant la rationalité des acteurs et en appelant à "considérer les contraintes de la pratique enseignante". Le SNES-FSU s'était d'ailleurs élevé contre "l’approche scientiste" du ministère Blanquer et la prétention de son conseil scientifique, toujours en place, de dicter les pratiques enseignantes. La magie du chiffre Il me semble en effet que la recherche dominante, notamment celle d'économie de l'éducation, devrait adopter une posture plus modeste, dans la lignée du « Je sais que je ne sais rien » de Socrate. D'abord, parce que l'erreur est humaine, et les résultats unanimes rares. Ainsi, plusieurs études présentées comme des preuves indubitables se caractérisent par des méthodologies dont l'économiste Marion Oury affirme qu'elles font preuve de "fragilité scientifique". Le sociologue Hugues Draelants, après avoir examiné toutes les études sur le redoublement, considère qu'elles "sont en réalité fort critiquables et fragiles d’un point de vue méthodologique et que le débat scientifique sur les effets du redoublement n’est pas tranché : il n’existe ni consensus scientifique  ni  résultats  univoques  à  ce propos." Ajoutons que certaines analyses illustrent le paradoxe de Simpson, lorsque des résultats statistiques sont faussés par l'oubli d'une variable explicative importante, qui joue à la fois sur la cause et sur la conséquence. Ce qu'on appelle un facteur de confusion peut être dans notre cas : le climat scolaire, car l'effet du groupe de niveau ne sera pas le même si la classe est calme ou agitée, le niveau de pression sociale sur les élèves, par exemple à Singapour l'investissement familial dans la réussite scolaire est très important, et les cours du soir fréquents, les inégalités sociales, des caractéristiques du système comme la différence public/privé en France, la formation des enseignants, les méthodes employées etc. Le facteur de confusion appliqué au redoublement sur @ScienceEtonnante : Ceci montre la nécessité de combiner recherches quantitatives et qualitatives, à l'image de celles du sociologue Stéphane Bonnéry quand il observait les élèves en échec scolaire. Car, en se fixant pour objectif d'évaluer une méthode, quel que soit le contexte et le nombre de facteurs en jeu, on risque de produire des résultats illusoires. Cette problématique est bien connue pour les études d'impact, qui ne sont pas toujours possibles, malgré les demandes pressantes des décideurs, obnubilés par la magie du chiffre. Selon l’économiste Etienne Wasmer : « Ne tenir compte que des études rigoureuses, mais partielles, à horizon court et au champ étroit, peut conduire à un effet lampadaire : n'étudier que ce qui est éclairé. » Il prône donc un " certain équilibre" dans les méthodes employées. Qu'on ne se méprenne pas : j'apprécie les études quantitatives, notamment randomisées, je crois possible et nécessaire d'évaluer des aspects des politiques publiques. Simplement, cela confère une responsabilité aux scientifiques, qui doivent expliciter leurs manière d'atteindre un résultat et admettre sa contingence. Par exemple, l'épisode du Covid a montré à la fois la capacité des scientifiques à produire un vaccin en un temps record et leurs hésitations et controverses sur les décisions politiques à court terme (faut-il reconfiner ? etc.) Lire aussi : Toutes les publications et interviews de Laurent Frajerman sur les questions de politique éducative Les méta-méta analyses Aujourd'hui, la mode est à la méta-analyse. L'une d'elle, fréquemment citée, provient de John Hattie, professeur à l'université de Melbourne, qui s’appuie sur plus de 2 100 méta-analyses portant sur les résultats scolaires, provenant de plus de 130 000 études. Elles ont été réalisées avec la participation de plus de 400 millions de jeunes âgés de 3 à 25 ans, principalement dans les pays développés. A l'évidence, la quantité constitue un argument choc. Ces méta-analyses correspondent à la pêche au chalut : le chercheur récupère tous les travaux, quelle que soit leur qualité et les raisons pour lesquelles ils ont été menés. Implicitement, il espère que leur masse et leur réduction à quelques données chiffrées noiera ces défauts. Mais une erreur ne devient pas une vérité parce qu'elle est répétée 100 000 fois. Pire, ces analyses d'analyses d'analyses, finissent par devenir de purs artefacts, à force d'éliminer des facteurs. A chaque étape du processus, le chercheur opère des choix, aplatit la réalité pour pouvoir la quantifier. Ces simplifications successives altèrent le résultat. Quand elles concernent des comparaisons internationales, l'écart entre les contextes devient très problématique. Ainsi, les économistes de l'éducation du consortium IDEE présentent le programme "Teaching At the Right Level" comme un exemple pour le système scolaire français. Développé par l'ONG indienne Pratham, promu par Esther Duflo, il s'adresse à des enfants illettrés, et n'a été mis en pratique dans aucun pays développé. Que cette expérience nous aide à réfléchir sur notre réalité, certainement, mais de là à en faire un modèle... Les méta-analyses et études d'impact peuvent fonctionner sur des objets simples, comme le niveau en mathématiques (en admettant une marge d'erreur, et en omettant les controverses entre scientifiques), beaucoup moins sur des objets complexes comme les méthodes pédagogiques ou la gestion des flux d'élèves. On a pu le constater avec la question des effectifs de classe. Des années durant, les études internationales ont légitimé les économies budgétaires en affirmant que la taille des classes ne comptait pas. Puis d'autres études ont affirmé l'inverse... Un cas :  l’hétérogénéité des classes Prenons un autre exemple, le principe d’hétérogénéité des classes (qui comportent des élèves de niveaux variés). Des économistes de l'éducation (dont Yann Algan, Julien Grenet et Marc Gurgand, membres du CSEN) ont reproché au ministre de dédaigner leurs conclusions, favorables aux seuls regroupements temporaires et basées sur ces méta analyses : "les regroupements permanents, tels que les classes de niveau, sont inefficaces, même s’ils sont limités à certains cours" (Le Monde, 4 décembre 2023). Or leur propre synthèse est beaucoup plus prudente : Cela n'empêche pas cette équipe de prôner dans sa tribune "un investissement conséquent dans la formation initiale et continue des enseignants afin de les doter des compétences nécessaires" pour la différenciation pédagogique. Résumons : nous sommes certains que l'homogénéité ne marche pas, et si l’hétérogénéité n'a pas fonctionné non plus, alors c'est de la faute des enseignants ! Ajoutons que l’hétérogénéité, notion réifiée par ces chercheurs, est toujours relative. Autrement dit, on peut l’encourager au sein de classes préparatoires aux grandes écoles, tout en étant très loin d'un enseignement commun à tous.... Le sociologue Pierre Merle rappelle à juste titre les écarts considérables qui existent entre les établissements scolaires, du fait de la ségrégation sociale et de l'existence de l'école privée. Dans des contextes si différents, l’hétérogénéité ne revêt pas le même sens. Prétendre qu'une enquête disqualifie ad vitam aeternam des groupes d'élèves plus homogènes me paraît donc exagéré. Ainsi, une enquête de la DEPP citée à charge contre les classes de niveau porte seulement sur les élèves de lycée, pour lesquels une sélection a déjà eu lieu. Comme souvent quand les experts doivent présenter leurs résultats à la communauté scientifique, l'article multiplie alors les conditionnels, les précautions. Il faut dire que les résultats ne sont pas tranchés : « L’effet prédit d’une [harmonisation de] la composition des classes au sein d’un établissement et d’une série demeure cependant faible. » Où mettre le curseur de la "bonne" hétérogénéité ? A quel âge ? Ainsi, sa version intégrale consiste à scolariser ensemble toute une classe d'âge, jeunes porteurs de handicap compris. Les théoriciens de l'inclusion, constatant que cette perspective n'est pas réaliste dans le système actuel, proposent donc de le redéfinir entièrement. Les autres réflexions se situent dans le cadre classique, mais avec de nombreuses nuances. On peut tout à fait défendre les classes hétérogènes au collège et soutenir qu'il est positif d'orienter les élèves dans trois voies différentes au lycée (générale, professionnelle et technologique). Un sociologue, Aziz Jellab, présente le lycée professionnel comme  une institution "qui a consacré l’innovation ou l’invention pédagogique comme une nécessité permettant de lutter contre l’échec scolaire". Dans ce cas, la création d'une filière distincte ne stigmatiserait pas des élèves ayant, "pour beaucoup, connu des difficultés scolaires au collège, voire dès l’école primaire". C'est la thématique de la seconde chance. Mais justement, d'autres sociologues préconisent la fusion de ces filières, au nom de la démocratisation... Cet exemple démontre que les recherches procèdent à de multiples choix, rarement explicités, alors qu'ils influent leurs résultats. D'autant que les différents intervenants dans ces débats n'ont pas toujours des objectifs concordants. L'essence du système scolaire est de transmettre le savoir et les outils pour apprendre, ses autres fonctions de socialisation peuvent être assumées par diverses institutions. En cohérence avec cela, ses agents, les enseignants, accordent de l’importance à la  valeur Travail, au fait que tous les élèves, y compris les meilleurs, soient stimulés. Cela correspond d’ailleurs à un besoin essentiel pour une économie moderne. Or, de nombreux chercheurs mettent en avant d’autres valeurs, qu'ils mobilisent pour leur évaluation : la lutte contre les inégalités sociales, le bien-être, le civisme etc. Décider de l'objectif prioritaire relève du politique, d'un choix de société. Qu'il soit éclairé par la science est nécessaire, mais à condition d'admettre que celle-ci ne peut pas répondre à toutes les questions si facilement.

  • Les enseignants et la réforme Attal. Hétérogénéité, redoublement, compétences...

    Avertissement : ce billet n'a pas pour vocation de délivrer un avis global sur le projet de réforme présenté par Gabriel Attal, de commenter sa faisabilité ou l'atteinte à la liberté pédagogique (manuels d’Etat, méthode précise d’enseignement des mathématiques à l'école primaire). Je m’intéresse ici à la réception de son discours parmi les enseignants. C'est l'occasion de faire le point sur des enjeux fondamentaux du système éducatif. Sommaire : L'avis des enseignants sur l’hétérogénéité, les classes de niveau L'avis des enseignants sur le redoublement L'évaluation par compétences, le dispositif le moins critiqué Conclusion Gabriel Attal vient d'annoncer un train de mesures conséquent pour réformer l'Education Nationale, qui ont suscité l'approbation des français et la critique des experts éducatifs et des syndicats. Il opte clairement pour un système scolaire plus sélectif, au nom de la qualité, d’un enseignement exigeant. Rappelons certains points essentiels : mise en place de groupes de niveaux au collège en français et mathématiques, ce qui limite l’hétérogénéité (mais ne la fait pas disparaitre au niveau des classes) facilitation du redoublement, notamment à l’école primaire, confié aux équipes pédagogiques retour des notes comme base de l’évaluation Ces choix sélectifs seraient couplés à des mesures compensatrices : effectifs moindres dans les niveaux faibles, stages durant les vacances scolaires et classe de préparation à la seconde pour ceux qui échouent au brevet. La réaction favorable de l'opinion était prévisible, la majorité des mesures phares de cette réforme étaient populaires, selon des sondages précédents. Avec les enquêtes internationales, plus personne ne conteste la baisse du niveau des élèves français, même pour les meilleurs. Cela crédite le discours sur le nivellement par le bas : Par opposition, la réforme du collège de Najat Vallaud-Belkacem était majoritairement rejetée par l'opinion publique et les enseignants. Celle-ci se basait sur un tout autre référentiel : offensive contre les matières considérées comme élitistes (latin, allemand, etc.) pour assurer un enseignement uniforme, vu comme le gage d'une démocratisation du système scolaire, promotion systématique de l'évaluation par compétence à la place des notes, interdisciplinarité etc. Deux camps se dessinent donc, très classiques. Mais comment se situent les acteurs de terrain dans ce débat, ceux qui sont au cœur du système, et sans lesquels rien ne se fait ? Si aucun sondage ne permet d'estimer l'adhésion actuelle des enseignants à l'un d'entre eux, des enquêtes ont testé par le passé leur opinion sur les mesures phare du projet Attal, dont le questionnaire scientifique Militens (2017, dirigé par LF). Lire aussi : Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde, 31 mai 2022 : « Espérons que le nouveau ministre de l’éducation se rendra à l’évidence : tout ne peut pas se gouverner par les nombres » L'avis des enseignants sur l’hétérogénéité, les classes de niveau Les politiques éducatives, depuis les années 1960, ont progressivement favorisé la scolarisation de tous les élèves du même âge dans une structure identique, censée délivrer le même enseignement. En conséquence, les classes ont été marquées par une hétérogénéité croissante, qui n’a cessé d’être critiquée par le corps enseignant avec son corollaire : la crainte d'un abaissement du niveau. Effet d’autant plus redouté que disparaissaient les répétiteurs, qui encadraient les élèves du secondaire dans leurs exercices et l’apprentissage du cours. Dès 1974, 71 % des professeurs et 66 % des instituteurs se montrent favorables aux groupes de niveaux, afin de s'occuper des élèves qui ont du mal à suivre, (sondage IFOP pour le ministère). En 2017 encore, le questionnaire Militens montre que cette question continue d'être ressentie par les enseignants comme un obstacle majeur dans leur travail. On ne note pas de différence entre les Professeurs des Ecoles (PE) et ceux du Second Degré (PLC). Si cela ne signifie pas un rejet du principe, son application pose tout de même question à 88 % des acteurs de terrain : Bernadette, 56 ans, directrice d’école, syndiquée au SNUipp-FSU, a un regard positif : « Il y a des élèves handicapés, et il y a à peu près la moitié de l’école qui vient d'une zone urbaine sensible. C'est une école dont le secteur est à cheval sur une zone qui pourrait être prioritaire, et puis une zone qui est tout à fait lambda. Donc ça fait une grande grande hétérogénéité, et une grande richesse finalement dans le public qu'on accueille. » Irène, 46 ans, certifiée de lettres en collège REP, syndiquée SNES-FSU, oscille entre ce qu’elle vit comme deux mauvaises solutions, vécues comme ingérables, du fait de la ségrégation spatiale et de la concurrence de l'enseignement privé (mais aussi de collèges publics voisins) : « Moi, quand j’ai commencé, il y avait la troisième d’insertion, des quatrièmes soutiens, des [enseignements] technologiques et tout. C’était quand même bien. C’était vraiment très bien. Mais ils ont gardé tout le monde au collège. (…) Je trouve que, bon au final, tout monde va aller en troisième, mais ouais… Parce que c’est vrai qu’ici ça devient ingérable ça, d’avoir tout le monde dans la même classe. (…) Et c’est le cas ? Tout le monde est dans la même classe ? Ou il y a des classes spécialisées ? Il n’y en a plus ici. Depuis que Madame X est arrivée cette année, il n’y en a plus. Avec le chef d’établissement d’avant, il y en avait. Moi, sur le papier je me disais : pourquoi pas. Parce qu’il fallait préserver un recrutement. On a un village à côté, là, où il y a un bon recrutement, et du coup ils vont tous dans le privé. Il fallait [éviter] ça. Donc faire des classes préservées. Mais au final, ça donnait quelque chose de tellement ingérable pour les autres que… Elle a remélangé, et ce n’est pas plus mal. Donc maintenant c’est une classe « mixte »… C’est équilibré. Oui. Oui. Oui. Tout à fait. Et ça, ça vous paraît difficile à gérer ? Bah en REP oui. Oui parce qu’on a trop de problèmes. (…) Au lieu d’en avoir quatre ou cinq qui gênent dans une classe, nous, on en a quatre ou cinq qui s’en sortent bien. Et du coup, même pour ceux-là, c’est compliqué. Ils perdent leur temps. Ils pourraient tellement faire des choses plus… Et moi, gérer l’hétérogénéité pour quelques-uns, oui, mais là, c’est trop. Mais c’est parce que le recrutement n’est pas respecté. » Recherche Militens, entretiens réalisé par Georges Ortusi en 2014 et Gérard Grosse en 2015 Irène refuse l'hétérogénéité tout en participant à la constitution de classes « équilibrées » dans son établissement. En effet, son choix est contraint parce qu'il se situe à ce niveau local, marqué par l’évitement de son collège REP. La sociologue Anne Barrère doute que le niveau local soit pertinent pour ces questions, qui relèvent d'enjeux de politique éducative nationale. Avec le développement d'un marché scolaire au détriment d'une école vraiment commune, l'Etat subventionne sa propre concurrence. L'enseignement privé change de nature : il est de plus en plus dédié aux milieux favorisés, qui y voient le meilleur moyen d'échapper aux contraintes de l'hétérogénéité, en concentrant du même coup les difficultés dans l'école publique, créant un cercle vicieux : Le symbole le plus fort de la dynamique unificatrice du système scolaire reste le collège unique, puisque la diversification en filières n’existait déjà pas dans l’enseignement primaire avant la réforme Haby de 1975, et s’est maintenue au lycée depuis. En 1999 (Ipsos), on constate que les enseignants concernés, qui ont vécu cette transformation, lui restent fortement hostiles : En 2017, 74 % de l’ensemble des enseignants approuvent l’idée de « supprimer progressivement le collège unique et autoriser l’apprentissage à partir de 14 ans » (sondage IFOP / SOS éducation). On constate donc que l’impopularité du collège unique croît avec le temps, loin de l’installer comme une évidence, un fait acquis. Les répondants préconisent une orientation précoce des élèves en difficulté vers l’apprentissage, autre manière de limiter l’hétérogénéité. On peut supposer qu’ils se positionnent en fonction de deux caractéristiques liées des politiques éducatives : uniformisation des structures (plus de filières séparées, par ex les anciennes quatrième professionnelle) et passage à la classe suivante presqu'automatique. Les enseignants se trouvent démunis devant les difficultés de compréhension de certains élèves. Ils constatent que plus les années de scolarité passent, plus l'échec s'enkyste, moins la notion de travail scolaire ne revêt de sens, générant quelquefois une attitude perturbatrice. Le ministre en tire argument pour justifier l'affectation de ces élèves dans le « groupe des faibles » : Gabriel Attal à France Info TV (le 6 décembre 2023) : Lire aussi : Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde, 14 novembre 2018 : « Le phénomène #pasdevagues doit sa force à l’agrégation de colères hétérogènes » L'avis des enseignants sur le redoublement La quasi suppression du redoublement constitue un bouleversement de notre système. A la fin des années 1960, il constituait la règle plus que l'exception : A partir des années 1980, le ministère s'engage dans une stratégie de lutte contre le redoublement. Le journal Le Monde évoque en 1991 le "malaise" des profs et de leurs syndicats : « "On a l'impression qu'on ne sert plus à rien dans les conseils de classe ", explique un professeur de collège où les taux de passage en seconde sont passés, en deux ans, de 38 % à 60 %. Et il interroge, approuvé par ses collègues : " Combien d'élèves se casseront la figure ? Combien sont envoyés au casse-pipe au lycée ? " Cette inquiétude est massive, unanime, spontanément évoquée par tous les enseignants de collège. » Mais le phénomène s'accélère. Une statistique ultérieure utilise un indicateur qui permet de mesurer le redoublement jusqu'au collège compris pour l’ensemble d’une génération : le retard en classe de troisième. En 2021, seulement 12 % des élèves arrivaient en seconde avec du retard. Soit un taux de redoublement global divisé par deux en seulement 8 ans ! Ce phénomène concerne tous les degrés du système : Ipso facto, le redoublement a changé de nature, ne concernant plus que des élèves en forte difficulté, qu'elle soit structurelle ou conjoncturelle. Signe de l'inversion des normes, le redoublement est désormais sollicité par les familles, sans garantie que l'institution ne l'accorde. Or, 68 % des enseignants se prononcent clairement contre cette évolution, ou au moins pour une pause dans celle-ci (Militens, 2017) : Curieusement, je n'ai pas trouvé de sondages qui posent cette question aux enseignants. Voici trois exemples qui illustrent différentes facettes de leur perception de la question : [Philippe, 59 ans, agrégé de mathématiques, militant local du SNES-FSU] « en seconde, j’ai trois élèves qui redoublent. Et quand je les observe je me dis quelquefois : ça ne sert à rien. Sauf que s’ils étaient passés, ils auraient été à la peine. Donc moi, l’idée que j’émettrai, c’est que… Si on les laisse passer, qu’on ne leur laisse pas le choix de n’importe quoi. |…] Qu’on leur laisse des portes ouvertes, mais qu’on leur ferme des portes. Bon. Après il faudrait que les parents et les élèves soient plus aussi à l’écoute de ce qu’on leur propose. Un bac pro, ce n’est pas nul. C’est une filière de réussite. » [Oleg, 38 ans, PE, ex syndiqué] « Je suis opposé [au redoublement], parce qu’on se rend compte que la plupart des gamins qui sont en difficulté scolaire, c’est parce que le soir à la maison, ils n’apprennent pas leurs leçons, ou ne font pas leurs devoirs. Et donc ça commencerait par ça. Pour progresser, il faudrait qu’il y ait un suivi plus poussé à la maison. » [Cécile, 39 ans, certifiée d'EPS , non-syndiquée] « Je trouve ça très compliqué, parce qu'autant les études ont montré que les redoublements n'étaient pas positifs, ça je suis tout-à-fait d'accord, après le souci c'est que..., je trouve hein personnellement, qu'on est en train de retirer les redoublements, ok, très bien,  mais on ne met aucune procédure en parallèle pour aider l'élève […] j'ai vraiment l'impression qu'il y a une logique économique derrière, et pas une logique de l'enfant. Et le fait de pousser à ne pas redoubler... à un moment donné de toute façon y a une sélection qui sera faite, elle doit être faite, et elle ne sera pas à l'avantage de l'élève ». Entretiens effectués par Laurent Frajerman, Georges Ortusi et Camille Giraudon en 2015. Les enseignants cités se soucient aussi de l'effet sur le reste des élèves, le redoublement étant vu comme une barrière qui maintient le niveau global (Edmond Goblot, 1925). Le redoublement « servant aussi de pression sur les élèves, notamment en cas de comportements d’opposition dans la classe, les enseignants peuvent avoir l’impression qu’ils vont perdre une marge de manœuvre importante dans leurs relations quotidiennes avec [eux] » (Anne Barrère, 2017, p. 90). Deux éléments font consensus : le redoublement n'est pas une recette miracle, car il n'est pas personnalisé et peut donc générer ennui (du fait de la répétition) et découragement. De plus, les pronostics pessimistes en cas de passage se sont souvent avérés inexacts : des élèves peuvent être en échec une année et rebondir l'année suivante ; la politique hostile à celui-ci est largement dictée par des impératifs budgétaires. Comme le dit Cécile, l'argent économisé n'a guère été réinvesti dans des dispositifs permettant d'épauler les élèves en difficulté, (stages pendant les vacances, soutien scolaire personnalisé effectué par des professeurs etc.). L'évaluation par compétences, le dispositif le moins critiqué Dans l'enquête Militens, 33 % des PLC approuvent l'idée d'une imposition à tous de l'évaluation par compétences, au détriment des notes (les PE n'ont pas été interrogés sur cet item). Cette idée, qui comprend une forme de déni de la liberté pédagogique, n'est rejetée que par 44 % des répondants. Au collège, qui est le niveau dans lequel le ministère a réussi à diffuser ce nouveau mode d'évaluation, l'écart se resserre (38 % pour, 39 % contre). L'évaluation par compétences apparaît donc comme étant le changement du système éducatif le plus approuvé. Comment l'expliquer, alors que la majorité des syndicats développe un discours très hostile ? L’évaluation par compétence a en effet été présentée comme un outil managérial au service d’une redéfinition du métier enseignant et d’un affaiblissement des examens, permettant au patronat de s’affranchir des qualifications reconnues dans les conventions collectives. Je doute que le succès relatif de l'évaluation par compétence démontre une appropriation de la démarche sous-jacente (distinction compétences/capacités, adaptation personnalisée de l'enseignement en fonction du type de compétence non acquises etc.). L'argument principal des hiérarchies de l'EN, dont on peut supposer qu'il ait porté chez ces enseignants est plus simple : les compétences constituent une alternative aux notes, un moyen d'estomper la sélection scolaire, ou du moins de l'invisibiliser provisoirement. On peut interpréter en ce sens le soutien plus grand manifesté par les enseignants qui élèvent des enfants. Ils réagiraient en parents d'élèves, inquiets des effets anxiogènes de la compétition scolaire : Se lit : 43 % des PLC ayant un ou des enfants à leur domicile sont hostiles à la généralisation de l'évaluation par compétences, contre 50 % de leurs collègues. Cette compétition s'est pourtant estompée fortement. En 2022, 59 % des bacheliers, toutes filières confondues, ont obtenu une mention "assez bien", "bien" ou "très bien". Ils étaient moins de 25% en 1997... L'avis des enseignants sur les compétences est également influencé par leur modalité d'entrée dans le métier. Ceux qui sont entrés par une longue période de précarité, après avoir échoué aux concours, adhèrent moins aux valeurs méritocratiques incarnées par les notes : Se lit : 39 % des PLC ayant exercé plus de cinq ans comme non titulaires sont favorables à la généralisation de l'évaluation par compétences contre 30 % de ceux recrutés par concours externe. Ce clivage se retrouve dans le parcours scolaire. Les anciens bons élèves sont plus favorables au système de notation : Se lit : 37 % des PLC ayant obtenu le bac sans mention sont hostiles à la généralisation de l'évaluation par compétences, contre 46 % de leurs collègues détenteurs d'une mention Bien ou Très Bien. A lire aussi, ce post complémentaire : "Réforme Attal : le hiatus entre les enseignants et la recherche dominante en éducation" Résumé : La recherche dominante en éducation invalide redoublement et classes de niveaux. L’avis des professionnels de terrain est marginalisé par une vision objectiviste de l'éducation, qui confisque le débat démocratique. La recherche dominante, notamment en économie de l'éducation, doit adopter une posture plus modeste et intégrer les recherches qualitatives. Elle aboutit souvent à des résultats flous, qu’elle transforme en impératifs pour les décideurs. Les méta-analyses peuvent aussi être l'objet d'un regard critique, particulièrement dans des contextes complexes et multifactoriels comme la pédagogie. Ainsi, l'hétérogénéité est relative et doit être évaluée selon son application (à quel âge ? Pour tous les jeunes ou une partie seulement ?). Conclusion Une tendance lourde des politiques éducatives, qui explique de nombreux choix « pédagogiques », est la rationalisation budgétaire : baisse des salaires des enseignants, limitation du redoublement, chasse aux options dans le second degré et aux RASED dans le premier degré, suppression des dédoublements de classe inscrits dans la réglementation (par exemple, l'éducation civique en 1/2 groupe), au nom de la souplesse et de l'initiative locale. Dans ce cas, officiellement, les établissements ont toujours la latitude de créer de tels groupes à effectifs réduits, mais en prenant dans une enveloppe globale qui se réduit d'année en année et sans qu’un nombre maximum d’élèves ne soit prévu. Ainsi, le dispositif de soutien scolaire « devoirs faits » s’est souvent effectué en classe entière. On comprend que la France dépense 1 point de moins du PIB pour l'éducation qu'en 1995. Si on appliquait aujourd'hui les ratios en usage à l'époque, la Dépense Intérieure d'Education augmenterait de 24 milliards €, dont 15,5 milliards € pour l'Etat. Sans compter les dépenses transférées sur le budget spécifique à l'Education nationale depuis cette période : 400 millions € pour les gratifications pour les stagiaires (au lieu que le patronat ne les paye), 160 millions € pour le Service National Universel (qui autrefois aurait été intégré au budget de la Défense), 519 millions € pour le Service Civique (si on le considère comme une mesure de traitement social du chômage qui devrait relever du ministère du Travail) Ces calculs mériteraient d'être affinés, mais ils donnent à percevoir le sous-investissement chronique. On peut établir un lien direct avec la régression du système scolaire français dans les classements internationaux (PISA, TIMSS et PIRLS) : Gabriel Attal ne revient que sur le redoublement, et en partie sur les demi groupes. Son projet sépare en effet les classes au collège entre un tronc commun et deux matières, français et mathématiques, enseignées en groupes de niveau. Seul le groupe le plus faible serait dédoublé. On est loin de la solution idéale aux yeux des enseignants, dont 94 % souhaitent « alterner davantage travail en classe entière et en petits groupes » afin de « faire réussir tous les élèves » (sondage OpinionWay, 2014). Dans les entretiens, on ne perçoit pas de remise en cause globale du modèle de démocratisation scolaire discount en œuvre depuis 50 ans, mais plutôt un grand pragmatisme, un rejet des idéologies. Il était difficile d'obtenir une réponse à la question "Pour vous, c’est quoi être enseignant ?", destinée à recueillir les valeurs générales des professeurs, à situer leur rapport à l’élève. L'équipe de Militens a constaté qu'ils ne théorisaient pas ces aspects, dans leur majorité. En revanche, le questionnaire Militens montre clairement que les éléments concrets de ce modèle, tels qu'ils ont été appliqués durant ces dernières décennies, sont désapprouvés par une majorité. J'ai en effet construit un indice synthétique regroupant des questions emblématiques des normes pédagogiques officielles de l'époque, telles que le travail en équipe, l'importance de la formation continue etc. (voir annexe) 60% des PE contestent ces normes (- 10 points par rapport aux PLC, ce qui est cohérent avec les observations sociologiques). Cette critique concrète des politiques de démocratisation des dernières décennies signe pour moi leur panne, plus qu'un rejet total. Le redoublement comme les classes de niveau sont devenus l'exception. De ce fait, ces pratiques ont changé radicalement de nature. Les recherches vieilles de 25 ans ou plus ne peuvent rendre compte de cette réalité. Les enseignants ne veulent sans doute pas de retour en arrière, mais souhaitent plutôt une pause. A mon sens, remettre le redoublement sous la responsabilité des équipes enseignantes ne risque pas de provoquer une hausse spectaculaire de celui-ci. Plus probablement, les enseignants aspirent à reprendre la main sur les décisions d'orientation, non pas tant dans un esprit sélectif, que quand ils sont confrontés à des situations problématiques. Et pour réaffirmer que l'école est un lieu dédié au savoir... Lire aussi : Tribune de Laurent Frajerman dans L'Humanité, 7 mai 2013 : « L’accompagnement, un levier pour enrichir les pratiques enseignantes » Annexe La cohérence de l'indice de réception de la "pédagogie officielle" est attestée par le test Alpha de Cronbach, = 0,68. Discrétisation par les seuils observés, d'égale amplitude pour les 3 premiers.

  • Rénover le syndicalisme ? Processus unitaire, action, démocratie et indépendance

    Par Laurent Frajerman, sociologue et historien, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité) La version courte de ce billet a été publiée en tribune dans Libération. Ce billet approfondit plusieurs points, sur la loi de 2008 et les question de la démocratie et l'indépendance syndicale, en examinant les rapports entre syndicats, partis et associations, entre luttes sociales et sociétales. Il s'agit plus d'un appel au débat, données factuelles à l'appui, que d'une réflexion achevée. Le mouvement social sur les retraites a mis en lumière le syndicalisme, qui a démontré sa résilience grâce à l’existence et à la solidité de l’intersyndicale. Mais ce regain survivra-t-il à la reprise des affaires courantes ? La division syndicale a été poussée jusqu’à l’absurde dans notre pays, avec pas moins de cinq organisations représentatives dans le secteur privé (CFDT, CGT, FO, CGC et CFTC) et huit dans le secteur public (CGT, CFDT, FO, UNSA, FSU, Solidaires, CGC et Fédération autonome). Les syndicats partagent le constat de leur manque d’efficacité dans un contexte défavorable, voire périlleux, et donc du besoin de se réinventer, notamment en concentrant leurs forces. Car le syndicalisme souffre toujours d’un processus d’éloignement avec les salariés. En témoigne la croissance de l’abstention aux élections professionnelles. Si durant la mobilisation, des dizaines de milliers de personnes ont adhéré, la tendance était jusque-là à la baisse. Les effectifs syndicaux ont baissé de 8 % entre 2013 et 2019 (soit un taux de syndicalisation global de 10,3 % selon la DARES), après une longue période de stabilité. Les causes sont multiples, et l’unité ne constitue pas un remède miracle. Néanmoins, après la démonstration de ce printemps, un espoir s’est levé. L’intersyndicale a innové par sa méthode : volonté d’aboutir à des choix partagés, d’éviter les polémiques et de parler d’une seule voix sur les sujets essentiels tout en respectant la liberté de débat. L’impact sur la force de la mobilisation est une leçon à méditer. Les organisations peuvent-elles pour autant durablement dépasser leurs clivages ? La question est structurée par deux tensions : la première, stratégique, oppose le regroupement de l’ensemble du champ syndical à celui par blocs, modéré et contestataire. La seconde, tactique, confronte les déclarations unitaires à une situation de concurrence généralisée. Avec la diminution des cotisations, les ressources du syndicalisme dépendent de plus en plus des échéances électorales, le contraignant à surjouer les désaccords. Sur le fond, tout dépendra donc de la capacité du syndicalisme dans sa diversité de trouver durablement un langage commun qui corresponde aux aspirations du monde du travail. Autrement dit, de la capacité de l'ensemble des organisations de se rapprocher du centre de gravité du salariat plutôt que de privilégier les éléments de division, même si ceux ci correspondent à des niches. Les leçons de l’histoire Contrairement à une vision qui essentialise la situation actuelle, l’histoire de notre syndicalisme ne se résume pas à des scissions. En 1895, la création de la CGT concluait un processus de centralisation et d’unification des syndicats créés dans les entreprises, qui s’étaient regroupés par métier (les fédérations). Cependant, beaucoup de syndicats ne se reconnaissaient pas dans les positions radicales de la nouvelle confédération et restèrent autonomes. Au contraire, le XXe siècle est en France celui de la division syndicale, soit par scissions (FO, FEN et CGT durant la guerre froide, CFDT et SUD, FSU et UNSA après la chute du mur de Berlin), soit par création de confédérations correspondant à des secteurs délaissés du salariat (les cadres avec la CGC en 1944, les catholiques pratiquants avec la CFTC en 1919, qui se scinde entre la CFDT déconfessionnalisée et la CFTC maintenue en 1964). Les secteurs qui préservent l'unité syndicale (ouvriers du Livre, dockers, enseignants jusqu'en 1992...) gardent des organisations puissantes qui structurent et représentent les identités professionnelles[1]. Dans les années 1960, la Fédération de l'Education Nationale présente la préservation de son unité comme le fruit de sa démocratie interne, grâce à la structuration en courants de pensée. L'éparpillement s’est accentué avec la réforme de la représentativité de 2008 qui a facilité l’implantation des petites structures en leur permettant de se présenter aux élections, même si elles ne sont pas représentatives. Souvent, leurs listes ne proviennent pas d’un effort de création de bases militantes, mais d’équipes en rupture de ban qui cherchent un nouveau label syndical. L’UNSA est le meilleur exemple d’une centrale nouvelle qui se développe grâce à un positionnement souple, incarné par le slogan de l’autonomie. Forte de 6 % des voix, elle peut espérer à moyen terme décrocher la représentativité dans ce secteur (seuil à 8 %) et ainsi rejoindre le club des 5. Dans la fonction publique, le seuil de représentativité est encore plus facile à atteindre, avec un « ticket d’entrée » autour de 3% des voix (seule la CFTC ne l’atteint pas). Un champ syndical éclaté Le syndicalisme oscille entre une culture conflictuelle, de contre-pouvoir et celle d’un groupe d’intérêt, dont le rôle de service para-public est de négocier le compromis social. Le champ syndical se divise en deux blocs, l’un, contestataire, emmené par la CGT et l’autre, modéré[2], par la CFDT ; chacun priorisant l’une de ces fonctions. * Sur le plan électoral, la domination des syndicats modérés est sans appel : CFDT, CGC, CFTC et UNSA recueillent 55 % des suffrages dans les entreprises privées, FO, dont le positionnement varie selon les secteurs et le contexte, 15 %. Dans la fonction publique, les forces contestataires sont mieux implantées, la CGT reste première avec 21 % des voix, et peut compter sur l’apport de la FSU et Solidaires (soit 36 % au total). * En revanche, en termes de capacité de mobilisation, de nombre de militants, les syndicats contestataires surclassent les modérés. Ces dernières années, les deux blocs semblaient incapables de rompre avec une interaction délétère, qui polarisait le champ syndical et augmentait son impuissance. * Du côté des modérés, le dialogue social sans rapport de forces les rend dépendants du bon vouloir de leurs partenaires patronaux et étatiques, ne permettant guère d’obtenir de gestes. Par rapport aux autres syndicats, la CFDT a imposé son leadership en profitant du recul de la CGT. Mais, c’est un succès relatif, qui valide d’abord l’efficacité de son fonctionnement interne. * La stratégie du bloc contestataire était aussi en panne, les appels incantatoires à la lutte ne résolvant pas la difficulté à construire des actions avec les salariés. La CGT ne réussit pas à se restructurer, avec toujours presque 100 000 syndiqués isolés. Elle a pour atout de peser nettement plus que les autres composantes de ce bloc, la FSU et SUD-Solidaires, qui sont non représentatives dans le secteur privé (de plus SUD-Solidaires recule dans ses bastions comme La Poste, Orange, la Fonction Publique Hospitalière). Le bloc contestataire peut ainsi se regrouper plus facilement que celui des modérés. Son rôle dans les vagues de grève lui permet de peser sur les orientations du syndicalisme. La séquence 2019-2023 en témoigne. Lors de l’hiver 2019-2020, un blocage prévaut entre les OS, la CFDT approuvant le principe de la retraite à points et ne participant qu’à une partie de la mobilisation, sans changer d’ailleurs le rapport de forces. Le mouvement est marqué par des grèves reconductibles dans plusieurs secteurs - traditionnellement les plus combatifs - et une mobilisation des plus militants à la base (retraites aux flambeaux, tractages massifs etc.). Cependant, le mouvement souffre aussi d'une difficulté à s’élargir. Pendant les vacances de Noël, le discours dur (« le retrait ou rien ») et culpabilisateur (« rejoignez-nous ») de certains syndicalistes contestataires apparaissait décalé par rapport aux conditions objectives d’inscription dans la lutte de millions de salariés, voire contreproductif pour les plus modérés. La seule force du mouvement de 2019-2020 ne suffit donc pas à expliquer le retrait du projet lors du confinement : il faut ajouter la crise du Covid et l’impact des concessions du pouvoir. En effet, le projet, mal ficelé, avait été encore complexifié lorsque ses conséquences avaient été dévoilées, et des compensations promises à plusieurs catégories (enseignants, avocats, RATP etc.). Les économies espérées par le gouvernement n’étaient plus vraiment au rendez-vous. A l’inverse, lors du mouvement du printemps 2023, l’idée de retraite à points, abandonnée par Emmanuel Macron, l’est aussi de facto par les syndicats modérés. L’unité totale du syndicalisme est facilitée par la nouvelle réforme, simple et brutale. Les syndicats modérés ont réussi à faire descendre leurs adhérents dans la rue, ce qui aura des conséquences durables sur leur rapport à l'action. Toutefois, l’absence de grève reconductible forte dans les secteurs bloquants (transports, raffineries..) était pénalisante. L’ensemble des syndicats ont tenté ce durcissement début mars, même si celui-ci n’était pas à leur portée. Le bilan se rapproche donc de celui du mouvement de 2010 : les syndicats et le mouvement social, malgré leur force, apparaissent impuissants. L’unité d’action lors du mouvement est donc le produit de deux échecs stratégiques et d’une bataille défensive. Mais avec l'échec final, il ne faut pas sous-estimer la tentation de refermer la parenthèse en travaillant par bloc, même si les syndiqués convergent plus qu’auparavant, étant moins sensibles aux grands récits idéologiques. Des clivages à surmonter Le syndicalisme, recrutant sur une base professionnelle et non idéologique, inclut obligatoirement des options diverses en son sein. Mais ce pluralisme inévitable peut tout aussi bien s’exprimer par une diversité d’organisations ou à l’intérieur d’une structure unique, qui canalise les divergences, par exemple en procédant à des élections internes (aux USA notamment). La démocratie interne est indissociable de la recherche d'unité, et de la vitalité du syndicalisme. Comment espérer qu'il rassemble les travailleurs s'il n'exprime pas leurs aspirations ? Tâche d'autant plus délicate que les clivages sont nombreux. Ainsi, les réalités professionnelles ne doivent pas être occultées : la CFDT cheminots, œuvrant dans un milieu très conflictuel, a appelé à une grève reconductible en mars, alors que la CGT a initiée peu de mouvements dans des secteur comme le commerce. Les confédérations doivent faire cohabiter les salariés des grandes entreprises et des PME, les cadres et les salariés sous leurs ordres, les salariés du privé et du public (deux fois plus syndiqués)... En Allemagne, dont on loue l’unité syndicale, on oublie que les fonctionnaires se retrouvent principalement dans une organisation spécifique. Les émeutes ont mis en évidences d’autres fractures, certaines centrales intégrant des syndicats policiers influents quand d’autres dénonçaient des violences systémiques. Plus globalement, si FO et la CGC se concentrent sur leur travail corporatif, la majorité des organisations affirme des valeurs citoyennes. Ainsi, la CFDT et la CGT ont constitué des alliances avec des mouvements associatifs et écologistes, abordant des thématiques sociétales dont elles espèrent qu’elles renforceront leur attractivité[3]. Toutefois, cela représente un pari délicat, du fait du potentiel polémique de ces sujets, démultiplié par les réseaux sociaux et les médias. Les exemples sont multiples (immigration, énergie nucléaire, mode d'action violents, loi de 2004 sur la place des religions à l'école etc.). Le syndicalisme peut-il vraiment créer un consensus des salariés sur ces questions, surtout dans les entreprises dont il est absent, pourvoyeuses de vote RN ? La neutralité syndicale, une demande des salariés Pour les salariés, c'est mission impossible, mais surtout, c'est hors sujet. Dans un secteur professionnel aussi politisé à gauche que l’éducation nationale, le questionnaire scientifique Militens a montré que les enseignants assignent à leurs syndicats un rôle professionnel (corporatif et de représentation de l’identité du corps) : Toutefois, les militants des syndicats contestataires sont attachés à ces incursions dans d’autres domaines que récusent les syndiqués et sympathisants. Ce décalage peut s’expliquer par le fait qu’ils sont davantage politisés que leur base. En regroupant les réponses à plusieurs questions de société, j'ai construit un indice des représentations sociétales des enseignants : Seule une minorité d’enseignants peut être qualifiée de moderniste sur les sujets sociétaux, car approuvant des propositions somme toutes mesurées (vote des étrangers, mais seulement aux élections municipales etc.). En effet, cet indice synthétique n’est pas construit à partir de propositions plus radicales comme la liberté de circulation. Pour l’ensemble des actifs, revenons sur l'exemple des violences policières. Les militants des syndicats contestataires y sont d'autant plus sensibles que le maintien de l'ordre dans les manifestations pose question, notamment depuis la loi Travail. Les salariés sont majoritairement hostiles aux manifestations de racisme dans la police (même si une minorité soutient l'extrême droite). Mais en juillet, 88 % des actifs considéraient que la mort de Nahel à la suite du tir d’un policier était « un prétexte pour la plupart des émeutiers pour casser ». Seuls 11 % estimaient que c’était « une réaction de colère et un sentiment d’injustice » face à cette mort[4]. Un des éléments qui a le plus choqué étant les destructions de bâtiments publics au service de la population (écoles, mairies, commissariats, centres sociaux..). Ce qui impacte d'autant plus les syndicats que les agents des services publics y sont sur représentés. Quelle intervention politique des syndicats ? On comprend néanmoins cette volonté de l’essentiel du mouvement syndical d’articuler luttes sociales et sociétales. Après tout, sans une vision de la société, sans des valeurs de progrès, le syndicalisme s’avèrerait du corporatisme déguisé, aux effets conservateurs. De plus, étant donné la place de l'Etat dans les relations sociales en France, il est essentiel d'ouvrir une perspective politique. La période pose alors à nouveaux frais la question de l’indépendance syndicale. Pendant longtemps, celle-ci était pensée uniquement vis-à-vis des partis politiques. Cela s'expliquait par le contexte de la guerre froide et de ses suites, la concordance entre les scissions du parti socialiste SFIO (1920) et de la CGT (1921). Depuis la chute du mur et le désenchantement produit par l'expérience de la gauche au pouvoir (1981, 1997 et encore plus 2012), beaucoup de syndicalistes ne se réfèrent plus à un parti, même si les clivages idéologiques restent très visibles. Les militants qui gardent une affiliation partidaire agissent rarement de manière coordonnée (phénomène frappant pour le PCF, dont la culture ancienne de discipline politique a disparu). Le seul parti qui garde une influence directe sur la manière dont ses militants interviennent dans le syndicalisme est le Parti Ouvrier Indépendant (trotskyste, dit "lambertiste", associé à LFI), qui anime un courant important à Force Ouvrière. Aujourd'hui, on pourrait élargir la thématique de l'indépendance syndicale aux associations et collectifs... bref à tous les partenaires des OS. En effet, la tendance actuelle est aux cartels entre syndicats et collectifs divers, en incluant quelquefois les partis de gauche. Aurélie Trouvé, ancienne porte parole d'ATTAC et actuelle députée LFI, évoque un "bloc arc-en-ciel"[5]. Le caractère permanent de ces alliances incite les syndicats à signer des textes collectifs sur des sujets très variés. Le risque étant la dilution et l'influence extérieure. Surtout, comment résoudre les multiples contradictions entre ces différents combats, au-delà des discours unifiants, mais vagues ? Témoignent malheureusement de cette difficulté, les tentatives de raccorder d’autres luttes aux actions syndicales, comme pour la grève féministe du 8 mars 2023 et celle de la jeunesse du 9, qui devaient prolonger et amplifier la journée réussie du 7 mars. Pour le moment, nous assistons plus à une superposition partielle des luttes qu’à la convergence espérée. Insistons néanmoins sur l'impasse d'une indépendance syndicale qui serait vue de manière négative comme neutralité ou comme refoulement des débats politiques. Pour agir conformément à sa mission, il faut que le syndicalisme pèse sur des enjeux tels que l’urgence climatique et les discriminations. Face au néo libéralisme, face à un pouvoir qui a encore démontré au printemps son caractère autoritaire, le syndicalisme ne peut délaisser le terrain des institutions et du changement de société. Mon propos est plutôt : comment convaincre les salariés, qui attendent des syndicats qu'ils soient efficaces sur leur cœur de métier et s'avèrent réticents à l'élargissement de leur palette ? En traduisant ces enjeux en revendications propres au monde du travail, en exprimant le point de vue qui fait leur originalité, en élaborant des revendications rassembleuses, les syndicats sont en capacité de mieux mobiliser. Et de nouer des partenariats fructueux avec des forces diverses, qui apportent un point de vue complémentaire. Le syndicalisme a donc besoin de s'approprier ces enjeux, dans une démarche d'indépendance d'action politique. Conclusion : un espoir réaliste pour l'unité syndicale En France, la division syndicale est ancrée dans l’histoire et la réalité sociale, les traditions propres à chaque structure s’étant cristallisées en autant de cultures militantes. Le regroupement organisationnel de tous les syndicats - l’unification - apparaît comme un mirage, dont rien ne prouve qu’il soit désirable. Néanmoins, les leaders syndicaux paraissent décidés à continuer sur la lancée du printemps, qui pour l’heure a profité à tous et a rapproché points de vue et pratiques, de la base au sommet. Le syndicalisme a besoin pour se resourcer de poursuivre ce processus unitaire, en procédant par objectifs réalistes. La rationalisation du paysage syndical par des fusions ou des contrats d’alliance entre certaines organisations en est un, et cette perspective existe entre la CGT et la FSU. Un autre serait - à l’instar des confédérations italiennes entre 1972 et 1984 - la construction d’une structure souple offrant un cadre de discussion formalisé. En effet, s’ils veulent limiter la concurrence, les syndicats devront établir des priorités revendicatives communes et lancer des initiatives régulières, seules susceptibles de prolonger la dynamique. Réussir ce processus centripète implique de privilégier le centre de gravité du mouvement syndical aux affirmations identitaires. Le meilleur moyen étant encore d'approfondir la démocratie syndicale, en donnant la parole aux adhérents. **** [1]Denis Segrestin , Le Phénomène corporatiste. Essai sur l'avenir des systèmes professionnels fermés en France. Fayard, 1985. [2] Je n’utilise pas les termes réformistes/révolutionnaires, parce qu’ils ne correspondent plus aux pratiques et aux représentations actuelles. La perspective d’un renversement de l’ordre social et politique n’est pas d’actualité et tous les syndicats espèrent obtenir des réformes favorables. [3] La CGT vient de quitter l’Alliance Ecologique et Sociale, qu’elle avait fondé avec Greenpeace, mais a annoncé son intention de continuer à travailler ces questions en partenariat. [4] Sondage Elabe/BFMTV, 4 juillet 2023. [5] Aurélie Trouvé, « Le bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive. », La découverte, 2021

  • La grève du baccalauréat, un marronnier de l’action enseignante ?

    Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, spécialiste de l’engagement enseignant, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité) Ce post est issu d'un document de travail de mon Habilitation à Diriger des Recherches (en cours). Une nouvelle fois, les professeurs de lycée et leurs syndicats se sont affrontés sur la perspective d’un blocage du baccalauréat, sous le regard des élèves et de leurs parents. Comme toujours, les médias ont accordé une place notable à cette question, le bac conservant son prestige symbolique, contre vent et marées. Et une nouvelle fois, l’examen a résisté, les épreuves se sont déroulées sans encombre. Pour quelles raisons ? Dans l’histoire, une grève populaire chez les enseignants, mais qui reste théorique Depuis les années 1950, la recherche d’une alternative peu coûteuse à la grève classique conforte la forte popularité parmi les enseignants de la grève des examens, laquelle procure un impact conséquent, puisque tout le système scolaire repose sur la certification. Mais toutes les grèves d’examen s’étaient brisées sur un double écueil : d’une part, la possibilité pour l’administration de sanctionner pour « service non fait », loin du mythe de la grève gratuite. D’autre part, la vigilance des parents sur ce sésame indispensable à la carrière de leurs enfants transforme la grève du baccalauréat en action particulièrement impopulaire. L’appel à l’opinion publique s’avère donc contradictoire avec l’emploi déterminé de la grève d’examens. Ajoutons que la relation à l’élève est au cœur de la professionnalité enseignante. L’idée de bloquer le baccalauréat est pourtant régulièrement évoquée, car elle garantit une large audience médiatique. Ainsi, en 1983, Le Monde explique que le président de la Société des Agrégés « fait planer des menaces sur le baccalauréat. » Il précise même quel jour sera prise la décision. Ce suspense s’arrête avant l’épreuve… Car toutes les tentatives ont échoué. Ainsi, en juin 1989, le SNALC appelle à la grève les correcteurs convoqués. On compta 50 grévistes sur 11 149 personnels attendus : 0,44 % ! Ce débat rebondit en 2003, à l’occasion du très puissant mouvement contre une réforme des retraites. Ce mouvement est l’apogée de la surconflictualité enseignante, mais il s’affaiblit et l’aile la plus mobilisée des professeurs cherche une issue dans le blocage du baccalauréat. Idée contestée, par exemple dans une tribune parue dans Libération : « Assurer le bon déroulement de l'examen nous paraît une obligation déontologique et l'indice d'une cohérence par rapport aux fins que se propose le mouvement des enseignants. »[1] L’obstacle de l’opinion publique transforme les discussions avec le gouvernement en théâtre d’ombres, aucun partenaire n’acceptant d’endosser la responsabilité de l’interruption du baccalauréat. En effet, dès mai 2003, 88 % des français n'admettent pas que "l'exercice du droit de grève" empêche " les élèves de passer leurs examens" (sondage CSA, dont 72 % "tout à fait", ce qui est considérable). En juin, selon un sondage Ipsos, 78 % des français ne comprendraient pas que "certains enseignants décident de boycotter les examens (baccalauréat, BTS, etc.) pour faire entendre leurs revendications". Les syndicats enseignants échappent globalement à la réprobation, les français semblant en position d'attente (le sondage CSA indique que 59 % considèrent qu'ils "sont soucieux de l'intérêt des élèves"). Veillant à sa popularité, l’intersyndicale (les confédérations CGT et FO, la FSU) rejette donc « toute action de nature à nuire au déroulement des examens », position confirmée par le syndicat majoritaire dans la profession, la FSU, ce qui provoque l’amertume des professeurs les plus investis[2]. Cet examen inhibe donc la combativité des professeurs de lycée, toujours soucieux de finir le programme. Ils ont beau être plus syndiqués que les professeurs de collège, leur participation globale aux grèves est moindre. En effet, « l’idéologie du service » public et du service à autrui peut autant légitimer que délégitimer les actions des professionnels[3]. Ce que constatent deux professeurs, à l’issue du bras de fer de 2003 : « un seul et même souci, l’opposition à la précarisation du service public, portait les fonctionnaires, d’un même trait, à arrêter le travail et à poursuivre leurs missions. Cet attachement à la mission est un attachement au service public. »[4] La grève du bac de 2019, la seule tentative sérieuse Le blocus du baccalauréat de 2019 est la première tentative sérieuse de grève d’examen depuis 1927[5] en France, même si le résultat est en demi-teinte. Comme le signale le sondeur Jérôme Fourquet, « un tabou est tombé » (Le Figaro, 16 juillet 2019). L’initiative du SNES FSU de lancer une grève des surveillances dès le premier jour, au risque d’empêcher l’épreuve, s’inscrivait en rupture avec la prudence constante du syndicat majoritaire sur ce sujet. Elle n’a pas atteint son objectif (avoir suffisamment de surveillants en grève pour provoquer des perturbations) mais son succès relatif a créé une dynamique, qui s’est manifestée par la rétention de nombreuses copies. Si elle n’était le fait que de quelques milliers de correcteurs, le soutien manifesté par la majorité de leurs collègues a évité qu’ils ne soient isolés, et donc vulnérables. Un contexte nouveau explique cette épreuve de force, peu commune dans le milieu enseignant. D’une part, la réforme du bac a levé les obstacles pédagogiques, puisqu’il ne s’agissait au fond que d’une anticipation de la quasi-disparition de ce rite national. Pour preuve, la réaction de Jean-Michel Blanquer (prendre les notes de l’année de l’élève, ou en inventer si nécessaire) a démontré le peu de cas qu’il fait de l’examen terminal. D’autre part, le mouvement des gilets jaunes n’était pas reproductible dans ce groupe social, mais ces résultats, comparés aux défaites des derniers mouvements organisés par les syndicats, ont impulsé une radicalité nouvelle. Aiguillonnés par le besoin de durcir le ton face à un pouvoir déterminé, les « bloqueurs » — pour l’essentiel militants d’extrême gauches ou néo grévistes radicalisés — se sont tournés vers un moyen d’action puissant, quoique difficile à manipuler. Dans une époque où l’exposition médiatique compte autant que la tonalité des commentaires, l’écho a été à la mesure de leurs espoirs : 162 articles consacrés au mouvement dans la seule presse nationale en juin et juillet, dont au moins 5 éditoriaux. Ce tsunami médiatique était principalement hostile, d’autant que 61 % des Français soutenaient les sanctions financières et disciplinaires dont le ministre menaçait les grévistes (sondage Odoxa). Sur les réseaux sociaux, pas moins de 533 800 messages sont postés sur le sujet, essentiellement par les candidats et leurs parents. Ceux-ci condamnent massivement ce mode d’action, même « s’ils comprennent les raisons qui poussent les professeurs à se mobiliser » selon Véronique Reille Soult, de Dentsu Consulting. Laquelle ajoute que durant "cette polémique, Jean-Michel Blanquer est parvenu à préserver son image"... Cependant, la condamnation des grévistes est bien plus faible qu'en 2003. D'après le sondage Odoxa, 69 % des français déplorent que des correcteurs aient retenu des copies du Bac, car "ils ont pénalisé les bacheliers". En examinant le profil du tiers de français qui au contraire estiment que les grévistes « n’avaient aucun autre moyen de se faire entendre », on remarque une surreprésentation des jeunes (plus 11 points par rapport à la moyenne des français pour les 18-24 ans, moins 10 points pour les 65 ans et plus...) et des catégories populaires (plus 14 points de soutien pour ceux dont le foyer a un revenu net inférieur à 1 500 € par mois, moins 8 points pour ceux dont le revenu dépasse 3 500 €). Classiquement, les électeurs de gauche sont plus favorables à ce mode d'action (47 % contre 31 % en moyenne) mais aussi ceux du RN (plus 8 points). Logiquement aussi, les électeurs de la droite classique réprouvent le mouvement (soutien inférieur de 12 points par rapport à la moyenne)[6]. Les médias se sont focalisés sur le déroulement des évènements, l’angoisse des élèves, et ont peu relayé le message des grévistes. Mais cela a souligné auprès du grand public le malaise ambiant dans les salles de professeurs. Si cette lutte atypique démontre la plasticité du répertoire d’action enseignant, elle n’a pas non plus bouleversé son cadre. La grève des surveillances ne durait qu’une journée, et nombre d’enseignants l’ont effectuée dans l’état d’esprit si bien décrit par ce titre d’un article de Libération : « Bac : en grève sans “déranger les élèves” » (18 juin 2019). Même les « bloqueurs » affichaient en réalité un objectif modéré, celui de retarder de trois jours seulement la publication des résultats. Cette pondération du mouvement a sans doute diminué le mécontentement des parents d’élèves, surtout elle était nécessaire pour lever les préventions des enseignants. En 2023 encore, les professeurs ont refusé de perturber le bac. La seule nouveauté résidant dans l'intervention du secrétaire général de la CGT, le 19 mars, il déclare sur BFMTV qu'il "faut que les épreuves du bac se passent le mieux possible". Quand Benjamin Duhamel lui fait remarquer que la fédération enseignante de la CGT se prononce pour la grève du bac, il ajoute que celle-ci est légitime, car la colère est grande... Cette prise de position inédite et ambiguë montre que les confédérations sont encore plus perméables aux inquiétudes des parents d'élèves. Au fond, cette arme séduit les professeurs par sa radicalité, parce qu’elle leur donne le sentiment qu’ils pourraient ainsi bénéficier de la possibilité de bloquer le pays, si utile aux cheminots par exemple. Mais elle brouille leur engagement professionnel, le sens qu’ils donnent à leur travail et contredit frontalement un objectif essentiel de leurs actions : populariser leurs revendications. Cependant, le bac n’étant plus que l’ombre de lui-même, même si l’inertie lui confère encore une valeur symbolique, cette réticence pourrait disparaitre à terme. [1] Marie-Paule Guerin et Pierre Windecker, « Menacer le bac, un signe dangereux », 16 juin 2003. [2] Geay Bertrand, 2003, Le « Tous ensemble » des enseignants. In : Béroud, S., Mouriaux, R., (dir.), L’année sociale, Syllepse, Paris. [3] Robert, A. & Tyssens, J. (2007). "Pour une approche sociohistorique de la grève enseignante". Éducation et sociétés, n° 20, 5-17, p. 16 [4] Jobard Fabien, Potte-Bonneville Mathieu, « la grève depuis son avenir », Vacarme 1/2004 (n° 26), p. 14-15 [5] Verneuil Yves, « France: la grève du “bachot” de 1927 », Paedagogica Historica, vol. 44, octobre 2008, p. 529–541 [6] Je remercie Céline Bracq, Directrice Générale d’Odoxa, pour m'avoir transmis les tris détaillés de ce sondage.

  • L'encadrement juridique de la grève chez les fonctionnaires d'Etat

    Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, spécialiste de l’engagement enseignant, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité) Ce post est issu d'un document de travail de mon Habilitation à Diriger des Recherches (en cours). La jurisprudence a été dépouillée intégralement jusqu'en 2020. Le répertoire d’action enseignant dépend étroitement d’une réglementation contraignante, qui le canalise, car « le droit n’a pas pour but unique d’éteindre les conflits ; il les ritualise en les contenant dans des limites et des procédures » (Bonnin, 2013). La réglementation du droit de grève, libérale dans le secteur privé, s’avère plus contraignante dans la Fonction Publique d'Etat, au nom de l’usager et du principe constitutionnel de continuité du service public (Magnon, 2017). Cet arsenal juridique est légitimé par les thèses de Léon Duguit et Gaston Jeze qui arriment le salarié à la spécificité de son travail : le service public (Florence Crouzatier-Durand et Didier Guignard, 2017). Or, ceux qui réclament le plus cette réglementation sont les néo-libéraux, pourtant hostiles audit service public. Dans ce domaine, le droit privé semble perdre de ses vertus, lui qui prévoit qu’un mouvement de grève peut être déclenché à tout moment et qui interdit toutes les mesures visant à lui faire perdre son effectivité… Des contraintes juridiques pour limiter la conflictualité L’État employeur dispose de ressources non négligeables pour brider la conflictualité, comme la notion de « nécessité de service » qui permet à la hiérarchie de proximité de contester les droits des fonctionnaires, sous le contrôle du juge administratif néanmoins (Merley, 2017). À ceux qui pourraient s’en étonner, rappelons que « le droit en général, et les règles relatives à la grève en particulier ne sont jamais que le résultat de différents rapports de force » (Melleray, 2003). Ainsi, depuis 1963, les grèves tournantes sont interdites. Pour autant, comme le signale une haute fonctionnaire de la DGAFP : « en pratique, les affaires disciplinaires sont très rares et les dépôts de plainte quasi inexistants (Krykwinski, 2009). En effet, « tout encadrement procédural des grèves est assez illusoire » en l’absence de consentement des intéressés, « la masse des insoumis étant trop grande », ce qui a été constaté notamment en 68 (Sinay, 2015). Faire grève 1 heure, perdre une journée de salaire Si sous l’impulsion de l’Union européenne, on assiste à une homogénéisation des droits de la fonction publique et du travail, ce processus s’arrête aux restrictions à l’exercice du droit de grève des agents publics[1]. Un récent recours de la CGT contre la règle du 1/30 indivisible montre pourtant que cette situation peut évoluer : le Comité européen des droits sociaux considère que la France enfreint la Charte sociale européenne car ce dispositif « entraîne une retenue disproportionnée sur le salaire des grévistes et revêt un caractère punitif ». Le CEDS relève par ailleurs l’absence de « justification objective et raisonnable » à la différence de traitement entre les agents de la FPE et ceux de la FPT et de la FPH. Mais le combat juridique ne fait que commencer. L’ensemble des fonctionnaires est pénalisé par la règle du trentième indivisible (la perte d’une journée de salaire même si la durée de grève est inférieure). La droite restaure cette disposition abrogée par la gauche avec l’amendement Lamassoure (loi du 13 juillet 1987). Les raisons comptables historiquement invoquées ont pourtant disparu avec l’informatisation des services et ne sont pas de mise dans les entreprises… Durant la période 1982-1987, on peut mesurer l’effet d’une retenue sur salaire proportionnelle au temps de grève sur l’usage des grèves courtes dans la FPE (figure 8). Celui-ci n’est pas totalement négligeable (88 000 équivalents JINT en 1983, soit pas moins de 280 000 grèves d’une heure), toutefois il reste marginal par rapport à la grève d’une journée. Celle-ci reste l’arme privilégiée des fonctionnaires, soit par tradition, soit parce qu’elle correspond le plus à leur problématique, elle ne bénéficie pas non plus d’un report des grèves courtes lors du retour du trentième indivisible. On peut en déduire que les débrayages étaient employés dans les conflits locaux, entre les hiérarchies intermédiaires et leurs subordonnés. Effet de l’amendement Lamassoure sur les grèves des fonctionnaires d’État Le service minimum d’accueil dans les écoles, une arme non létale La création du service minimum d’accueil (SMA) dans le premier degré renforce cette tendance autoritaire. La loi du 23 juillet 2008 ne réquisitionne pas les enseignants, mais institue un accueil municipal pour les élèves lorsque plus de 25 % des professeurs de l’école annoncent leur intention de faire grève. Nulle restriction directe du droit de grève (qui ne représente officiellement que l’un des cas de figure d’application de la loi), simplement la volonté d’en atténuer les conséquences pour les usagers. Ce qui démontre en creux que la grève enseignante n’est pas sans effet… La popularité du SMA ne surprend donc pas[2]. Après une période d’opposition frontale, caractérisée par une véritable guérilla juridictionnelle, le Parti Socialiste a maintenu le dispositif en l’état une fois revenu au pouvoir. Les juristes sont unanimes à considérer que cette loi vise à un évitement de la grève. En effet, pour que l’administration informe les mairies, les professeurs des écoles doivent remplir une déclaration d’intention préalable deux jours ouvrés avant la grève. Cette exigence « restreint concrètement la marge de liberté personnelle des candidats grévistes. » Elle freine la dynamique des luttes. De plus, le préavis ne peut être déposé qu’après une période de négociation de huit jours. Le délai de prévenance se trouve ainsi allongé de façon conséquente (de 5 à 13 jours). Cette « combinatoire des dispositions nouvelles participe à la dissuasion de chacun de faire grève » (Wallaert, 2009, pp. 825 et 827). Mais en pratique, comme la jurisprudence est très souple sur ce préavis et que déclarer son intention n’oblige pas à faire grève (Petit, 2017), le système est fragile. Pour l’instant, les chiffres officiels attestent généralement d’une adéquation entre les intentions et les résultats définitifs, avec un écart de 0,63 point le 12 février 2013 et de 2 points le 14 novembre 2013. Les professeurs des écoles répugnent à recourir à de fausses déclarations, par légalisme et pour éviter des représailles de leurs inspecteurs. En revanche, dans l’académie de Paris, moteur du conflit sur les rythmes scolaires, l’écart relevé aux mêmes dates pourrait correspondre à une tactique syndicale de désorganisation du SMA : 7,9 points d’écart puis 9[3]. Aujourd’hui, le SMA apparaît comme une arme non létale. La conflictualité avait même augmenté dans le premier degré après son adoption. Il Le fameux arrêt Omont : une épée de Damoclès Cette jurisprudence du Conseil d’État (7 juillet 1978) ne sera partiellement appliquée dans toute la FPE qu’à partir de la circulaire du 30 juillet 2003[4], alors qu’elle émane d’une problématique essentiellement enseignante. L’arrêt pose le principe que : « le décompte des retenues à opérer sur le traitement mensuel d’un agent public s’élève à autant de trentièmes qu’il y a de journées comprises du premier jour inclus au dernier jour inclus où cette absence de service fait a été constatée, même si, durant certaines de ces journées, cet agent n’avait, pour quelque cause que ce soit, aucun service à accomplir ». Autrement dit, l’enseignant qui fait grève le vendredi et le lundi suivant perd quatre jours de salaires, car l’intervalle entre deux jours de grève constatés est considéré par extension comme faisant partie de la grève. L’administration n’ayant aucun moyen de savoir si l’agent se considère en grève durant cette période, le Conseil d’État tranche par défaut dans ce sens. La doctrine juridique a souvent critiqué cet arrêt : « Outre qu’elle méconnaît la manière dont nombre d’enseignants font concrètement grève (rattrapant leurs heures de cours alors même qu’il est de principe qu’un rattrapage du service ne permet pas d’éviter une retenue sur traitement à l’inverse de la solution applicable en droit du travail ; continuant à assurer la part “invisible” de leur service en préparant leurs cours, corrigeant leurs copies ou pour les enseignants du supérieur en poursuivant leurs travaux de recherche), cette solution est assurément “radicale”. » (Melleray, 2003) Par ce raisonnement baroque, le CE fait converger les retenues financières du public et du privé pour les grèves longues, qui avantagent les fonctionnaires. Dans le public, la retenue sur salaire est forfaitairement fixée à 1/30 pour un jour de grève, alors que dans le privé, elle est strictement proportionnelle à la durée d’interruption du travail. En outre, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, l’exercice de la grève pour les salariés de droit privé entraîne la suspension du contrat de travail et donc la perte de la rémunération pendant toute la durée de la grève, y compris pour les jours où le salarié ne travaille pas[5]. En pratique, dans le privé, une grève d’un mois aboutit à une absence totale de salaire, tandis que le fonctionnaire touche quand même au moins un tiers de son traitement (puisqu’on ne retire habituellement que les jours de présence, soit 20 jours environ pour un fonctionnaire classique, et 16 jours pour un professeur dont le service hebdomadaire est concentré sur quatre jours). Si l’arrêt Omont est appliqué, tous perdent un mois de salaire. Le seul avantage des fonctionnaires en matière de grève disparaît. Ces règles sont “incontestablement sévères, peut-être même trop (…). Cela explique sans doute qu’elles ne sont pas toutes ni toujours appliquées, ce qui les rend assurément plus supportables, mais pose la question de leur validité” (Melleray, 2003)… En effet, les gouvernements hésitent toujours à imposer l’aspect le plus tendancieux de l’arrêt Omont : des retenues sur les jours sans service à accomplir. Même en 2003, le gouvernement a renoncé au dernier moment à l’appliquer dans toute sa rigueur, craignant une rentrée scolaire agitée : les jours fériés et les dimanches n’ont pas été défalqués des feuilles de paie. Pour se justifier, le ministre Luc Ferry critique la logique du Conseil d’État : “il est évident (…) que les jours fériés ne font pas partie des prélèvements pour fait de grève”. Il justifie les prélèvements sur les jours de la semaine durant lesquels les professeurs du secondaire n’ont pas cours par l’égalité avec les professeurs du primaire, présents tous les jours dans leur école[6]. Cette jurisprudence constitue donc une arme de dissuasion, que même les gouvernements les plus conservateurs hésitent à employer. Arme fragile, dans la mesure où tous les recours juridiques n’ont pas été exercés contre cette disposition. Les tribunaux contre les retraits protestataires L’usage collectif du droit de retrait est une « forme “moderne” et “post-industrielle” de la grève » (Icard, 2013). Ce droit a été créé dans le privé par les lois Auroux, en 1982 ; pour la FPE, l’article 5-6 du décret n° 95-680 du 9 mai 1995 stipule : « Aucune sanction, aucune retenue de salaire ne peut être prise à l’encontre d’un agent ou d’un groupe d’agents qui se sont retirés d’une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu’elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou la santé de chacun d’eux. » Normalement, le retrait est exercé comme solution d’urgence pour éviter un danger, non pour porter un message revendicatif. Or, les retraits protestataires se multiplient dans l’éducation (25 % des procès concernant la FPE), avec un profil type : un établissement du second degré situé en zone sensible dans lequel l’équipe éducative unanime exprime son indignation devant les violences. Ces signaux d’alarme suscitent médiatisation et empathie de l’opinion publique. La jurisprudence tâche de contenir ce détournement du droit de retrait (Pauliat, 2010). Fondamentalement, c’est un « droit individuel qui s’exerce individuellement » alors que la grève « est aussi un droit individuel, mais exercé cette fois collectivement » (Verkindt, 2014). Mais comment discerner l’éventualité prévue par le décret du « groupe d’agents » qui refuse au même moment d’encourir un risque commun ? Les tribunaux tranchent au cas par cas, du fait du caractère subjectif de ce droit, référé au sentiment individuel qu’existe un danger grave et imminent. Au printemps 2010, dans les lycées voisins de Vitry et Thiais, les enseignants décident en assemblée générale d’en appeler au droit de retrait et participent sur ce temps libéré à des manifestations médiatisées, fournissant un exemple de cessation concertée et collective du travail. D’ailleurs, signe de la confusion, les médias évoquent dans les mêmes articles une grève et un droit de retrait[1]. Pourtant, le rectorat, conforté par la justice, a procédé à des retenues de salaire uniquement au lycée de Vitry, le plus en pointe dans l’action. Moins de 5 % des droits de retrait sont acceptés par le juge administratif, la doctrine juridique conviant « à utiliser avec modération » ce droit, comme pour « toute bonne chose » (Lemaire, 2013) ! L’administration n’a jamais usé de la faculté de procéder à une sanction disciplinaire ainsi qu’à une procédure pour abandon de poste. Cet exercice illégal du droit de grève — aucun préavis n’étant déposé — pourrait en effet « accréditer l’idée d’un refus d’obéir » (Guillet, 2010). La pratique évolue vers une forme moderne du débrayage, avec des retraits d’une demi-journée ou d’une journée. Même soumis à retenue sur salaire, le retrait protestataire subsiste, parce qu’il conserve son efficace médiatique, comme marqueur de la gravité des violences scolaires et aussi parce qu’il permet de s’émanciper des contraintes de l’arrêt Omont, en légitimant des arrêts de travail continus sur de nombreux jours. *** La pérennité de la conflictualité enseignante n’est pas garantie, les enseignants étant confrontés au renforcement des contraintes internes — retenues sur salaire plus conséquentes, service minimum d’accueil, durcissement du management — et à un contexte politique défavorable. Mais les mouvements récents et actuels le démontrent : ces obstacles sont loin d’avoir annihilé leurs mobilisations. La tenace volonté du législateur et du Conseil d’Etat de canaliser la conflictualité des fonctionnaires a souvent été contrecarrée par leur ingéniosité dans l’utilisation de l’arme du droit, voire par la création d’une jurisprudence syndicale, lorsque le rapport de force le permet. Bibliographie Bonnin, V., 2013, Les limitations du droit de grève fondées sur les droits des tiers au conflit, Droit social, p. 424 Crouzatier-Durand Florence et Kada Nicolas (dir.), 2017, Grève et droit public. 70 ans de reconnaissance, Presses de l’Université Toulouse 1, LGDJ Guillet, N., 2010, Les conditions de la reprise du travail après l’exercice du droit de retrait dans la fonction publique, L’actualité juridique, droit administratif (AJDA), p. 2157 Icard, J., 2013, Exercice du droit de retrait, Les Cahiers Sociaux 257. Krykwinski, C., 2009, Grèves et service minimum. État des lieux de la réglementation, Les Cahiers de la fonction publique et de l’administration 292. Lemaire, F., 2013, Le droit de retrait dans la fonction publique, AJDA, p. 257. Magnon, Xavier, 2017. Le point de vue du constitutionnaliste : Quel(s) sens de l’alinéa 7 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ? In Crouzatier-Durand et Kada, Grève et droit public, op. cit., pp. 39-58. Merley Nathalie, 2017. Le point de vue de l’administrativiste : la jurisprudence administrative facteur de fragilisation du droit de grève dans les services publics In Crouzatier-Durand et Kada, Grève et droit public, op. cit., pp. 59-80. Pauliat, H., 2010, Le droit de retrait, protection du fonctionnaire ou substitut à l’exercice du droit de grève ?, Complément territorial, pp. 34-38 Petit Franck, 2017, « Le droit de grève dans les services publics : un puzzle à recomposer ? » Droit social. Sinay, H., article Grève, Encyclopædia Universalis. Verkindt, P. Y., 2014, De la nécessaire distinction du droit de retrait et du droit de grève, Les Cahiers Sociaux 264. Wallaert, S., 2009, Les derniers développements du droit de grève dans les services publics, Revue de la recherche juridique 127 (2), pp. 805-834. Notes [1] Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, « Droit du travail et droit de la fonction publique », 17 janvier 2014. https://www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/droit-du-travail-et-droit-de-la-fonction-publique [2] Sondage BVA/PEEP de septembre 2007 auprès de 800 parents d’élèves, 78 % se déclarent favorables à cette idée. [3] Communiqués de presse du MEN, sur education.gouv.fr. [4] JO n° 179, texte n° 60. [5] Arrêt de Cass. soc., 24 juin 1998, Bull. 1998 V, n° 335, p. 253. [6] Le Monde avec AFP et Reuters, 28 août 2003. [7] « Les enseignants du lycée polyvalent Guillaume-Apollinaire poursuivent leur grève », Le Monde.fr avec AFP, 17 février 2010.

  • Amplifier, intensifier et démocratiser la mobilisation contre la réforme des retraites

    Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, spécialiste de l’engagement enseignant, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité) L’actuel mouvement social contre la réforme des retraites déjoue les pronostics pessimistes sur le syndicalisme et les mobilisations sociales. Trois ans seulement après 2019, une puissante vague déferle sur le pays, dans laquelle aucune force n’est en mesure de contester le leadership syndical. Dans le terrain d’observation qui est le mien, le monde enseignant, le regain de conflictualité s’observait avant, par exemple avec la grève surprise du 13 janvier 2022 qui a causé la mort politique de Jean-Michel Blanquer[1]. Mais si jusque-là la stratégie des organisations syndicales a été opératoire, elles sont confrontées à un défi : comment éviter de rééditer l’échec de 2010 ? Ce mouvement contre une réforme qui retardait déjà de deux ans l’âge de la retraite, reposait essentiellement sur des manifestations nombreuses et très puissantes et était déjà dirigé de facto par les secrétaires généraux de la CGT et de la CFDT. Il connût mi-octobre 2010 une accélération du tempo, des départs de grève qui ne se généralisèrent pas, puis un tunnel de 9 jours jusqu’au temps fort suivant, qui marqua le début du reflux. Ces manifestations, étalées sur six mois, n’ont pas suffi face à un pouvoir déterminé. [1] Alors que Blavier, P., Haute, T. & Penissat, É. affirmaient que « les mobilisations grévistes ont décliné dans la Fonction Publique, et notamment dans l’Éducation nationale, depuis la fin des années 2000 », in « La grève, entre soubresauts et déclin ». Mouvements, 103, 2020, p. 11-21. Une stratégie dictée par des contraintes structurelles Aujourd’hui, l’intersyndicale adopte un répertoire d’action éprouvé, considéré comme le gage d’un large rassemblement. Ce choix s’inscrit dans un contexte bien connu : nombreux déserts syndicaux ; repli du syndicalisme sur les salariés les plus diplômés des grandes entreprises et des professions à statut (fonctionnaires, services publics etc.) ; réduction fréquente du militantisme à des équipes d’élus dont les missions sont consacrées à la représentation institutionnelle des salariés dans les relations du travail ; quasi-disparition de la culture gréviste dans le privé. Depuis plusieurs décennies, seuls les salariés de secteurs vitaux pour l’économie (principalement transports et raffineries) ont réussi des grèves reconductibles, qui tiennent du mirage dans d’autres professions. Ajoutons que la fragmentation syndicale perdure, alors qu’elle semblait devoir reculer avec l’adoption en 2008 d’une loi changeant les règles de représentativité. La CFDT et la CGT, à coup de condamnations réciproques, s’enferment dans des postures opposées et tout aussi stériles. En considération de ce morne paysage, l’actuel conflit montre une résilience du mouvement social. Tout d’abord en affichant une unité syndicale - absente à ce niveau depuis 12 ans - dont la solidité tient au constat que le sort des organisations est lié autant qu’à la politique de dislocation du dialogue social. Après avoir dédaigné les corps intermédiaires, Emmanuel Macron découvre qu’il n’a plus d’interlocuteur solide. Ensuite, en obtenant le soutien de l’opinion publique grâce aux failles de l’argumentaire officiel et à une stratégie pacifique. En témoigne, la fin - provisoire ? - des affrontements graves qui dissuadaient de nombreuses personnes de manifester. Cette attitude est d’autant plus notable que de nombreux commentaires mettent les victoires des gilets jaunes au crédit des violences qui ont émaillé leur mouvement… L’effet recherché dans une stratégie axée sur les manifestations est de compenser l’absence de généralisation de la grève. L’intersyndicale, après avoir hésité, a ainsi choisi de défiler un samedi. Le 11 février 2023 a connu une forte affluence avec 963 000 personnes dans toute la France selon le ministère de l'Intérieur. Le profil des citoyens mobilisés s’est effectivement diversifié, avec un caractère familial remarqué. Mais ce n’était pas le raz de marée espéré : seulement 138 000 manifestants de plus que le samedi 16 octobre 2010. La mobilisation reste toujours plus forte en semaine que le week-end, car les luttes sociales s’enracinent dans un collectif de travail. Enfin, comme en 2010, ce mouvement s’enracine dans la France périphérique, déborde des zones de force syndicales. L’intersyndicale offre à une partie du salariat, et notamment les catégories les plus populaires, un cadre pour exprimer sa colère. Ajoutons que le mouvement des gilets jaunes a pu socialiser à l’action une fraction de cette population. Cette extension se vérifie à d’autres niveaux. Ainsi, habituellement, les grèves réussissent moins dans les établissements scolaires de fin de carrière, ceux dont le public est le plus aisé. C’est l’inverse aujourd’hui, car la réforme n’épargne pas les salariés qui s’apprêtent à prendre leur retraite et voient leurs projets d’avenir contrariés. Pour réussir la séquence du 7 mars : élargir et intensifier Cette stratégie a porté ses fruits dans un premier temps, toutefois le durcissement du discours de l’intersyndicale montre qu’elle a conscience du besoin de réussir l’étape suivante. Comme en France, les grandes manifestations n’ont jamais à elles-seules fait reculer un gouvernement, celui là compte sur le découragement des protestataires et surjoue la sérénité. Tout l’enjeu pour le mouvement syndical est donc de parvenir à bloquer le pays. Un obstacle réside dans l’anticipation de la défaite par beaucoup des salariés mobilisés. La majorité des enseignants ne se voyait pas participer à plus de deux grèves. Si leurs difficultés financières sont indéniables, celles d’autres salariés en grève le sont encore plus. Par fatalisme, les enseignants opèrent un arbitrage défavorable aux actions les plus coûteuses (en argent, mais aussi en temps). 57 % d’entre eux considéraient en 2017 que, « dans le contexte actuel, faire grève ne sert plus à rien » (questionnaire scientifique Militens). Comment accepter des sacrifices élevés si l’on ne croit pas à ses chances de succès ? La grève devient alors un mode d’expression, plus qu’un moyen de peser réellement. Le terme même de « mouvement social » indique l’importance de la dynamique de la lutte, le fait qu’elle repose sur la mise en branle des salariés. Seul un rythme soutenu et croissant peut briser la résignation et obtenir cette alchimie qui décide des millions de salariés de faire tout leur possible, de se lancer dans des actions inimaginables auparavant. Il s’agit de résoudre un paradoxe redoutable : comment mettre le pays à l’arrêt quand la grève générale semble exclue dans les faits ? Demander à un salarié de passer de 1 h à une journée de grève est crédible. Généraliser et diversifier les actions, élargir le nombre de salariés en lutte, sont des objectifs réalistes. Il est ainsi envisageable de mobiliser plus fortement les 26 % de professeurs dont la conflictualité est occasionnelle, qui recoupent partiellement ceux dont l’image de la grève est mitigée[2]. Le mouvement est confronté à une exigence d’inventivité. En 2018, le système mis au point par les syndicats de cheminots (un rythme de deux jours de grèves suivis de trois jours normaux) avait dérouté la direction de la SNCF, mais son application trop rigide lui avait permis de s’adapter in fine. Aujourd’hui, avec la multiplication des caisses de grève, l’idée chemine d’assumer la grève par procuration en compensant les efforts des salariés placés à des postes stratégiques. Quel rythme adopter ? Quel usage des outils numériques ? Le mouvement social a besoin de trancher démocratiquement les questions en débat. On comprend que l’état-major intersyndical se méfie des groupes militants radicaux, qui voient dans les réunions ouvertes autant d’occasions de bénéficier d’un auditoire, mais il ne peut tout centraliser, au risque de priver le mouvement de sa sève. A mon sens, la plus grande faille se situe à ce niveau : la faiblesse de la participation à beaucoup d’assemblées générales, que ne compensent pas les boucles Whatsapp. On ne s’engage pas dans l’action collective d’une manière individuelle, à distance, en déléguant les décisions. Ce phénomène montre aussi que la bataille n’est pas pleinement engagée, même pour les salariés mobilisés, qui ont besoin de se l’approprier davantage. Syndiqués peu militants et non syndiqués pourraient alors se joindre plus massivement aux syndicalistes dans leurs actions de sensibilisation (distributions de tract, collages d’affiches, visites dans les entreprises) essentielles pour amplifier la mobilisation. *** Quelle que soit l’issue de ce conflit, l’enjeu pour les syndicats sera de convertir sa force ponctuelle en renforcement durable de leur position. On peut supposer que le rapport de force sera plus en faveur des syndicats, leur conférant plus de chance d’obtenir des arbitrages favorables, de mettre certaines de leurs préoccupations à l’agenda. Ils y parviendront d’autant mieux qu’ils sauront préserver l’actuelle unité d’action. Certes, la logique de bloc correspond à des positionnements profondément différents, mais en confortant une fracture regrettée par les salariés, elle a un effet dissuasif. [2] Indices synthétiques dont la cohérence a été vérifiée avec le test Alpha de Cronbach, enquête Militens. Premier indice construit avec la participation à plusieurs grèves et manifestations, second issu des questions suivantes : La grève permet de faire entendre ses revendications ? Faire grève, c’est pénaliser les élèves ? La grève a un coût financier trop élevé pour ses participants ? La grève permet de créer un rapport de force ? La grève permet de faire entendre ses revendications ?

  • Mon analyse des élections professionnelles enseignantes en 4 interviews

    Les élections des représentants du personnel enseignant viennent de s'achever. Cet évènement permet tous les quatre ans d'en savoir plus sur l'état de santé du syndicalisme de la fonction publique et sur la configuration du champ militant. J'ai eu l'occasion de donner des clés d'interprétation avant et après le scrutin. Voici les interviews en question, dans l'ordre chronologique, et avec quelques redites ! Le Monde du 22 novembre 2022 : Laurent Frajerman, sociologue et historien : «Les enseignants ont besoin que leurs représentants soient écoutés», Interview de Violaine Morin Laurent Frajerman est professeur agrégé d’histoire au lycée Lamartine, à Paris, sociologue, chercheur associé au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis) et à l’observatoire de la Fédération syndicale unitaire (FSU). Il explique les enjeux des élections professionnelles à venir pour les enseignants, dans un contexte de forte attente de revalorisation salariale. Les élections professionnelles pour les agents de l’éducation nationale se dérouleront du 1erau 8 décembre. Quels sont les enjeux de ce scrutin ? L’enjeu premier est le poids et l’influence des organisations syndicales, dans un moment où se négocient beaucoup de choses cruciales pour les enseignants. D’abord les retraites, dont le projet retoqué à l’issue de la crise sanitaire était particulièrement défavorable aux enseignants. Ensuite, la revalorisation salariale, effective dans la fonction publique hospitalière, mais toujours en attente dans l’éducation, malgré un consensus sur sa nécessité. Les enseignants ont besoin que leurs représentants soient écoutés, c’est pourquoi la question de la participation aux élections professionnelles est centrale. Depuis la mise en place du vote électronique, en2011, la participation des professeurs aux élections syndicales a reculé et se stabilise autour de 50%. Cela a fait reculer le poids des élus enseignants dans la fonction publique. Cette baisse se répercute ensuite dans les arbitrages. On voit, par exemple, que les primes des autres fonctionnaires ont bien plus augmenté que celles des enseignants. Le taux de prime est en moyenne de 10% chez les professeurs, pour 40% en moyenne chez les autres fonctionnaires d’Etat. L’enjeu est donc à la fois d’être bien représenté parmi les fonctionnaires, mais aussi au sein du ministère. Les syndicats n’auront pas le même poids à 80% de participation qu’à 50%. En revanche, si on parle d’influence, c’est-à-dire de la possibilité de mettre à l’agenda ses préoccupations, les élections professionnelles ne sont qu’un élément parmi d’autres, comme la présence d’enseignants dans les sphères de pouvoir, ou la capacité des enseignants à se mobiliser. La FSU sort majoritaire de ces scrutins depuis de nombreuses années. Y a-t-il un suspense sur l’issue de celui qui vient ? Chez les enseignants, il y a effectivement un syndicat majoritaire, dont on va se demander s’il progresse, stagne ou recule. Aux dernières élections de 2018, le score de la FSU était stable, mais il avait reculé en 2014, parce que le SNES-FSU avait négocié une adaptation des services des professeurs, leur temps de travail, et que le SNUipp-FSU n’avait pas critiqué intégralement la réforme des rythmes scolaires. Deux blocs se distinguent dans le paysage syndical enseignant: il y a un pôle modéré, qui comprend le SGEN-CFDT et l’UNSA; et un pôle plus combatif, qui comprends les syndicats FSU, FO, SUD et CGT. Le pôle combatif est numériquement plus important, mais l’évolution de ces équilibres sera intéressante. Quel est le rôle des syndicats dans l’institution scolaire ? Est-il juste d’affirmer que leur pouvoir s’affaiblit ? Traditionnellement, les organisations syndicales sont un partenaire de l’éducation nationale à tous les niveaux, le plus important étant sans doute les commissions paritaires qui veillent sur les mutations d’enseignants. C’est une place que les syndicats ont conquise à un moment où ils étaient en position de force –dans les années 1920, pour ce qui concerne les instituteurs. Depuis la loi de transformation de la fonction publique, en 2019, une partie du pouvoir de ces commissions paritaires a été supprimé. Les syndicats sont encore là pour décider des grandes orientations, qu’on appelle les «lignes de gestion», mais il n’y a plus de cas par cas. Sur le terrain, ces lignes de gestion ne sont parfois pas respectées –notamment pour ce qui est du respect du barème de points nécessaires à tel ou tel mouvement–mais les recours arrivent tard et les syndicats choisissent, parfois, de ne pas casser les décisions, pour éviter de déplacer de nouveau un enseignant. L’opacité grandissante du système a donc clairement fait reculer le pouvoir syndical, qui s’est longtemps nourri, dans les discussions à l’échelle locale, des «longueurs d’avance» qu’il pouvait obtenir grâce à des informations transmises par les centrales. Dans les archives, vous retrouvez des courriers d’inspecteurs d’académie qui se plaignent que le responsable syndical du coin ait obtenu telle ou telle information avant lui... Dans une négociation, cela donne du poids ! Pour autant, l’administration semble avoir besoin d’eux...L’administration a le choix. Soit elle décide de se passer de l’expertise des élus enseignants, soit elle continue à s’appuyer sur eux. Dans le premier cas, elle prend le risque de générer du mécontentement dans un contexte de crise du recrutement. Pour le dire autrement, soit le ministère refuse de travailler avec le syndicalisme –c’était la ligne du prédécesseur de Pap Ndiaye, Jean-Michel Blanquer–soit ils sont plus réalistes et entrent dans une collaboration –nécessairement conflictuelle, mais qui reste une collaboration. Il faut bien se rappeler que cette configuration est gagnante pour les deux parties : le pouvoir des syndicats a toujours été officieux, lié à leur capacité à trouver des solutions efficaces. L’administration y gagne en humanisation de sa gestion de ressources humaines, et les syndicats y gagnent en crédit auprès des personnels de l’éducation nationale. Mais à présent que les syndicats ont perdu leur poids «direct» dans les carrières des individus, cet équilibre n’est-il pas menacé ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de décrochage de la syndicalisation. D’une élection professionnelle à l’autre, on constate de petites variations, mais on ne peut pas dire que les syndicats enseignants s’effondrent. Et je ne pense pas que ce sera le cas prochainement car, en réalité, les gens ne se syndiquent pas uniquement pour des motifs personnels. Dans nos enquêtes, on constate que 10% des syndiqués avancent des raisons utilitaires : «Je me syndique parce que je veux qu’on m’aide sur mon cas.» Les autres se syndiquent pour tout un ensemble de raisons. En Angleterre, le gouvernement Thatcher a bien tenté de casser dans les années 1980 le pouvoir des syndicats enseignants, et ça n’empêche pas les professeurs britanniques d’être syndiqués à près de 90% ! Penser que le syndicalisme est fort uniquement parce qu’il rend des services me semble réducteur. C’est rarement le seul facteur. On a beaucoup évoqué, à la rentrée de septembre, la notion de «répression syndicale», notamment autour du cas d’un élu de SUD-éducation enseignant à Nanterre, qui conteste sa mutation «dans l’intérêt du service». Sentez-vous une volonté de museler le syndicalisme enseignant ? Si les cas individuels génèrent une émotion si vive, c’est parce qu’on sort d’un quinquennat autoritaire, où les enseignants pouvaient être convoqués, sans forcément que cela soit suivi de sanctions d’ailleurs, parce qu’ils avaient fait ou dit telle ou telle chose. L’utilisation du déplacement d’office évite à la hiérarchie de justifier ce type de sanction, ce qui nourrit la suspicion. Pour autant, on ne peut pas dire que le militantisme syndical soit victime de répression. Il y a quelques exemples, peut-être un peu plus nombreux qu’auparavant, mais il y en a toujours eu. Dans certains cas, il me semble qu’il existe très clairement une volonté de canaliser l’activité syndicale plutôt que de l’interdire : il s’agit de faire passer le message que certaines pratiques ne sont plus tolérées. ***** Café pédagogique, 1 décembre 2022, "Laurent Frajerman : Voter reste utile aux enseignants", Interview de François Jarraud Que se passe-t-il dans les élections professionnelles quand on change les règles du jeu ? Chercheur associé au Cerlis, Laurent Frajerman a travaillé sur les précédentes élections professionnelles de l’éducation nationale. Alors que s’ouvrent de nouvelles élections le 1er décembre, marquées par un changement important des règles électorales dans le second degré, il revient sur les effets de ces modifications et sur les enjeux d’une élection professionnelle alors que le gouvernement a réduit la place des syndicats dans les commissions paritaires. Les élections professionnelles de cette année utilisent un nouveau mode électoral. On vote par degré et non plus par corps. Quel impact cela peut-il avoir sur l’avenir des syndicats, notamment des petits ? Historiquement, le syndicalisme enseignant s’est constitué à partir des corps. Au milieu du 20ème siècle, on a favorisé un échelon plus large, par degré d’enseignement : par exemple, le Snes Fsu représente tous les personnels du 2d degré (hors enseignement professionnel) qu’ils soient agrégés, CPE ou surveillants. Mais les instances paritaires fonctionnaient toujours dans une logique de corps. Un syndicalisme minoritaire (Sgen-Cfdt, puis Syndicat des Enseignants Unsa) revendiquait non seulement de dépasser ce niveau, mais de créer un corps unique d’enseignant de la maternelle au lycée. Le mode de scrutin par degré représente une nouveauté pour les enseignants du 2d degré (pas pour ceux du 1er degré, pour lesquels, c’était le cas depuis longtemps). Ce changement rend invisibles les syndicats représentant des corps enseignants périphériques (psyEN, professeurs de lycée professionnel, etc). On ne saura plus combien ils apportent de voix à leur fédération, dont dépend leur survie. Ce phénomène aura inévitablement un impact, mais il ne sera pas perçu tout de suite par les enseignants. On peut supposer qu’il conduise à une recomposition syndicale de basse intensité. La logique institutionnelle pousse en ce sens. Les décisions se prennent de plus en plus au niveau du rectorat et du ministère. Or, il y a toujours eu une homologie entre la structure syndicale et celle de l’administration. En face de l’interlocuteur administratif, il faut un interlocuteur syndical. Quels effets cela peut avoir pour les petits syndicats ? Certains syndicats subsistent parce qu’ils incarnent une spécificité professionnelle. De l’extérieur, on peut estimer qu’il y a plus de différence entre un CPE et un professeur de mathématiques syndiqués au SNES – FSU qu’entre ce professeur de maths et son collègue d’EPS membre du SNEP-FSU. Toutefois, dans le questionnaire scientifique Militens, 75 % des professeurs d’EPS déclarent préférer un syndicat spécifique à l’EPS (en l’espèce le SNEP), 15% un syndicat qui regroupe toutes les disciplines du second degré et 10% une structure commune à tous les enseignants du premier et du second degré. Cette dimension métier est primordiale dans le syndicalisme enseignant, elle devrait préserver les organisations dont les mandants souhaitent se distinguer des certifiés « classiques ». Pourquoi ce changement de mode électoral qui semble jouer contre l’administration ? Les politiques éducatives souffrent souvent d’une concrétisation hasardeuse et de contradictions entre leurs objectifs. Ainsi, l’État veut limiter le nombre d’instances pour des raisons de rationalisation budgétaire, mais dans l’éducation nationale, on voit qu’il y en a encore 600 ! Les petits syndicats des personnels administratifs conservent leurs multiples instances. Les AESH, de plus en plus nombreuses, sont gérées par des instances inter degrés, avec de multiples dissonances sur le terrain. On risque d’avoir une autre hiatus entre la fusion des corps enseignants du 2d degré dans un même collège électoral et la réforme de la voie professionnelle qui diminue le temps d’enseignement classique. Le métier des PLP s’éloignerait alors de celui des professeurs de l’enseignement général et technologique. Globalement, ce changement de mode électoral va-t-il pacifier ou augmenter le nombre de conflits ? Les élections professionnelles ne sont qu’un aspect des relations du travail. Ce ne sont pas les élus du personnel qui négocient avec le ministre, mais les dirigeants des syndicats. Même sans élus, les syndicats existeraient toujours, parce qu’ils ont une base. On l’a vu avec JM Blanquer qui a été applaudi pour sa tactique du bulldozer, son intransigeance. Mais finalement, il est tombé dans le fossé suite à une grève lancée par les syndicats. Ceux-ci ne peuvent pas être contournés durablement. Sans un dialogue avec eux, le ministère dysfonctionne, comme l’a démontrée la période du confinement. Le vote électronique a impacté négativement la participation électorale. Cette nouvelle réforme peut-elle à nouveau avoir un impact sur la participation ? Je ne pense pas. La participation ne devrait pas augmenter, car les enseignants se heurteront aux mêmes obstacles d’un système particulièrement lourd. Ils n’ont pas d’ordinateur au travail. Leurs messageries professionnelles se font concurrence (entre celle du ministère et celles des collectivités locales, voire des ENT). Le taux de participation va surtout dépendre de la capacité de mobilisation des syndicats. Cela aura un effet sur la taille des appareils syndicaux ? L’effet a déjà eu lieu. Le gouvernement a fait baisser la charge de travail des commissaires paritaires et en a réduit le nombre. Les décharges syndicales ne vont pas baisser davantage que sous JM Blanquer. Que reste-t-il comme pouvoir aux syndicats ? Pourquoi aller voter ? D’abord, ils peuvent voter pour revendiquer que leurs syndicats en aient davantage… Par exemple, les enseignants regrettent la disparition des prérogatives syndicales dans les procédures de carrière avec la loi de transformation de la fonction publique. Si la participation est faible, cela justifierait la volonté de la haute administration de ne pas écouter les élus du personnel, créant un cercle vicieux. Ensuite, voter est aussi une façon de s’exprimer, de poser un acte. On connaît le mécontentement sur les salaires, l’attitude du pouvoir, il serait paradoxal qu’il ne s’exprime pas dans les urnes. Enfin, voter est une façon de s’exprimer sur les enjeux syndicaux. Depuis 4 ans, les syndicats ont démontré leur capacité de mobiliser et d’être en lien avec la profession. Lors de l’émergence des stylos rouges, beaucoup de commentateurs s’interrogeaient sur la pérennité des syndicats. Bien qu’il n’y ait plus de monopole syndical aux élections professionnelles, les stylos rouges ne présentent pas de candidats. Personne ne conteste vraiment la place des syndicats dans les relations professionnelles, même si ce mouvement des stylos rouges a démontré que les enseignants peuvent tester d’autres outils d’expression et de contestation. Les syndicats sont donc placés dans une situation contrastée. Ils rencontrent des défis comme la socialisation des nouveaux enseignants qui souvent ont déjà effectué une carrière hors éducation nationale ou la montée de la précarité. Par leur vote en faveur de telle ou telle organisation, les enseignants peuvent aussi soutenir des propositions précises, arbitrer entre une logique de négociation ou de mobilisation, choisir un syndicat majoritaire ou non. Bref, voter leur est toujours utile. ****** Café pédagogique, 12 décembre 2022, "Laurent Frajerman : Des élections professionnelles sous le signe de la stabilité", Interview de François Jarraud Ni la question du statut des directeurs d’école, ni la réforme du lycée professionnel ont entrainé de modification notable des équilibres syndicaux, explique Laurent Frajerman, chercheur associé au Cerlis. Cependant, il note le recul du taux de participation et la baisse des syndicats « de service » au profit d’organisations davantage dans le conflit d’idées. On observe un recul du taux de participation aux élections professionnelles. Cela affaiblit-il les syndicats ? Ce n’est pas un message de bonne santé ! Cela montre qu’avec ce mode de scrutin, la participation ne peut pas progresser. Cela montre aussi que le lien entre les syndicats et leur base est plus faible qu’avant. En fait, c’est la couronne la plus proche d’eux qui a voté. Mais on a vu aussi lors de grandes grèves, comme celle du 13 janvier 2022, que les syndicats gardent une influence certaine. Ce recul du taux de participation reflète-t-il la perte de pouvoir des syndicats depuis la loi de transformation de la Fonction publique ? La covid a aussi joué un rôle. Le syndicalisme est aussi un lien social que le confinement a fragilisé. La loi de transformation de la Fonction publique a rendu moins efficace le syndicalisme de service, une caractéristique du syndicalisme enseignant. Justement, on constate un recul plus ou moins accentué des syndicats qui portent ce modèle, la Fsu et l’Unsa. S’il n’y a pas d’effondrement, cela devrait les pousser à travailler davantage le terrain. Ils doivent aller au-devant de la base. Globalement, on assiste à un net recul de l’Unsa et du Sgen Cfdt et à une baisse moins importante de la Fsu au bénéfice de la Cgt, du Sne Csen et d’une certaine manière de Sud (qui entre au CSA). Assiste-t-on à une montée des extrêmes ou à une diversification syndicale ? Pour moi, il y a surtout stabilité. On assiste à un renforcement de la Cgt probablement suite au projet de réforme des lycées professionnels où ce syndicat est bien implanté. On a aussi un renforcement du pôle Cgt Sud qui est rendu visible, car Sud reprend un siège au Csa. Mais le déplacement reste modeste : quelques milliers de voix. Quelle évolution observe-t-on dans le 1er degré ? La question du statut des directeurs d’école a-t-elle joué un rôle ? On voit peu de bouleversements et finalement cette question n’a pas joué un grand rôle. Les deux syndicats qui se sont investis dans cette question (Unsa et Sgen Cfdt) reculent. Le Sne fait une petite percée. Si la loi Rilhac a été conçue comme un outil pour affaiblir les syndicats les plus combatifs, c’est loupé ! Dans le second degré, il est plus difficile d’estimer les évolutions, car les différentes CAPN font place à une seule. Voyez-vous une évolution ? La CAPN du 2d degré conforte le paysage connu. La Fsu est loin devant la seconde organisation avec 9 sièges. La seconde organisation est Fo avec 2 sièges. Au sein des réformistes, l’Unsa est devant le Sgen Cfdt. Des organisations revendicatives ont 2 sièges, comme le Snalc, la Cgt et FO. Au final, si le ministère veut faire passer une réforme, il va rencontrer une forte opposition. L’Unsa sort renforcé dans les corps d’inspection et de direction. Cette évolution des cadres, à contre-courant de celle des enseignants, vous inspire quelle lecture ? On est vraiment chez les cadres dans un syndicalisme qui relève des associations professionnelles avec un fort taux de syndicalisation. Le syndicat est en position dominante, ce qui en fait l’organisation « naturelle » pour les services rendus aux personnels. Mais ils représentent bien aussi la mentalité des deux corps qui est très différente de celle des enseignants avec un fort principe hiérarchique, l’idée de servir l’État. Cela ne les empêche pas de savoir aussi porter la contestation. Les cadres sont plutôt de centre gauche. Ils respectent les valeurs de la République et la hiérarchie. Mais cela ne signifie pas qu’ils soient néo libéraux. ***** Acteurs Publics, 12 décembre 2022, "Laurent Frajerman : “La réduction du pouvoir syndical dans la fonction publique agit comme un poison lent”, Interview de Bastien Scordia Le sociologue et historien spécialiste de l’éducation nationale revient dans cet entretien sur les résultats des élections professionnelles et sur les rapports entre l’administration et les syndicats d’enseignants. Laurent Frajerman est professeur agrégé d’histoire au lycée Lamartine de Paris et chercheur associé au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis) de l’université Paris Cité ainsi qu’à l’Observatoire de la FSU. - La participation aux élections professionnelles est en baisse de près de 6 points dans la fonction publique d’État (FPE) et passe ainsi sous la barre des 50 %. Quel regard portez-vous sur cette décrue de la mobilisation, qui semble se confirmer scrutin après scrutin ? Elle témoigne de l’impact négatif du vote numérique. Le vote n’est plus relié au lieu de travail, à un collectif. Surtout, les impératifs de sincérité et de sécurité du scrutin aboutissent dans la plupart des ministères à des systèmes très complexes, qui découragent une partie des électeurs potentiels. On a réinventé un vote capacitaire (un mode de scrutin dans lequel le droit de vote est accordé aux citoyens en fonction de leurs capacités). L'acte de vote s’étale sur deux mois, avec trois opérations différentes à effectuer successivement. L’électeur doit prouver son intérêt pour le scrutin à plusieurs reprises, ne pas s’effrayer en cas de problème informatique. De petites améliorations ont été apportées (le réassort des codes et identifiants), mais les bugs rendaient en général l'opération fastidieuse. La généralisation de ce système dans la fonction publique a abouti à une harmonisation par le bas. La participation reste conséquente pour les agents qui utilisent régulièrement une messagerie professionnelle avec un poste de travail fixe. -Le poids des syndicats est-il toujours aussi important dans la fonction publique ? Ou est-il aujourd'hui affaibli, depuis notamment la réduction des compétences des CAP et du droit de regard des syndicats sur les carrières des agents ? Attention à l’illusion d’optique : ce ne sont pas les élections qui constituent le soubassement du fait syndical dans la fonction publique, mais le nombre d’agents organisés et mobilisés par les syndicats. Cela dit, la réduction du pouvoir syndical a un impact indéniable, qui agit comme un poison lent. Le scrutin sert plus à s’exprimer qu’à se doter d’élus dont ou pourra avoir besoin, ce n’est pas très motivant. Les changements de mentalité et de comportement prenant du temps, cela laisse le temps aux syndicats de se réorganiser. Les agents ont toujours autant besoin d’informations fiables, de comprendre les principes qui régissent les carrières. Dans un sondage Ipsos/FSU, les ¾ des fonctionnaires regrettaient que leurs représentants syndicaux ne puissent plus garantir la transparence et l’application des mêmes règles à tous. Les défauts des DRH laissent un espace au syndicalisme de service des grandes organisations. En attendant, celles-ci reculent un peu. - Quid précisément de l'éducation nationale où la participation baisse également, à 39,8% ? Les enseignants ont une culture de participation politique. Le taux de syndicalisation reste supérieur à la moyenne (entre 25 et 30 %), comme la capacité de mobilisation. Combien de syndicats peuvent se vanter d’avoir organisé deux grèves majoritaires en 3 ans (5 décembre 2019 et 13 janvier 2022) ? Pourtant, en 2011, le vote électronique a provoqué un choc. Depuis la participation oscille entre 38,5 % et 42,6 %. Désormais, seuls les enseignants proches des syndicats votent, ce qui fausse l’analyse. Cela démontre amplement que le lien entre les syndicats et leur base est friable. Ils doivent démontrer leur utilité et leur efficacité. Pour moi, les grands syndicats enseignants (FSU, UNSA surtout) tirent leur légitimité de leur caractère institutionnel, de médiation entre une administration souvent défaillante et la base. L’enjeu pour eux est de passer d’un syndicalisme à distance (les militants répondent d’une manière experte aux questions et sollicitations depuis leur local) à un syndicalisme de proximité, qui crée du lien social (en allant vers les enseignants). -Dans ce contexte, l'administration de l'éducation a-t-elle encore aujourd'hui besoin des syndicats et si oui pourquoi ? Elle rêve de s'en passer, afin de mettre au pas les profs ! Mais l'épisode Blanquer a illustré le risque induit d'une rupture totale avec les enseignants. Les syndicats canalisent une culture conflictuelle et à distance des hiérarchies. En leur absence, on assiste plus à de l'anomie, à des mouvements spontanés et désordonnés qu’au triomphe des managers. Le système éducatif est en crise, et tout ce qui contribue à le faire tenir me semble positif. C’est la raison fondamentale du rôle particulier des syndicats enseignants : ils aident l’administration à humaniser son fonctionnement et en retirent de l’influence. Sous Blanquer, les syndicats ont été boycottés, privés d’information, sauf lors du confinement, parce que l’heure était grave ! Avec la loi TFP, les rectorats ont pu envoyer des enseignants dans des postes improbables. Résultat, les démissions et arrêts maladie se multiplient… -Quel regard portez-vous sur le paysage syndical de l'éducation issu des urnes? La FSU reste en tête alors que l'UNSA et la CFDT recule un peu au bénéfice de la CGT et de Solidaires notamment qui entre au CSA. Assiste-t-on à une montée des syndicats contestataires ? Les variations que vous évoquez restent limitées. En général, les élections professionnelles manifestent une certaine stabilité. C’est le cas. La FSU est confortée dans son rôle central, puisque l’écart avec le second syndicat (l’UNSA) s’accentue. Mais on est loin du paysage des années 1980, avec un syndicat hégémonique (la FEN, d’où proviennent les deux organisations précitées). Ma principale grille d’analyse est professionnelle, je n’insiste pas dessus. Bien sûr, les syndicats dont l’activité est principalement idéologique (CGT et SUD) ne sont pas impactés par la loi TFP, et progressent légèrement, mais quand SUD éducation gagne 0,3 point, est-ce une victoire ? Symboliquement oui, car le recul de l’UNSA lui permet de récupérer le dernier siège au niveau ministériel. Le plus notable reste que Sud Education ait pu survivre pendant 11 ans sans être représentative, et garder un capital électoral de 5%. D’un autre côté, SUD perd son siège dans la Fonction Publique Territoriale au profit de la FSU. Quand les évolutions des scores sont faibles, une analyse en termes de sièges est trompeuse.

  • La FSU et l’égalité femmes/hommes

    Cette brochure est issue d'un travail de l'Observatoire de la Vie Fédérale de la FSU qui s'est intéressé à la question centrale de la place des femmes au sein du syndicat, et plus largement de l'engagement au féminin. Quels constats dresser sur des problématiques telles que la prise de parole, les discriminations professionnelles, la parité, la lutte contre les VSS ? Quelles solutions ont été testées, avec quelles implications et résultats ? La brochure aborde également l'histoire des rapports entre féminisme et syndicalisme, notamment dans le milieu enseignant. En complémentarité avec le travail au long cours entrepris par le secteur femmes de la FSU, l'objectif de l'Observatoire était de dresser un état des lieux en fournissant des éléments objectifs, susceptibles d'aider la Fédération dans son cheminement vers une meilleure participation des femmes, vers une égalité enfin réelle. La brochure retravaille avec des statistiques fines un grand nombre de données que les militant-es pourront utiliser : sondage IPSOS, enquête scientifique Militens, questionnaires du secteur femmes et du Centre de formation aux congrès fédéraux de 2019 et 2022, travail de l'observatoire de la parité et résultats d'autres travaux scientifiques... Plusieurs syndicats nationaux ont aussi accepté de fournir des chiffres inédits qui permettent de voir le taux de féminisation à toutes les strates, de la profession aux militants en passant par les déchargés nationaux des SN et les dirigeants de la FSU. Une telle transparence doit être saluée. Elle est disponible en pdf ici : https://fsu.fr/wp-content/uploads/2022/10/note-Observatoire-F-H-VF_web.pdf Jean-Marie Pernot : « Si beaucoup reste à faire pour sortir des inégalités, des violences et des discriminations de toutes sortes, dans le travail comme en dehors de celui-ci, il suffit de regarder trente années en arrière pour mesurer le changement parcouru. Si le passage de la société paysanne à la société urbaine a constitué un changement radical au cours du XXe siècle, le passage d’une société machiste à une société de l’égalité des genres pourrait bien être l’affaire des décennies à venir. C’est avant tout un objectif de lutte et de mobilisations des femmes qui met en cause également le syndicalisme, lui-même interpellé dans son fonctionnement, ses coutumes, encore souvent marqués par la domination masculine. Mais si le mouvement syndical sait opérer sa nécessaire mutation, il y a là une réserve de combativité qui peut modifier en profondeur et en positif le rapport des forces. Ceci pose naturellement la question de l’articulation entre luttes féministes et luttes sociales, qui n’a rien de naturel. » Avant-propos de Benoît Teste La FSU est une organisation qui revendique, assume et fait vivre son féminisme, elle s’inscrit de plus en plus dans les luttes pour l’égalité femmes/hommes. Depuis le congrès de Clermont-Ferrand, la FSU s’est dotée d’un mandat afin de mieux connaître la place des femmes au sein de ses structures. En tant que secrétaire général, je partage la volonté d’avancer sur ce chantier essentiel, d’aller au bout des débats. C’est pourquoi j’ai demandé à l’Observatoire de la vie fédérale de s’investir dans ce chantier, en produisant une réflexion sur cette question, qu’on pourrait résumer ainsi : la place qu’on donne aux femmes, celle qu’elles prennent. Comme le dit la sociologue Sophie Pochic, qui a participé à ce travail de l’Observatoire : « Il faut les compter pour qu’elles comptent ». A l’intérieur de notre syndicat, un regard optimiste insisterait sur les progrès de l’égalité femmes/hommes, mais force est de constater qu’elle n’est pas atteinte. Les statistiques produites par le CA orga indiquent que la FSU compte 66 % de femmes chez ses adhérents, 47 % parmi les délégués au congrès de Metz, et seulement 44 % au CDFN (avant celui de 2022). Nous avons le sentiment de pouvoir faire mieux, et constatons une stagnation dans certains domaines. Comment briser les plafonds de verre ? Evidemment en ne tolérant pas que l’investissement féminin soit empêché. En promouvant de multiples manières cet engagement vital pour notre syndicalisme. En se dotant d’outils contre les comportements répréhensibles, pour prévenir et lutter contre les violences sexistes et sexuelles quelles qu’elles soient. Mais on sait aussi que le travail de fond nécessaire sur ces questions tient à l’existence d’un obstacle diffus, plus difficile à combattre : les mentalités, les stéréotypes, qu’il s’agisse de tout ce qui conduit les femmes elles-mêmes à s’auto-limiter, consciemment ou pas, ou de tout ce qui conduit à ne pas les considérer capables, à les déconsidérer, là aussi à l’issue de processus qui peuvent être conscients ou pas. Cette brochure analyse les obstacles et énumère les leviers d’action possibles, tout en rappelant qu’il n’existe pas de recette miracle. Cette lucidité impose une prise en charge globale et pérenne de l’objectif d’égalité femmes/hommes. Modifier les représentations de toutes et tous et surtout les pratiques militantes pour permettre une inclusion réelle des femmes à tous les niveaux : en faisant cela, on peut espérer « un effet cliquet », autrement dit éviter un reflux, qui reste possible. Comme le souligne la sociologue Rachel Silvera « L’objectif devrait être de développer une approche « intégrée » de l’égalité entre les sexes, de manière permanente, et transversale à tous les domaines, notamment dans le syndicalisme. »[1] Si on considère que la question féministe est éminemment importante et irrigue toute la société, il faut dans ce cas mettre du féminisme dans toutes nos revendications et manifestations. De ce point de vue, les luttes syndicales des années 1950 - 1980 ont permis d’obtenir l’égalité en droit, supprimant toute discrimination formelle envers les femmes fonctionnaires. L’enjeu aujourd’hui est plus complexe à formuler en termes de revendications concrètes : l’égalité réelle. Mais c’est essentiel. Je conclurai par cette remarque. Se battre contre le sexisme apporte des améliorations bénéfiques aux deux sexes. Par exemple, la perspective d’aménager le fonctionnement syndical pour rendre les réunions plus efficaces et permettre de concilier vie privée et vie publique correspond à une demande croissante, y compris chez les hommes. Au travail ! Introduction S’il est un syndicalisme dont on attendrait une position avant-gardiste sur la question de l’égalité femmes/hommes, c’est celui des enseignant-es. D’abord parce que dans ce métier a été instituée en premier, dès 1919, l'égalité de traitement entre hommes et femmes, ensuite parce que les femmes y sont nettement surreprésentées, enfin parce qu’une véritable tradition syndicale féministe existe entre les deux guerres à la Fédération Unitaire de l’Enseignement, ancêtre de la FSU[2]. Pourtant de longues éclipses, notamment au milieu du XXe siècle, montrent que l’égalité femmes/hommes peut tout à fait subir des reculs, par exemple du fait du départ d’une génération de militantes. Rien n’est acquis définitivement, car nous vivons une transition longue entre le patriarcat et un modèle égalitaire à inventer, transition qui brouille les repères, et autorise des régressions. Cette brochure se fixe l’objectif d’éclaircir les raisons qui expliquent la place insuffisante des femmes dans l’appareil syndical et d’examiner les solutions. En évitant l’écueil de la généralisation, puisque des femmes occupent des places stratégiques à tous les niveaux de l’organisation, et que les freins repérés ne les concernent pas toutes de la même manière. Les obstacles sont multiples. Ainsi, dans le questionnaire scientifique Militens[3], lorsqu’on demande aux enseignant-es : « si on vous le proposait, seriez-vous prêt.e à participer davantage à l’activité de votre syndicat ? » 14 % des syndiquées répondent affirmativement contre 18 % des syndiqués. Autre exemple, dans un questionnaire réalisé par le Centre de formation lors du dernier congrès fédéral, la seule différence notable porte sur les vœux de formations exprimés : ceux des femmes sont nettement plus concrets que théoriques, et équivalentes à ceux des hommes dans un domaine utilitaire[4]. Dans le questionnaire que le secteur femmes a fait passer au congrès fédéral de Clermont-Ferrand, en 2019, seules 28 % des déléguées déclarent avoir eu une socialisation militante dans les organisations de jeunesse, soit 10 points de moins que les hommes. Ce décalage est important car on y acquiert précocement des savoir-faire militants. Une démarche volontariste est donc indispensable pour augmenter le nombre de responsables femmes. Le questionnaire indique aussi que 45 % des délégué-es ont pris des responsabilités grâce à une sollicitation (« des militant-es me l'ont proposé »), or l’écart en faveur des femmes est seulement de 6 points, preuve qu’on peut faire plus. [1] Rachel Silvera, "Le défi de l'égalité hommes/femmes dans le syndicalisme", Mouvements, n° 43, 2006, p. 23. [2] Anne-Marie Sohn, Féminisme et syndicalisme. Les institutrices de la Fédération unitaire de l’enseignement de 1919 à 1935 ; thèse, Paris X, 1973. [3] Questionnaire Militens, Ceraps / FSU, direction Laurent Frajerman, échantillon représentatif fourni par la DEPP, ministère de l’éducation nationale, 2017. https://www.laurent-frajerman.fr/militens [4] 83 vœux recensés, recodés par Laurent Frajerman et Michel Dubreuil. Aspect concret : comment militer, prise de parole, communication. Connaissances pragmatiques : droits, règles Fonction publique, PSC, CHSCT etc… Au sein de la FSU, les constats font accord tandis que la discussion perdure au niveau des outils à mettre en œuvre. L'exigence de la parité reste un objectif, mais qui fait parfois débat, y compris entre femmes, car elles peuvent craindre que l’impératif de promouvoir des profils sous-représentés ne masque celui d’être reconnue pour leur travail, leurs compétences propres. Question qu’on devrait poser à tous et toutes… L’idée d’alléger l’investissement militant pour faciliter l’accès aux responsabilités ne fait pas non plus l’unanimité. Est-ce compatible avec les combats que nous avons à mener ? L’Observatoire n’a pas vocation à trancher ces débats, mais à éclairer la prise de décision politique. La sociologue Zoé Haller constate un écueil fondamental : si « les textes votés lors des congrès syndicaux appellent à la mise en place de « mesures facilitatrices », comme la prise en charge des frais de garde d’enfants, l’optimisation du travail syndical, l’instauration d’horaires compatibles avec une vie de famille. (…) Cependant, les modalités de mise en application de ces principes restent vagues et bien souvent aléatoires. Lors de l’enquête de terrain, il est ainsi apparu que l’existence de ces mesures était mal connue des militantes ou qu’elles n’osaient pas s’en emparer. »[1] Ce texte avait aussi pour objectif de rassembler et discuter des outils pertinents, des dispositifs concrets, afin que la FSU et ses syndicats renforcent leur action. Il nous semble que la meilleure démarche pour un féminisme syndical est inclusive. En effet, les femmes doivent se sentir à l’aise dans leur syndicat. Dans un autre sens, les avancées sur l’égalité femmes/hommes peuvent avoir un impact positif pour les hommes, impulser une redéfinition de la culture syndicale utile à tous. L’Observatoire propose donc des pistes qui s’appuient sur le principe égalitaire et n’opposent pas militantes et militants. Cette brochure réunit des informations variées, mais la recherche doit se poursuivre. Par exemple, on évoque souvent l’homophilie : le bon militant est quelqu’un qui a tendance à vous ressembler, extrêmement investi et politisé. Peut-on en déduire que la cooptation des responsables génèrerait un biais de mimétisme, les équipes en place recrutant des militants à leur image, en privilégiant une continuité genrée ? Cette hypothèse peut et doit être vérifiée statistiquement. Nous avons commencé par étudier les membres titulaires du CDFN au titre de leur SD. En général, ils représentent des sections importantes. Il y a entre 2019 et 2021, 10 changements de représentants, majoritairement en changeant de genre (7 sur 10). On passe de 7 hommes à 2 et logiquement les changements en faveur des femmes dominent (6, contre 1 d'une femme vers un homme). Il y a plus de continuité femme/femme (2) qu'homme/homme (1). Ces résultats infirment la théorie de l’homophilie masculine, mais restent à confirmer avec des échantillons plus fournis. I La place des femmes dans le syndicalisme : historique d’un impensé La sous-représentation féminine dans le mouvement syndical, notamment dans les postes à responsabilités, commence dès sa création, quel que soit le pays. L’engagement des femmes rencontre de nombreux obstacles, qui aboutissent à ce qu’elles ne représentent que 11 % des militant-es enseignant-es recensé-es dans le Maitron (des débuts du mouvement ouvrier français jusqu’à 1968). Mais selon le contexte, le syndicat, des variations instructives peuvent être relevées, notamment au sujet d’un débat récurrent : faut-il des structures spécifiques pour les femmes, faut-il exiger des mesures contraignantes pour leur représentation, sachant que les militantes ne se réclamaient pas toujours du féminisme et n’étaient pas forcément favorables à leurs propositions ? Ce tour d’horizon n’est pas exhaustif, et porte d’abord sur les enseignant-es. Des débuts contrastés Chez les enseignant-es Les enseignantes font figure de pionnières du féminisme syndical, avec les Groupes féministes de l’enseignement de la Fédération CGTU, étudiées par Anne-Marie Sohn. Elles ont obtenu en 1919 l’égalité de traitement entre instituteurs et institutrices, et se sont battues avec éclat pour le contrôle des naissances. Ainsi, en 1927, un rapport d’Henriette Alquier au congrès fédéral déclarait que le « souci de cette liberté de la maternité a poussé nos camarades russes à accepter le principe du droit à l’avortement chirurgical ». Sa publication dans le journal de la Fédération Unitaire de l’Enseignement (FUE), L’Ecole Emancipée, déchaîne une violente campagne de la droite et aboutit à un procès pour apologie de la contraception. Henriette Alquier et Marie Guillot (en tant que gérante du journal) furent acquittées, grâce à une large mobilisation. C’est l’apogée des groupes féministes, avec un millier d’adhérentes[2], et une audience notable. [1] Zoé Haller & Camille Noûs, « Dire les inégalités et porter le combat féministe dans les organisations syndicales » Mots. Les langages du politique, n° 126, 2021, p. 109-126, p. 117. [2] « Les groupes féministes de l’enseignement laïque (1920-1933) », Frédéric Dabouis, 2013. http://ecoleemancipee.org/Les-groupes-feministes-de-l-enseignement-laique-1920-1933/ [1] Slava Liszek, Marie Guillot, de l’émancipation des femmes à celle du syndicalisme, Paris, L’Harmattan, 1994, 316 p. Toutefois, la place des femmes dans cette Fédération reste limitée : après un pic de participation au Bureau Fédéral en 1921 (un tiers de l’équipe, lors du mandat de Marie Guillot), les femmes sont peu à peu évincées et ne représentent plus que 15% du bureau et des secrétaires de section à la fin des années 1920[1]. Dès 1934, faute d’animatrice, touchés par les luttes de tendance au sein de la Fédération, les groupes féministes disparaissent définitivement. Anne-Marie Sohn a établi le portrait type de ces militantes : quelques-unes sont en union libre, la moitié mariées. Beaucoup de femmes aident leurs maris militants, comme Eugénie Dommanget, dont l’époux s’est illustré à la tête de la tendance Ecole Emancipée et comme historien du mouvement ouvrier[2]. Les syndiquées trouvent dans le Groupe féministe un organisme plus étroit, homogène, pour y faire leur apprentissage et se faire reconnaître ensuite au syndicat. Dans les congrès fédéraux, les déléguées interviennent sur un registre différent des hommes. Elles participent moins aux polémiques idéologiques entre communistes, trotskystes et syndicalistes-révolutionnaires. « Par contre, l'attention portée aux problèmes corporatifs, aux modalités d'action concrètes est patente. » Très inspirées par la pédagogie, elles s’avèrent soucieuses de justice professionnelle, par exemple de la lutte contre les directeurs autocratiques. Anne-Marie Sohn relève que les femmes parlent peu dans les réunions, à l’exception des « militantes nationales plus que confirmées. L'Assemblée générale n'est pas le lieu où les nouvelles venues peuvent s'exprimer et, de là, prendre des responsabilités. La faute n'en incombe pas au mauvais vouloir masculin. Les syndiqués, hommes et femmes, ont été peu conscients de cet état de fait. Mais, prendre la parole, ‘se mettre en avant’, soutenir son point de vue contredisaient les principes d'éducation traditionnelle inculqués par la famille et l'École Normale. L'apathie, l'assimilation par les institutrices des rôles sociaux féminins ont joué. Jeanne Balanche le formule ainsi : « Les filles de ma génération n'étaient pour la plupart que des produits d'une éducation timorée, [...] très retardataire. Relisez Les mémoires d'une jeune fille rangée » [3] Ce travail précurseur sur l’histoire du féminisme syndical n’envisage guère d’autres explications, comme le sexisme des militants ou un mode de militantisme peu favorable à l’initiative féminine. Le phénomène de disqualification des militantes, déjà manifeste dans un syndicat avant-gardiste, est amplifié dans le puissant et modéré Syndicat National des Instituteurs (CGT), d’autant que la plupart des institutrices sont plus conservatrices que les féministes. Au départ, les statuts prévoient que la commission permanente du SNI est composée paritairement, ce qui préserve la présence féminine, mais lorsque cette disposition disparaît en 1931, elle s’effondre[4]. Pourtant, les enseignantes constituent peu à peu la majorité des effectifs syndiqués, reflet d’une féminisation croissante du corps enseignant. Au niveau confédéral La sociologue Madeleine Guilbert, pionnière de l’étude de la syndicalisation des femmes en France relevait plusieurs obstacles[5], dont la très forte inégalité dans la prise en charge des tâches domestiques, mais aussi l’illégitimité du travail féminin. Les femmes, main-d’œuvre vulnérable et flexible, étaient mises en concurrence avec leurs collègues masculins pour abaisser le coût du travail. Les thèses proudhoniennes, très en vogue au début du XXe siècle, s’opposaient même à leur présence sur le marché du travail. À sa création, la CFTC bénéficie d’une dynamique d’adhésion et de participation féminine grâce à l’adhésion des syndicats féminins chrétiens co-fondateurs de la centrale[6]. S’inscrivant dans la tradition catholique de séparation des sexes, la CFTC s’organise alors sur le principe de la non-mixité. Ce faisant, elle induit une expression des syndiquées et leur prise de responsabilité dans les syndicats féminins, ce qui signifie de facto une reconnaissance des questions féminines[7]. L’historienne Dominique Loiseau s’interroge sur ce paradoxe : « quel sens donner à « une non-mixité ségrégative qui conforte les rôles », mais qui est en même temps « une non-mixité dynamisante par la réflexion et l’échange suscités, sources de revendications et d’actions orientées vers les femmes »[8] ? Le succès de la CFTC auprès des femmes s’explique aussi par son discours apolitique et son syndicalisme de services (cours du soir, coopératives d’achats, soirées festives, etc.), créant un cadre « familier et rassurant » pour les femmes et contrastant avec « les rites masculins de la CGT », dont le bureau confédéral était entièrement masculin en 1919[9]. Le creux des années 1935 - 1970 Cette période de reflux prouve que la suppression d’organisation dédiée aux femmes aboutit à une diminution de leur implication. Au niveau confédéral En 1945, les syndicats féminins sont dissous et la non-mixité est abandonnée par la CFTC, qui crée en 1944 une commission féminine. La part des femmes au Bureau national chute de 30 % en 1937 à 9 % en 1948. Dans les années soixante, en dépit de l’existence de cette commission, les femmes et leurs revendications restent marginalisées dans la jeune CFDT, issue de la déconfessionnalisation de la CFTC. Toutefois, sous l’influence de nouvelles militantes, s’y élabore une stratégie syndicale pour les femmes qui, forte du contexte historique du mouvement des femmes et du tournant autogestionnaire de la CFDT, est intégrée au projet de la centrale en 1970. Ce succès est à nuancer, puisque, considérant que « le maintien de mesures spécifiques marginaliserait les femmes et leurs revendications, le secteur "femmes" est supprimé, chaque secteur se devant d’intégrer dans son activité les aspects « travailleuses »[10]. Cette mesure aboutit à un recul supplémentaire de la présence féminine dans les instances de la CFDT (2 femmes sur 31 membres du bureau national en 1975). La question des structures syndicales n’est donc pas qu’une préoccupation, organisationnelle, bureaucratique, elle influe directement sur la place des femmes. Chez les enseignant-es La génération de militantes féministes formée dans la Fédération Unitaire n’a pas passé le relais après la guerre, et elle s’investit dans d’autres tâches. Le meilleur exemple est celui de Pierrette Rouquet, élue comme cinquième permanente du SNI en 1946 au moyen d’un argumentaire féministe, mais qui ne s’occupe plus de la commission d’éducation féminine, qui s’évanouit. A la place, elle consacre son activité aux instituteurs des colonies, choix qui fait l’objet d’un commentaire sexiste du bulletin du Puy-de-Dôme : « Les coloniaux n’étaient pas contents. Le bureau n’avait pas désigné de rapporteurs pour les questions coloniales. Que faire pour calmer ces militants justement irrités ? Et bien voilà, on leur délègue la plus jeune et la plus jolie membre du Bureau. Un sourire, plusieurs même, et le calme revint. Encore un point à marquer à l’avantage du sexe faible. »[11] Le féminisme disparaît des colonnes syndicales, et les rares dirigeantes ne s’en prévalent plus, même si leur rôle peut être très politique (Pierrette Rouquet est en fonction dans le contexte sensible de la décolonisation). « Cette éclipse du militantisme féministe s’explique peut-être par la lassitude de militantes d’avant-garde, qui constatent leur marginalité, et certainement par les préjugés de leurs collègues masculins. Pourtant, bien des combats restent à mener, notamment au sein d’une organisation qui présente une image inversée de sa base. »[12] En effet, dans le domaine de l’égalité des sexes, toute absence d’impulsion aboutit à un recul, constaté au cours des années 1950. La disproportion devient écrasante entre le nombre d’institutrices dans le corps (plus de deux-tiers) et le pourcentage de femmes secrétaires de section départementale : 5,5 % en 1950, chiffre qui descend jusqu’à 1,1 %[13]. Le problème se pose aussi dans la Fédération de l’Education Nationale, à l’exception de quelques petits syndicats. L’absence de militantes est flagrante : une seule femme siège au conseil syndical du SNI de la Seine dans les années 1950. **** Cette place dominée s’explique par trois facteurs[14] : * Le premier est le machisme des hommes. Le sociologue Bertrand Geay estime que l’« univers symbolique » du Code Soleil édité par le SNI, « fondé sur la légitimité de la puissance paternelle ne serait pas si cohérent s’il ne comprenait pas tous les signes de la domination masculine. »[15] : * La seconde explication tient à l’intériorisation par les femmes de leur domination, qui ne les prédispose pas à réclamer leur place dans les appareils syndicaux. Odette Jarlaud évoquait « des préjugés inconscients » chez les institutrices, notamment l’idée que les problèmes syndicaux relèvent du domaine politique et ne les concernent pas, préjugés « qui leur créent un complexe d’infériorité » et les dissuadent de « prendre leur part de responsabilités syndicales. » Elle-même n’échappe pourtant pas à la dévalorisation du rôle des femmes en attribuant l’obtention de l’égalité de traitement à la bonne volonté des hommes et non aux luttes féminines[16] ; * Le troisième facteur provient de l’absence de volonté stratégique des directions syndicales de promouvoir des femmes, d’autant qu’aucune pression féministe ne les stimule plus. Au niveau du SNES, le pourcentage de femmes à la direction décline également dans cette période : environ 30 % à la Libération, puis autour de 20 % dans les années 1950 et enfin autour de 10 % au milieu des années 1960. Avec la majorité Unité & Action du SNES, ce taux remonte à 20 % dans les années 1970[17]. Le retour progressif du féminisme syndical (années 1970-1980) Les années 1970 voit la résurgence d’un féminisme syndical, encouragé par le renouveau féministe, il se traduit différemment selon la culture de chaque organisation et les considérations instrumentales – trouver de nouvelles cibles de syndicalisation, notamment dans le tertiaire en expansion. Certains syndicats ont essayé de travailler sur leur « culture virile », avec différents dispositifs ad hoc[18]. Chez les enseignant-es En 1984 la direction du SNES choisit Monique Vuaillat comme secrétaire générale. C’est un évènement : pour la première fois un puissant syndicat va être dirigé par une femme, même si les principaux responsables restent des hommes. Ce geste est précurseur dans le champ politique et syndical, Nicole Notat est élue 8 ans après à la CFDT. [1] Anne-Marie Sohn, Féminisme et syndicalisme. Thèse cit., p. 169 et 195. [2] Anne-Marie Sohn, Féminisme et syndicalisme. Thèse cit., p. 200 et 243 [3] Anne-Marie Sohn. « Exemplarité et limites de la participation féminine à la vie syndicale : les institutrices de la CGTU » Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°3, juillet-septembre 1977. pp. 391-414, pp. 396, 397 et 408. [4] Jacques Girault Instituteurs, professeurs. Une culture syndicale dans la société française (fin XIXe-XXe siècle), Publications de la Sorbonne, 1996, p. 72. [5] Madeleine Guilbert, « Femmes et syndicats en France », Sociologie et société, n°1, mai 1974, p. 157- 169. [6] Jocelyne Chabot, Les débuts du syndicalisme féminin chrétien en France (1899-1944), Lyon, PUL, 2003, 234 p. [7] Christine Bard, « La non-mixité dans le mouvement syndical chrétien en France de 1900 à 1939 », in Claudine Baudoux et Claude Zaidman (dir.), Égalité entre les sexes. Mixité et démocratie. Paris, L’Harmattan, Paris, 1992, p. 216-221. [8] Dominique Loiseau, « Mixité et non-mixité dans les organisations catholiques-sociales 1945-1980 », in Claudine Baudoux et Claude Zaidman (dir.), Égalité entre les sexes. op. cit., p. 220-229, p. 222. [9] Christine Bard, Les femmes dans la société française au 20e siècle, Paris, Armand Colin. 2001, p. 75. [10] Pascale Le Brouster, « Le débat sur la mixité des structures au sein de la CFDT (1976-1982) », Sens public, 2009. [11]SNI, Section du Puy-de-Dôme, Bulletin mensuel, n°23, octobre 1946. In Laurent Frajerman, L’interaction entre la Fédération de l’Éducation Nationale et sa principale minorité, le courant « unitaire », 1944-1959, thèse, 2003. [12] Laurent Frajerman, « L’engagement des enseignants (1918-1968) », Histoire de l’éducation, n°117, 2008, p. 57-96. [13] Marie-France Galand, Les militantes du SNI-PEGC de 1945 à 1981, thèse, Université Paris I, 1987 - p. 108. [14] Laurent Frajerman, Les frères ennemis. La Fédération de l’Education Nationale et son courant « unitaire » sous la IVe République. Paris, Syllepse, 2014. [15] Bertrand Geay, Profession : instituteurs. Mémoire politique et action syndicale, Paris, Seuil, 1999, p. 105. [16]L’Ecole Libératrice n°8, 10 janvier 1946. In Laurent Frajerman, L’interaction entre, thèse cit. [17]Hervé Le Fiblec, Points de Repères, IRHSES, n°44, septembre 2021. [18]Cécile Guillaume, Sophie Pochic. « Syndicalisme », Catherine Achin éd., Dictionnaire. Genre et science politique. Concepts, objets, problèmes. Presses de Sciences Po, 2013, p. 480-492. A l’instar de Monique Vuaillat, les femmes syndicalistes n’ont pas forcément partagé tous les combats féministes, lesquels sont d’ailleurs divers. Avec Nicole Notat, Monique Vuaillat aurait pu rester une exception (Benazir Bhutto n’a-t-elle pas dirigé le Pakistan ?), voire un alibi. Au contraire, ces pionnières ont ouvert la voie. Leur promotion éclair, facilitée par une politique impulsée du sommet, a légitimé la place des femmes dans l’ensemble. Elles ont en commun leur compétence, leur détermination, leur charisme et aussi leur forte personnalité (le journal de France 2 la qualifiait ainsi lors de son départ[1]). Un caractère affirmé - rarement relevé pour les dirigeants de sexe masculin - est en général connoté négativement pour celles de sexe féminin, dont on attend traditionnellement de la douceur. Le portrait de Monique Vuaillat dans Libération, pourtant écrit par une femme, est révélateur de ce climat sexiste : [1] https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cab01003659/portrait-monique-vuaillat Au niveau confédéral Concomitamment à son recentrage[1], la CFDT prend l’initiative sur la féminisation. L’historienne Pascale Le Brouster estime que « la question de la mixité se trouve au cœur de la réflexion engagée depuis 1977 par la CFDT sur l’adaptation de son syndicalisme à la réalité ouvrière, le modèle masculin industriel apparaissant dès lors comme dépassé »[2]. La CFDT constate son retard (au congrès de 1979, 140 femmes sont déléguées contre 1350 hommes), mais s’interroge sur les moyens. Une militante de la cause des femmes y exprime ses interrogations : « Le quota suffira-t-il à changer cette situation ? Ne risque-t-il pas de mettre en place des femmes alibis, sans rien changer aux mentalités ni aux fonctionnements de l’organisation ? »[3] En 1982, la CFDT instaure des quotas pour les instances confédérales et le principe de la double candidature pour le bureau national. En complément est mise en place une série de mesures : nomination d’une déléguée au droit des femmes ; formation d’un réseau « mixité » ; création de la Commission confédérale des femmes ; et allocation d’aides financières pour inciter les femmes à prendre des responsabilités. Le sexisme s’exprime pourtant lors de ce congrès, dont le journal publie une caricature montrant une femme hissant son soutien-gorge et son slip en guise de drapeau. Ce volontarisme sur la place des femmes dans l’appareil s’accompagne d’une méfiance envers les associations militant en faveur de leurs droits, vues comme trop radicales. La CFDT se cantonne au strict domaine professionnel et à la question de la mixité de ses propres structures. Seule l’émergence de la troisième vague du féminisme dans les années 1990, permettra des mobilisations communes. Les autres confédérations suivent son exemple dans ce contexte de remobilisation féministe. La CGT décide en 1999, d’instaurer une parité dans ses instances confédérales et de mettre en place un réseau « femmes-mixité ». Mais ces instances confédérales sont composées d’un nombre restreint de personnes, et la réalité des fédérations et des Unions départementales est moins positive. Pour sa part, FO créée en 1996, une commission Égalité. La sociologue Sylvie Contrepois s’interroge néanmoins sur « l’ambiguïté des stratégies syndicales qui tendent souvent à reléguer les femmes au statut d’objet de la lutte pour l’« égalité », plutôt que de leur permettre de se construire comme actrices de cette lutte. »[4] [1]La CFDT, jusque-là très radicale, opère un tournant modéré à la fin des années 1970. [2] Pascale Le Brouster, « Quelle stratégie syndicale pour les femmes ? Regard sur l’histoire de la CFDT de 1960 à nos jours » in Cécile Guillaume (dir.), La CFDT : sociologie d’une conversion réformiste, PUR, 2014, p. 59. [3] Marie-Louise Quincy in Pascale Le Brouster, « Le débat sur la mixité des structure », art. cit., p. 8. [4] Sylvie Contrepois, « France : un accès encore inégal et partiel aux différentes sphères de la représentation syndicale. » Recherches féministes, n°19, 2006, p. 25–45, p. 27 Ce parcours historique montre que la féminisation des OS n'est pas corrélée à leur radicalité. Un autre phénomène émerge, que l’on retrouve à la CFDT comme à la CGT : les dirigeantes nationales sont plus souvent des cadres et très rarement des ouvrières ou des employées[1]. Les femmes se sentent plus légitimes si elles sont plus qualifiées et leurs camarades et collègues remettent moins en question leur compétence à les représenter. Conquérir sa place dans la nouvelle Fédération, la FSU A sa création, la FSU représente un milieu professionnel massivement féminin, mais porte l’héritage d’un syndicat, la FEN, dont les cadres restaient masculins pour l’essentiel. Elle voulait innover en étant sensible au poids croissant des questions de société et ne pouvait s’exonérer d’une réflexion sur la sous-représentation des femmes en son sein. Son syndicat dans le premier degré, le SNUipp, se dote d’une direction tricéphale, un homme et deux adjointes féminines (Nicole Geneix et Danièle Czalczynski). Le congrès fondateur inscrit dans les statuts que « la Fédération créera les conditions d’une représentation équilibrée entre les hommes et les femmes ». Mais comment interpréter cette formule ? L’absence de consensus ne permit pas de clarifier les choses et cette formule reste inscrite dans l’article 5 des statuts, modifié par le congrès de La Rochelle en 2001, même s’il précise désormais que la fédération « mettra en œuvre » cette fameuse « représentation équilibrée ». La question des femmes est intégrée au secteur « Droit et Libertés » de la FSU, mais les militantes féministes considèrent que leur combat doit s’incarner dans une structure reconnue en tant que telle. Celles-ci viennent de plusieurs horizons idéologiques, telle Sophie Zafari, issue de la mouvance du MLF : « Moi, je faisais du syndicalisme au début pour injecter la question féministe. L’égalité Femmes-Hommes, c’est un projet syndical de transformation sociale »[2]. Marie-Caroline Guérin avait soutenu en 1980 une thèse sur le féminisme et le communisme. La création du secteur Droit des femmes n’est complètement actée qu’en 2007. Elle consacre leur place dans l’organisation, mais n’est pas pour autant le gage d’être écoutées. Anne Leclerc, militante féministe du syndicat de la PJJ raconte : « il a fallu mener une bagarre parce que ce n’était pas forcément acquis. Ce qui m’avait d’ailleurs assez étonnée, (…) qu’il faille argumenter pour que la question des droits des femmes soit une question en soi »[3] Ce climat difficile est souvent ressenti par les militantes du secteur. Ainsi, lors d’une intervention en CDFN les militantes relèvent le manque d’intérêt et « les attitudes désinvoltes de certains, voire impolies, pour celle qui présente »[4]. Pour Sophie Pochic, si « la non-mixité a l’avantage d’un espace protégé dans lequel les femmes vont pouvoir avoir des discussions bienveillantes et politiser leur expérience commune », les structures séparées présentent toujours le risque de se transformer en « ghetto pour minorités » ou de ne rester qu’un alibi et leurs propositions peinent souvent à être intégrées au programme revendicatif général[5]. Mais le secteur est-il réservé aux femmes ? D’un côté, il est officiellement mixte et porte sur les « droit des femmes », de l’autre, la pratique est plus contrastée. Le stage de 1999 du secteur réunit 70 femmes et 6 hommes. L’équipe d’animation est exclusivement féminine, sauf lorsque Thomas Lancelot-Viannais y participe, co fondateur de l’association Mix-Cité. Les éditoriaux de nombreux numéros de POUR Elles info et des comptes rendus de réunion sont signés « Le secteur femmes ». Le secteur femmes produit au milieu des années 2000 une série intéressante de statistiques, dont voici quelques exemples : [1]Guillaume, Cécile (2018), op. cit. [2] Interview de Sophie Zafari par Laurent Frajerman, 2016. [3] Interview d’Anne Leclerc par Laurent Frajerman, 2015. [4] Compte-rendu de la réunion du « Secteur femmes, réunion du 31 janvier 2008 », Marie-Caroline Guérin, Pour Info n° 409, 17-21 mars 2008. [5]Sophie Pochic, Cécile Guillaume (2013) « Syndicalisme et représentation des femmes au travail », in Margaret Maruani (dir.), Travail et genre dans le monde. L’état des savoirs. La Découverte, p. 379-387. En 2001, elles montrent que 10% des secrétaires départementaux de la FSU étaient des femmes. Ces statistiques constituent un moyen de crédibiliser leurs propositions paritaires. Les militantes du secteur comptent aussi la participation réelle aux instances : sur 40 interventions lors des séances plénières du CDFN les 7 et 8 novembre 2005, 8 seulement venaient de femmes, soit moitié moins que leur représentation au CDFN[1]. Puis, elles chronomètrent le temps de parole moyen : [1] Compte-rendu de la réunion du 16 novembre 2005. Marie-Caroline Guérin, Pour Info n °333 du 5 au 9 décembre 2005. Les féministes de la FSU œuvrent à la lutte contre les stéréotypes de genre, et à injecter un regard féministe aux revendications syndicales. Elles déploient une forte activité, dont la publication de Pour elles depuis 2000 (journal qui comprend entre 4 et 8 pages, avec une parution bi annuelle ou trimestrielle). Très implantées dans les associations féministes, elles participent régulièrement au nom de la FSU aux réunions du collectif national pour les droits des femmes (CNDF) et à celles de la Coordination des Associations pour le Droit à l'Avortement (CADAC). Leur action compte trois temps forts : les initiatives internationales (quatrième conférence mondiale sur les femmes à Pékin en 1995, marches mondiales des femmes, ateliers dans les forums sociaux mondiaux), les stages FSU et intersyndicaux. Pour autant, si ces liens restent vivaces, Zoé Haller remarque que « le mouvement féministe a changé : il est désormais dominé par des collectifs faiblement structurés ou des mouvements qui n’ont parfois pas d’existence institutionnelle. La FSU et ses syndicats se font généralement le relais de leurs revendications. Mais la différenciation des modes d’organisation entre syndicats et mouvements féministes rend la construction de passerelles plus difficile. »[1] II La FSU et ses syndicats : bilan sur les instances en 2021 Des statistiques pour mieux comprendre La production d’études statistiques régulières du tissu militant et des responsabilités est un outil essentiel, même si elles ne permettent qu’imparfaitement « d’appréhender les mécanismes de pouvoir et de déterminer les postes de responsabilités stratégiques et les circuits officieux de prise de décision », comme le souhaite Sylvie Contrepois, qui préconise des enquêtes qualitatives[2]. Entre 2010 et 2019, Bernadette Groison a dirigé la FSU, ce qui reste malheureusement un parcours exceptionnel. Pour l’année 2020, quel est le poids des femmes dans les secrétariats généraux de la FSU et de ses syndicats ? Faute de résultats exhaustifs, nous pouvons néanmoins noter qu’elles occupent 38 % des sièges des structures étudiées (FSU, SNES, SNUTER, SNUipp, SNESup, SNETAP, SNUEP)[3]. Il apparaît clairement qu’une représentation équitable des femmes reste un objectif à atteindre. Pour vérifier l’hypothèse d’un effet de structure (les petits syndicats ne peuvent pas multiplier les postes dans une stratégie de mixité), nous avons regroupé les syndicats de moins de 400 adhérents, mais sans constater de différence du point de vue du taux de féminisation des directions. Enfin, parmi les retraité-es, les femmes sont sous représentées à la Section Fédérale, même si la délégation SNES à la SFRN est de 3 femmes sur 5. Les recherches sociologiques sur la prise des responsabilités syndicales par les femmes aboutissent à un schéma général : les confédérations concentrent leurs efforts de féminisation sur le niveau supérieur. En revanche, les femmes sont souvent exclues des responsabilités départementales ou régionales, celles que l’on obtient plutôt à la quarantaine. Ce qui les pénalise ensuite. Ce schéma ne fonctionne pas pour la FSU, peut-être parce que l’organigramme est moins complexe, marqué par une dichotomie entre militantisme local et national, et que l’échelon fédéral ne constitue pas une structure autonome. Parmi les délégué-es au congrès fédéral de 2019, on constate une surreprésentation des femmes dans les responsabilités locales au sein des SN (9 points d’écart avec les hommes) et des hommes dans les responsabilités nationales (6 points de plus que les femmes). Une hypothèse optimiste serait de supposer que ces responsabilités locales sont une étape pour la génération nouvelle de militantes. D’autant qu’au congrès, les femmes ont une ancienneté moindre que les hommes. Mais cette différence mérite d’être creusée, car l’acceptation de responsabilités nationales a de fortes incidences sur le mode de vie des militant-es habitant en régions Les parcours syndicaux Pour y voir plus clair, de nouvelles statistiques, plus complètes, sont utiles. Traditionnellement, chaque organisation présente ses propres statistiques sexuées. Or les syndicats et la Fédération ont une activité imbriquée et partagent les militant-es. Les carrières militantes évoluant du local au national, du syndicat national à la fédération, il a paru nécessaire de montrer l’ensemble des données par syndicat, depuis le taux de féminisation de la profession représentée jusqu’aux délégués du SN au CDFN, en passant par les déchargé-es. Le taux de déchargées est en effet un indicateur précieux. Certes, il correspond à des fonctions très variées, mais il indique qui est présent-e au siège et est en mesure de prendre les micro décisions qui comptent tant dans la vie d’une organisation. Le SNES et le SNUipp ont fourni des données comparables, ce qui permet de les présenter en miroir. Le calcul le plus original concerne la pépinière de militantes. C’est en son sein que l’organisation peut puiser des responsables, et non parmi les syndiqué-es qui ne manifestent pas tou-tes l’envie de s’impliquer. Pour la calculer, nous avons inclus toutes les femmes qui occupent une responsabilité locale, quelle qu’elle soit : Ø Pour le SNUipp, le calcul repose sur le croisement des membres de conseils syndicaux départementaux et des destinataires de la Lettre interne, environ 2 500 camarades. On constate que la part des femmes passe de 45 % en 1999 à 56 % aujourd’hui. Ø Pour le SNES, le calcul est moins précis, car il n’y a pas eu de croisement des données, mais le taux de féminisation de l’ensemble des déchargé-es, des bureaux académiques et départementaux et des CA académiques est similaire, ce qui donne une estimation à 52 %. [1] Zoé Haller, « Dire les inégalités… » art. cit., p. 122. [2] Sylvie Contrepois, « France : un accès encore inégal… » art. cit. [3] Le cumul des chiffres de plusieurs organisations a été effectué pour lisser l’impact de la conjoncture, des choix de personne, sur des effectifs très faibles, 2 ou 3 camarades par organisation .Dans le cas du SNES, on constate la forme pyramidale du graphique, avec une diminution progressive du taux de féminisation à mesure que l’on monte dans l’organigramme ; à l’exception de la délégation du SNES au congrès fédéral, aussi féminisée que celle au congrès du syndicat. L’écart entre la composition des délégations du SNES au congrès fédéral et au CDFN peut s’expliquer par la fonction symbolique et formatrice des congrès, occasion de socialiser des femmes et des jeunes, alors que le CDFN réunit des militant-es confirmé-es. Pour le SNUipp, on note une sous syndicalisation des femmes (écart de 6 points) qui peut s’expliquer par un rapport plus distancié à l’action collective ou à une réticence à un syndicalisme jugé « trop » politisé (voir III B). L’enquête Militens montre que chez les PE, le SE–UNSA attire plus les femmes, tandis que le profil de FO est plus masculin. Le vivier militant du SNUipp est nettement moins féminisé que l’ensemble des syndiqués (22 points d’écart), alors qu’au SNES l’écart est de 12 points. Aux autres échelons, on constate l’effet des mesures volontaristes : on propose plus de décharges locales aux militantes (+ 9 points), et si les femmes sont sous-représentées dans l’appareil national (52 % des déchargés seulement à ce niveau), notons la progression régulière de la féminisation du secrétariat national du SNUipp : Pour étudier les décharges au sein de ces deux SN, le critère retenu a été celui des personnes qui bénéficient d’une décharge, dans la mesure où il est le seul permettant une comparaison. Mais on sait que l’inégalité se répercute un peu sur le taux de décharge. Globalement, sur l’ensemble des déchargé-es du SNUipp, il y a 544 femmes, soit 65% (en progrès de 2,5 points en un an), mais en volume horaire, c’est 63 %. Autre exemple, au SNPES-PJJ : 3 femmes et 4 hommes bénéficient une décharge nationale (féminisation à 43 %), mais la décharge des 4 hommes est intégrale, tandis qu’une seule femme est dans ce cas. Une autre femme est à 70 % et la dernière à 80 %. En calculant ainsi, la féminisation baisse de 5 points. Des statistiques moins complètes ont pu être établies pour trois autres syndicats : Le SNPES PJJ était intéressant en raison de sa tradition féministe et de son antériorité dans la mise en œuvre d’outils correctifs, comme la parité à la Commission administrative nationale. Laurence Le Loüet, membre du secteur femmes, établissait un bilan positif en 2014 : « Confier des responsabilités à des femmes n'est plus une question qui se pose, c'est une obligation, source d'enrichissement, d'avancées, principalement au niveau national »[1]. On constate bien une sur représentation des femmes parmi les syndiqué-es, une féminisation équivalente du congrès du syndicat (ce qui est rare) mais la parité ne s’est pas encore imposée à tous les niveaux. Rappelons toutefois qu’un taux calculé sur 7 personnes est à prendre avec précaution. [1] Pour elles info, janvier 2014. La problématique du SNEP est originale, puisque le métier de professeur d’EPS a tendance à se masculiniser, alors que la représentation des femmes parmi les syndiqué-es reste proportionnée. Dans son cas, le vivier militant est féminisé au même niveau, ce qui devrait favoriser leur prise de responsabilité aux autres échelons. Mais l’appareil national reste moins féminin, avec toutefois l’événement que constitue l’élection, pour la première fois, d’une femme comme secrétaire générale. Le SNUEP bénéficie lui aussi d’une longue tradition féministe, incarnée par le rôle de Marie-Caroline Guérin puis de Sigrid Gérardin au secteur femmes fédéral. On constate une légère sur syndicalisation des femmes, une parfaite parité dans la représentation à la FSU, et une sous-représentation parmi les déchargés (mais l’écart avec le taux de féminisation des syndiqués n’est que de 8 points). Dans leur ensemble, ces statistiques permettent de constater que des logiques différentes sont à l’œuvre, et qu’il n’existe pas de lien mécanique entre la féminisation de la profession et de l’appareil, ni même entre celle des syndiqué-es et des dirigeant-es. La place des femmes a tendance à refluer avec l’importance des responsabilités, mais selon des modalités spécifiques qui dépendent des cultures militantes de chaque organisation. La féminisation des délégations au CDFN est également très variable. III L’engagement au féminin, perspectives féministes pour la FSU La FSU se définit comme un syndicat féministe, à elle de donner du sens à cette notion. L’enjeu est de mettre en œuvre un ensemble suffisamment étoffé et pertinent de mesures pour non seulement obtenir l’égalité, mais aussi pérenniser les acquis. La bataille pour l’égalité réelle exige, pour être efficace, d’analyser les caractéristiques qui peuvent bloquer l’engagement des femmes, parmi lesquels l’impact de l’éducation genrée, leur manque de légitimité, et le besoin de transformer un univers syndical construit par et pour des hommes. Ainsi aucune règle officielle ou officieuse ne cantonne les femmes à des registres d’action spécifique (pédagogie, action sociale etc.), contrairement aux années 1950. Dans les congrès, des femmes participent aux séances du Thème 4, le plus politique et stratégique, et s’y font entendre. Mais force est de constater qu’elles sont beaucoup moins nombreuses que pour le thème 1, éducatif, laissant craindre la perpétuation d’une division genrée du travail syndical, « entre, d’une part, des militantes prenant plutôt en charge les aspects sociaux de l’activité syndicale et, d’autre part, leurs homologues masculins qui tendent à concentrer leur énergie sur des aspects plus politiques et stratégiques. »[1] Une telle répartition n’est pas neutre en terme de reconnaissance sociale, or le prestige des uns repose sur la délégation à d'autres des tâches moins prestigieuses. Les sociologues Christelle Avril et Irene Ramos Vacca définissent ainsi un métier de femme « par le fait « de faire ce qu’il reste à faire » et qu’il est nécessaire de faire dans une organisation du travail donnée. »[2] Le problème se situe donc à différents niveaux. Mais faut-il raisonner en termes de problème ? Le syndicalisme a été construit au masculin, une véritable mixité suppose une transformation, dont la FSU fait le pari qu’elle sera profitable à tous et toutes. Comment agir alors pour que les femmes soient présentes à une juste place ? Chercheuses et militantes féministes réfutent une vision individuelle de cet enjeu, un renvoi à la responsabilité de chacun-e. Elles le posent comme une responsabilité collective, nourrie par des biais organisationnels et qui peut donc être corrigée par des choix politiques. Paradoxalement, 50 % des enseignant-es considèrent que « si les femmes étaient mieux représentées dans les syndicats, cela ne changerait pas leur action », sans distinction significative entre les points de vue féminins et masculins (seulement 11 % contestent cette affirmation). Le questionnaire Militens datant de 2017, on peut penser qu’une dynamique a éclos depuis. Néanmoins ces résultats nous montrent que la lutte en faveur de l’égalité femmes/hommes relève plus d’une mise en adéquation de nos pratiques et de valeurs que d’une exigence de la profession, qui semble faire confiance au syndicalisme de ce point de vue. Le rapport des femmes au syndicalisme (principalement enseignant) A partir des statistiques de l’INSEE et de la DARES de 2010, Maxime Lescurieux a calculé que, parmi les salarié-es du secteur privé marchand non agricole, « être une femme diminue les chances d’adhérer à un syndicat »[3]. Comme on l’a vu dans la partie historique de cette note, les femmes se syndiquent plus que les hommes pour des questions pratiques et de défense des conditions de travail. Ainsi, lorsque le sondage Ipsos/FSU 2022 interroge les fonctionnaires sur leur proximité politique, 33 % des hommes contre 49 % des femmes ne déclarent aucun parti. 54 % des femmes n’indiquent aucune proximité syndicale (7 points de plus que les hommes). A la question « que doit en priorité faire un syndicat ? », la première réponse des femmes porte massivement sur l’action concrète, avec un écart de 15 points vis-à-vis des hommes[4], lesquels se distinguent par l’approbation d’un syndicalisme « force de propositions » (27 % des hommes contre 12 % seulement des femmes). Pour conclure, 55 % des femmes interrogées dans ce sondage déclarent ne pas connaitre la FSU, contre 35 % seulement des hommes. Les travaux de Sylvie Contrepois montrent « que les femmes ont proportionnellement davantage tendance que les hommes à se trouver du côté des adhésions dites « utilitaristes »[5]. Le questionnaire scientifique Militens aboutit au même constat. Les femmes sont surreprésentées parmi les syndiqués dotés d’un profil pragmatique[6]. A partir de nombreuses questions, deux indices ont été construits qui permettent d’appréhender le rapport des enseignants au syndicalisme[7] et à la conflictualité[8]. Dans les deux cas, on constate une corrélation avec le sexe : la majorité des femmes participe à l’action sociale et aux mouvements sociaux, mais dans une moindre proportion que les hommes. [1] Sylvie Contrepois, « France : un accès encore inégal… », art. cit., p. 44. [2] Christelle Avril et Irene Ramos Vacca, « Se salir les mains pour les autres. Métiers de femme et division morale du travail », Travail, genre et sociétés, vol. 43, 2020, pp. 85-102. [3] Maxime Lescurieux, « La représentation syndicale des femmes, de l’adhésion à la prise de responsabilités : une inclusion socialement sélective », La Revue de l’IRES, n° 98, juin 2019, p. 96. [4] Avec les items « Agir au quotidien », « Informer les agents sur leurs droits » approuvé par 27 % des femmes contre 19 % des hommes et « Soutenir les agents en difficulté », surreprésenté chez les femmes, avec 27 % des réponses. [5] Sylvie Contrepois, « France : un accès encore inégal… », art. cit., p. 38. [6] J’ai créé trois profils à partir des motivations annoncées pour l’adhésion : utilitaire (11 % des enseignant-es), pragmatique, (23 %) et convaincu (66 %). [7] Participation aux réunions, vote, lecture des bulletins, image des syndicats… [8] Nombre de participation aux mobilisations etc. Précisons que ces résultats sont valables pour les premiers et second degré, mais sont plus nets du côté des professeures des écoles. La moindre pratique de la grève et de la manifestation par rapport aux hommes s’explique essentiellement par des motifs idéologiques. Les femmes votent moins à gauche (10 points de moins), on repère d’ailleurs parmi elles un bloc plus important marqué à droite (par exemple 25 % des femmes sont traditionnelles sur les questions sociétales, contre 16 % des hommes), ce qui ne signifie pas que toutes le soient ! Plus généralement, les femmes plébiscitent des formes d’action modérée, comme l’indiquent les réponses à cette question sur les méthodes syndicales Outre l’éducation sexuée, des considérations sociales jouent. Les « femmes les plus dotées scolairement augmentent leurs chances d’adhérer à un syndicat »[1] L’idée répandue que les enseignantes ont des conjoints d’un milieu social supérieur correspond à une réalité minoritaire : 9 % des hommes et 20 % des femmes ont des conjoints d’une PCS supérieure. Cependant, les hommes sont davantage dans des couples d’enseignants, 39 % des hommes ont une conjointe enseignante, contre 20 % seulement des femmes[2]. Or, plus un enseignant se situe dans l’univers Education Nationale, plus il est progressiste et syndiqué. [1] Maxime Lescurieux, « La représentation syndicale des femmes », art. cit., p. 97 [2] L’étude de la DEPP déjà citée confirme les ordres de grandeur de Militens. L’écart d’homogamie est plus grand dans le 1er degré. Pour s’adresser largement aux femmes, le syndicalisme a donc besoin de montrer en permanence que son action, sous-tendue par des considérations citoyennes et une volonté d’émancipation, est résolument pragmatique et tendue vers l’efficacité. Cette question du rapport des femmes au politique reste à creuser (question de temps, d’éducation ?). Faire avancer les droits sociaux des femmes Chez les enseignant-es, un certain scepticisme règne sur le lien entre féminisation du syndicat et capacité de celui-ci à défendre les revendications propres aux femmes. Dans Militens, 38 % des enseignant-es seulement approuvent cette idée, et les hommes plus que les femmes (10 points d’écart). Les enseignant-es souhaitent sans doute que cette problématique soit prise en charge par l’ensemble des syndicalistes. Pour autant, les organisations syndicales ont un rôle important à jouer sur les droits des femmes au travail, notamment pour imposer une égalité réelle et défendre la population en croissance des contractuels des services publics, plus souvent des femmes. Les différentes réformes des retraites ont ainsi été l’occasion de rendre visible la réalité salariale des femmes et les impacts négatifs sur leurs retraites. Par exemple, les Accompagnants des Elèves en Situation de Handicap sont à plus de 95% des femmes et dans leur grande majorité, payées sous le seuil de pauvreté. La FSU a incité les militant-es à investir les groupes de travail dans les académies en mettant en place de nombreuses réunions de formations pour les aider à se défendre et s’organiser et porter une vision militante de l’égalité femmes/hommes. Le sondage Ipsos/FSU 2022 donne des éléments sur les discriminations dans les carrières professionnelles des fonctionnaires. 31% des femmes considèrent qu’elles n’ont pas eu les mêmes chances que certains de leurs collègues, à cause de leur sexe, dont 22 % plusieurs fois. Les femmes qui ressentent particulièrement les discriminations sont moins nombreuses parmi les enseignantes (17 %), contre 27 % des autres fonctionnaires d’Etat (agents des autres ministères et non enseignants du Ministère de l’Education Nationale). Une hypothèse serait que cela provient de la différence de structure hiérarchique. On ne trouve pas de différence marquante selon les catégories (A, B ou C) ou l’âge. Elles sont 12% à le signaler dans le 1er degré contre 22 % dans le 2nd. Cet écart provient probablement de la taille plus importante des établissements, de l’existence d’une hiérarchie de proximité dans les collèges et lycées : facteurs propices à des choix entre des personnes, sur des critères forcément subjectifs, et donc susceptibles d’être questionnés. La méthode statistique de la régression logistique (ou odds ratio) permet de prédire la probabilité d’appartenir à ce groupe « toutes choses égales par ailleurs », donc de voir l’effet pur d’une donnée. Les interactions entre variables sont éliminées avec cette approche. Cela a permis d’étudier plus finement ce phénomène (détails en annexe) : Le profil type d’une fonctionnaire qui se déclare victime de discriminations sexistes dans sa carrière est une femme qui vit un rapport dégradé au travail (relations détériorées avec la hiérarchie et ayant subi des comportements intimidants de la part d’usagers) et qui est sensibilisée aux revendications féministes. La discrimination semble donc s’inscrire dans un contexte difficile au travail, y compris avec le public. Deux hypothèses sont plausibles : la dégradation du rapport au travail serait le fruit d’une forme de traumatisme dû à ces manifestations de sexisme ou celles-ci surviennent plus facilement à l’encontre de fonctionnaires fragilisées. La discrimination sexiste est plus exprimée, verbalisée, lorsque la collègue est conscientisée du point de vue féministe. On comprend que les femmes fonctionnaires privilégient l’avancement de carrière uniforme, indépendant d’un mérite qui leur est rarement attribué : La loi du 6 août 2019 institue des plans pluriannuels en faveur de l’égalité femmes/hommes, qui constituent un nouveau champ d’action pour le syndicalisme. Ils offrent l’occasion de rassembler des données précieuses. Ainsi Emilie Moreau (SNUipp-FSU) signale que celui du Ministère de l’Education Nationale a montré que les personnels à temps partiel sont moins bien notés (ce qui peut impacter d’éventuelles promotions, fonctions…). Dans le 1er degré, même si cela n’est pas légal, des fonctions /missions plus rémunérées ne sont pas compatibles avec le temps partiel. Sébastien Beorchia du SNEP appelle néanmoins à la vigilance sur les auto-satisfecit de l’institution : elle signalait que 50% des femmes avaient atteint la hors classe mais en omettant le retard de 10 ans sur les hommes... Le syndicalisme réussira-t-il à investir ces plans d’action pour développer ses revendications ? Ce n’est pas évident, car les administrations concoctent souvent des accords nourris d’une vision managériale qu’elles axent sur la promotion des femmes aux postes de pouvoir. Parfois, l’action syndicale les oblige à reconnaître leur non-respect des textes officiels : l’administration est alors obligée de bouger. La prise de parole Une des problématiques les plus discutées concerne la prise de parole féminine, d’abord au sens du temps de parole, très largement défavorable. Le secteur Femmes a procédé dans son histoire à plusieurs chronométrages des interventions dans les instances. On apprend ainsi que lors du BDFN du 7 novembre 2016, hors l'introduction de Bernadette Groison, secrétaire générale, se sont exprimées 7 femmes pour 9 hommes, ces derniers occupant 69 % du temps de parole. Dans le débat général du CDFN suivant, les hommes ont pris 73 % du temps de parole. Mais il arrive que la situation soit plus contrastée. Lors du CDFN des 13 et 14 Mars 2007, le secteur relève 72 interventions masculines pour 26 féminines. Or, celles qui s’expriment le font plus longtemps que les hommes. Le secteur en déduit qu’elles ne souffrent pas d’un « déficit de compétence »[1]. Cet exemple n’invalide pas le constat global, mais montre certaines potentialités et malheureusement les risques de reculs, lorsque la pression féministe se relâche. Rachel Schneider évoque un comptage lors d’un conseil national du SNUipp en 2021. Pour les responsables nationaux, on compte davantage d’interventions de femmes que d’hommes et le contraire au niveau des responsables départementaux. D’un point de vue de recherche-action, il faudrait prolonger la démarche pour savoir si cette différence entre les sections et la direction nationale est structurelle et ce qu’elle signifie. Morane Le Deunf (SNES) évoque le cas particulier d’une section qui se réorganise après la fusion des académies, en Normandie. Dans un contexte de brassage des équipes militantes, le chronométrage a été mis en place parce que les hommes parlent beaucoup plus longtemps, les femmes ne souhaitant pas les imiter. Lorsque ce déséquilibre a été signalé, cela a produit une réaction défensive chez des militants. Pour la 1ère fois, un temps non mixte a alors été organisé pour échanger entre femmes et proposer des pistes sur le sujet. Ce travail en groupe féminin leur est apparu nécessaire car il a favorisé la prise de parole de militantes. La non mixité est donc utilisée dans certains cas, notamment en situation de blocage. On manque d’étude sur ses effets concrets : existe-t-il un risque de créer un clivage dans une organisation fondamentalement mixte ? En Angleterre, le premier syndicat des services publics, UNISON, a développé des formations réservées aux femmes portant sur la prise de responsabilités. Alors que certaines craignaient que ce type d’initiative ne donne l’impression que les femmes ont des handicaps spécifiques, le retour d’expérience des participantes pointe l’intérêt d’échanger dans un moment protégé et sans être mal jugée[2]. La question est aussi qualitative, elle concerne le déroulement des réunions, souvent chronophages. Comme le dit Anne Koechlin, militante de cette section : « En en discutant entre militantes, nous pointons plusieurs éléments qui font qu’il nous est difficile d’intervenir, un besoin d’efficacité dans ce type de réunions qui fait que les prises de paroles redondantes, l’inutilité des répétitions et donc finalement l’absence d’écoute sont rédhibitoires. » Ce constat est fait depuis plus de… 40 ans ! Comme l’expliquait la sociologue Danièle Kergoat en 1982, les mêmes reproches reviennent toujours : « langage et pratique syndicale bien éloignés de la réalité quotidienne que les femmes ont à affronter, réunions trop longues, inefficaces, mal préparées, qui donnent aux femmes l’impression de perdre leur temps (« les réunions, ça sert à rien »), débats peu clairs… »[3] de ce point de vue-là, femmes et hommes gagneraient à voir se modifier l’organisation des réunions. Il s’agit donc de construire des dispositifs qui aident les femmes à s’imposer, à prendre la parole sans les assigner à cette position. D’ailleurs, toutes ne sont pas demandeuses. Sans que la liste soit exhaustive, on peut limiter le temps de parole, thématiser les séances, et pourquoi pas s’inspirer de l’éducation populaire et animer les séances en repérant les sujets les plus susceptibles (tour de table, relance de ceux qui interviennent moins). Limiter pour tous le temps de parole n’est pas mal pris parce que c’est égalitaire. Rachel Schneider constate que la limitation à trois minutes oblige à préparer, contrairement à la caractéristique de nombreux hommes qui s’estiment légitimes à parler en improvisant. Plusieurs expériences ont été menées : à la CA du SNCS a été instaurée une priorité aux primo-intervenants : cela permet de laisser de la place et d’inciter les nouveaux militant-es à intervenir. Le tour de table automatique et la limitation du temps de parole ont été mis en œuvre au niveau du SNEP pour réagir à la masculinisation progressive du corps (Sébastien Beorchia). L’articulation entre militantisme et vie privée Phénomène connu, le rapport au travail domestique et parental constitue l’une des clés de la différence sociale des sexes. Dans leur ensemble, les réponses au questionnaire du secteur femmes cité en introduction montre peu de différences notables entre hommes et femmes. Toutefois, il nous apprend que les déléguées ont moins d’enfants (27 % sont sans enfant contre 20 % de leurs homologues masculins, 3% ont 3 enfants ou plus, contre 7 % pour les hommes). Les militantes femmes ne sont pas nécessairement dans les mêmes structures de couple que les hommes, qui ont un soutien plus important de leur entourage que les femmes en général. Il faudrait creuser aussi la question de la monoparentalité, qui touche essentiellement les femmes et concerne quand même 8% des enseignant-es[4]. La parentalité ne concerne pas toutes les classes d’âge, ce qui montre l’intérêt d’une analyse en termes de cycles de vie. La DEPP indique que les enseignant-es sont surreprésentés aux âges où la vie en famille est la plus fréquente, 52 % d’entre eux vivent en couple avec enfants[5]. Parmi eux, beaucoup de femmes s’engagent avant d’avoir des enfants et/ou après que ceux-ci aient grandi : 80 % des déléguées de moins de 35 ans au congrès fédéral de 2019 sont sans enfants (16 points de plus que les hommes). A l’âge d’élever les enfants, la proportion d’hommes et femmes sans enfants est identique. Les délégué-es de plus de 50 ans ayant des enfants majoritairement majeurs, la comparaison est moins significative : [1] Note du secteur « Femmes » pour le CDFN des 15 et 16 janvier 2008 [2] Sophie Pochic (2014), Femmes responsables syndicales en Angleterre et identification féministe : neutraliser leur genre pour mieux représenter leur classe ?, Sociologie, 5(4), 369-386. [3] Citée par Xavier Dunezat (2006). Syndicalisme et domination masculine en France : parcours bibliographique féministe. Recherches féministes, 19(1), 69–96. P. 89. [4] Olivier Monso. Les conditions de vie familiale des enseignants. Éducation & formations, DEPP, 2020, pp. 9-26. [5] Olivier Monso. Les conditions de vie familiale des enseignants, art. cit. Selon Maxime Lescurieux, la conjugalité et la parentalité ne diminuent pas les chances de se syndiquer des hommes, à l’exception des pères en situation de monoparentalité. En revanche, les femmes en couple (même sans enfant), et les mères de deux enfants et plus ont significativement moins de chances d’adhérer à un syndicat[1]. Marylène Cahouet (SNES-FSU) remarque qu’en raison du temps libéré par la retraite et parce qu’elles ont acquis une expérience, des femmes prennent des responsabilités syndicales. Malheureusement, au fil des années, cela diminue car le stéréotype social du « care », assigné aux femmes ne concerne pas que les enfants : le rôle de grand-mère les occupe et surtout beaucoup de femmes aident leurs proches lors de la perte d’autonomie. En toile de fond de cette réflexion se situe aussi le rapport des enseignantes à un métier qui était traditionnellement vu comme idéal pour élever leurs enfants. Or, le questionnaire Militens montre qu’elles considèrent moins que les hommes que l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée soit un attrait du métier. [1] Maxime Lescurieux, « La représentation syndicale des femmes », art. cit., p. 97. Lorsqu’on isole le groupe de femmes qui considèrent que la profession enseignante n’est pas un atout pour mener sa vie privée, rien n’indique qu’il s’agirait d’une réaction féministe à un discours stéréotypé. Ce groupe ne manifeste pas des opinions différentes de celles des autres enseignantes, notamment sur les questions politiques et sociétales, ou encore sur la place des femmes dans les syndicats. Elever des enfants a un effet marginal. En revanche, ces femmes expriment plus que la moyenne une souffrance professionnelle. Elles sont ainsi 21 points de plus que l’ensemble des enseignant-es à être tout à fait d’accord avec l’idée que « le temps que prend le travail de préparation » est une difficulté professionnelle (57 %). Elles ajoutent à cette liste des obstacles professionnels « la multiplication des réunions », avec un écart de 15 points par rapport aux hommes, ce qui prouve que ces femmes sont mises en difficulté par l’impératif croissant de participer à la vie des établissements. Elles se caractérisent aussi par une insatisfaction professionnelle et par leur plus grande jeunesse (16 et 9 points d’écart avec les autres femmes), mais ont un peu moins d’enfants à domicile. Bref, elles manifestent surtout une déception par rapport à l’idée que leur travail aurait dû être moins intense et faciliter leur vie privée, une frustration relative. Le questionnaire du secteur femmes interrogeait les délégué-es sur les leviers d’actions qui permettraient un meilleur engagement syndical. Une meilleure organisation des tâches militantes est davantage préconisée par les hommes (40 %, + 8 points), ce qui dénote une forme de pessimisme chez les femmes. En revanche, elles sont deux fois plus à prôner un allègement des tâches domestiques et familiales (28 % contre 12 % des hommes). C’est un des plus importants écarts sexués dans le questionnaire, mais une réponse nettement minoritaire, peut-être parce qu’elle renvoie à des changements sociétaux extérieurs au syndicat. Le syndicat ne peut pas agir directement sur la vie privée, mais doit être conscient de ces réalités pour mieux comprendre les difficultés et modifier éventuellement ses propres pratiques. Pour que les femmes s’investissent en nombre, y compris celles ayant des enfants jeunes et les aidantes familiales, il faut penser une organisation du temps syndical qui essaie de respecter le temps privé : éviter des réunions trop tardives, être plus efficace dans le travail... Un questionnaire du SNUipp en 2021 montre les priorités des responsables départementaux : La prise en compte de la vie privée apparaît cruciale, avec une demande d’horaires adaptés pour les réunions, et secondairement de multiplication des visio, qui réduisent le temps de transport. Cependant, les enquêtes réalisées par Cécile Guillaume et Sophie Pochic sur les parcours de responsables syndicales montrent que quels que soient les outils, la problématique du débordement du temps syndical sur la vie privée subsistera[1]. La sociologue australienne Suzanne Franzway a montré que le syndicalisme exige un niveau d’engagement élevé, auquel s’ajoute une charge de travail émotionnel[2]. Véronique Ponvert (SNES-FSU) propose de distinguer les notions de travail syndical et de temps militant du point de vue de la vie privée : « Le travail syndical est défini par une décharge, il pourrait être borné et prendre en compte les spécificités des femmes. Par contre, le temps militant est volontaire : il empiète sur la vie privée autant pour les hommes que pour les femmes. » La prise en compte des frais pour garde d’enfants ou l’organisation d’une garde des enfants est une des réponses à cette problématique. La prise en charge financière est souvent incomplète mais elle représente un signal vers les jeunes parents, notamment les mères. Elle montre l’attachement de l’OS à leur présence à cette période de leur vie. Au SNUipp, cette pratique tend à s’étendre puisqu’elle concerne désormais un quart des sections. Elle se met en place selon des modalités différentes : sur demande, sur le temps des réunions … On voit monter chez une partie des hommes, collègues comme militants, la volonté de s’occuper plus de leurs enfants. Les pères sont plus attentifs aux horaires des réunions, et plus demandeurs de travail à domicile. Sans considérer que cette tendance de fond soit majoritaire, la FSU peut néanmoins espérer construire des convergences sur cette base. Respecter l’équilibre entre vie privée et vie publique, temps pour soi et temps pour le collectif est donc vital pour un syndicalisme au féminin, mais également du point de vue des hommes, chez lesquels recule la vision sacrificielle du militantisme. Lutter contre les violences sexuelles et sexistes Les violences sexuelles et sexistes sont devenues un enjeu de société important. Dans le sondage IPSOS/FSU de 2022, 92 % des fonctionnaires considèrent qu’il faut lutter contre elles, plaçant cette question en tête des solutions permettant de « progresser dans la voie de l’égalité Femmes / Hommes au sein de la fonction publique ». Une régression logistique permet de dessiner le profil de la femme très favorable à la lutte contre les VSS (détails en annexe) : une femme urbaine, ayant peu d’ancienneté, proche de la FSU (mais pas des autres syndicats), de gauche (surtout EELV) et sensible aux autres thématiques féministes (quotas et aide à la parentalité). Le profil des hommes très favorable à la lutte contre les VSS est ressemblant, avec moins de variables significatives : un homme ayant moins de 10 ans d’ancienneté, proche d’EELV et sensible aux autres thématiques féministes (quotas et aide à la parentalité). Dans le syndicalisme aussi, la question se pose. Les responsables syndicaux ne sont souvent pas à l’aise sur ces questions parce qu’outre les dimensions personnelles, elles révèlent des rapports de pouvoir en son sein, des enjeux liés au travail militant. Le « management » des différentes structures est un impensé. Or, la prévention des VSS agit comme un révélateur des mécanismes institutionnels. La solution adoptée par de plus en plus d’OS (la CGT en premier, le SNES dès 2019, la FSU désormais et en septembre le SNUipp) consiste en la création de cellules de traitement des VSS. Avec pour objectif de « prévenir et stopper les agissements, intervenir dans le cadre statutaire et/ou réglementaire à l’encontre des agresseurs »[3], elles permettent d’offrir un regard distancié, de sortir des rapports hiérarchiques. Surtout, ces cellules mettent en place des protocoles d’intervention qui leur donnent les moyens de prendre en compte la parole de celle (ou beaucoup plus rarement celui) qui signale des faits de VSS. Celle-ci dispose d’un espace qui permet son expression et est accompagnée. Si les faits sont graves, les cellules ne représentent qu’une première étape, déjà très importante, avant de se tourner vers la justice. La cellule de veille du SNUipp-FSU a adopté une formule qui résume l’équilibre délicat à tenir : « Nos engagements : Accorder un "crédit de bonne foi" à la parole de la victime tout en respectant la présomption d'innocence » [1]Cécile Guillaume, Sophie Pochic (2009), « Quand les politiques volontaristes de mixité ne suffisent pas : les leçons du syndicalisme anglais », Cahiers du Genre, n°47, p. 145-168. [2]Suzan Franzway, Sexual Politics and Greedy Institutions. Union Women, Commitments and Conflicts in Public and Private, Annandale, Pluto Press, 2001. [3]Préambule du protocole de la cellule de veille FSU, mars 2022. La parité et les quotas Pour parvenir à l’égalité femmes/hommes, la parité constitue l’outil emblématique, le plus utilisé, le plus efficace… et aussi le plus discuté ! Depuis 1999, avec la loi sur la parité en politique, cet instrument des quotas est entré dans les mœurs et s’est développé, car il donne des résultats immédiats et visibles. Dans le sondage IPSOS/FSU de 2022, la proposition « instaurer des quotas de femmes dans les différentes fonctions » est approuvée par 64 % des sondés (+ 8 points pour les femmes). Toutefois, elle est la méthode la moins populaire parmi les solutions proposées, que seulement 27 % des femmes considèrent prioritaire. En effet, cette discrimination positive qui vise à rattraper une situation d’inégalité de fait suscite la crainte d’une remise en cause de l’idéal d’égalité universelle. L’institution de quotas ne risque-t-elle pas de légitimer l’idée d’une différence fondamentale entre les deux sexes, d’essentialiser les rapports hommes/femmes ? En pratique, les quotas sont davantage vus comme un moyen que comme une fin. La discussion au sein de la FSU s’est longtemps focalisée sur un aspect pratique : comment susciter des vocations chez les femmes ? Sophie Zafari (SNUipp-FSU) raconte qu’aux débuts de la FSU, « on entendait quand même des arguments foudroyants : de toute façon les femmes, elles ne veulent pas prendre la place. Il faut bien que nous, on fasse tourner le syndicat… Avec ton système, ça a l’air de dire qu’il vaut mieux une femme nulle qu’un homme… Parce qu’évidemment ce seront des femmes nulles ! »[1] Zoé Haller a étudié l’argumentaire anti parité : « la mise en place de mesures coercitives s’inscrit en décalage à la fois avec les multiples contraintes que le tarissement des ressources militantes fait peser sur l’organisation, et avec la neutralité supposée de l’espace syndical du point de vue du genre. » La crainte d’une rigidification des instances s’explique aussi par le choix fondateur d’une organisation reposant déjà sur la reconnaissance simultanée des tendances et sections locales. Mais le débat aurait disparu s’il avait seulement opposé un impératif moral à un pragmatisme qui pouvait servir de paravent à une obstruction misogyne. Sa persistance s’explique par les réticences de militantes « qui se sont affranchies des normes de genre et ont gravi les échelons des structures »[2] et qui refusent la division des militants en deux catégories définies selon leur sexe. Une déléguée au congrès de 2018 du SNES l’affirmait : « Les femmes ont toute leur place dans le syndicat, elles peuvent la trouver facilement. Une femme est là parce qu’elle est une militante, pas du fait de la parité. On n’est pas mieux défendu par une femme quand on est une femme. » La discussion au sein de l’Observatoire fait état d’un refus féminin de se retrouver sur des places réservées, car celles-ci « sont dévalorisées, non liées à leur mérite ». De nombreuses militantes ont d’ailleurs mal vécu le phénomène de l’affichage paritaire (quand elles sont promues à la tribune ou dans une liste juste pour mettre en scène la mixité du syndicat). Les féministes qui promeuvent la parité sont conscientes des effets sélectifs des quotas, notamment une féminisation par le haut, attestée en Angleterre et à la CFDT. Des femmes participent aux instances nationales sans avoir suivi le « cursus honorum » de différentes responsabilités enchaînées, et du fait de ces carrières accélérées, elles manquent parfois d’expérience, de soutiens. Cela peut entraîner des effets invisibles, comme un turn-over féminin plus fort. La sociologue Rachel Silvera a montré qu’en conséquence, elles ont souvent un poids politique moindre à la CGT. Véronique Ponvert s’interroge « sur ce manque de légitimité ou de compétences » des femmes lorsqu’elles arrivent rapidement au niveau national : « jamais les hommes n’éprouvent ce sentiment ». La question du renouvellement est prégnante pour l’ensemble de l’organisation, du fait d’un changement des comportements. Les carrières militantes se sont raccourcies, et sont donc « beaucoup plus rapides que par les périodes passées, d’une part, et un peu moins strictement dépendantes des phénomènes de cooptation, d’autre part. (…) Il existe donc objectivement des possibilités plus larges d’accession à des responsabilités pour les femmes. »[3] Anne Koechlin (SNES-FSU) souligne cette opportunité pour la féminisation : « L’appareil syndical est un mélange de bonnes volontés, de rencontres et de cooptations. Et donc effectivement, le rajeunissement et la féminisation peuvent changer des éléments de fonctionnement. » Rachel Schneider (SNUipp-FSU) alerte toutefois sur les risques de cette association : « si l'on n'y prête pas attention, on peut se retrouver à relier systématiquement ces deux critères, et donc à rechercher des « femmes jeunes ». Ce qui peut avoir deux conséquences : d'une part, ne pas forcément chercher à rajeunir du côté des militants hommes, et d'autre part créer une sorte de « barrage » aux femmes plus âgées. En articulant systématiquement (sans y réfléchir) rajeunissement et féminisation, on peut participer à cette forme particulière de sexisme qui consiste à écarter les femmes expérimentées des lieux de décision. » La codirection Les responsabilités en temps partagé sont un des outils phares du répertoire féministe. Toutes les candidatures se font en binôme paritaire chez Solidaires. En Angleterre aussi ont été développées des responsabilités en temps partagé, par exemple au niveau départemental. Toutefois, Sophie Pochic estime qu’il est difficile de se partager des responsabilités politiques et de prendre des décisions efficacement, cela demande une grande coordination entre les responsables. Dès 2008, le secteur femmes s’intéressait à cette modalité, vantée dans la FSU pour ses propriétés anti bureaucratiques, pour répartir le pouvoir. Il constatait alors qu’une direction collégiale ne garantissait pas une meilleure place des femmes : [1] Interview par Laurent Frajerman, 2016. [2] Zoé Haller, « Dire les inégalités… » art. cit., p. 122 et 118. [3] Sylvie Contrepois, « France : un accès encore inégal… », art. cit., p. Depuis, le sens des directions collégiales a muté pour se définir d’abord comme un facilitateur de la féminisation. Il peut permettre de « lisser » la prise de responsabilité. Son usage se répand donc dans les syndicats, par exemple au SNUipp : Or, dans le questionnaire du secteur femmes, on constate que les délégué-es qui promeuvent la co direction comme levier de féminisation expriment un besoin d’accompagnement (17 points de plus que les autres). Sans doute le reflet de difficultés pratiques. Formation & accompagnement, des pistes importantes L’enquête du secteur femmes au congrès de Clermont-Ferrand montre que 45 % des parcours militants ont débuté par une sollicitation directe. Ce qui montre à la fois la persistance des pratiques de cooptation et le besoin d’être pro actif pour stimuler les vocations. Notamment pour les mères de jeunes enfants, qui sont 60 % à avoir été sollicitées pour prendre des responsabilités contre 48 % des femmes sans enfants et 42 % des hommes. Dans ce type de recrutement, le besoin de formation et d’accompagnement des militant-es - qui s’exprime souvent - apparait alors comme une piste concrète pour lever des obstacles à l’engagement féminin. L’habitude se prend, avec un certain succès, d’organiser des stages dédiés, qui peuvent aussi être utiles aux hommes. C’est particulièrement vrai à l’occasion des congrès. Parmi eux, le Centre de Formation Fédéral a organisé un stage en amont du congrès de Metz, pour lever les implicites. Toutefois, parmi les 69 inscrits, seules 45 % étaient des femmes[1]. Laurence Laborde (FSU Gironde) constate également le succès du stage FSU pour la prise de parole des femmes. Une initiative dont elle espère le développement, si possible en la délocalisant dans les départements. L’enquête du secteur femmes a interrogé les délégué-es sur les leviers qui permettraient un meilleur engagement syndical des femmes. Le levier le plus populaire, mais aussi celui à propos duquel les opinions varient le plus en fonction du sexe, est l’« accompagnement à la prise de responsabilité (formation, tutorat…) » [1] D’autres participants s’étant connectés en visioconférence, le chiffre exact peut être légèrement différent. Le besoin d’accompagnement décroit avec l’expérience militante, mais reste conséquent, peut-être du fait de nouvelles responsabilités dans la carrière militante ou pour expérimenter de nouvelles pratiques. Les femmes qui ont été sollicitées pour s’engager sont logiquement plus favorables à un accompagnement à la prise de responsabilité (8 points de plus que les déléguées qui disent ne pas l’avoir été), avec peu de différence sexuée. Cependant, une minorité conséquente ne le souhaitant pas (47 %), cette idée ne peut être qu’un élément parmi d’autres d’un dispositif. L’accompagnement devrait être proposé et facultatif. La demande étant aussi masculine, cela profiterait aux deux sexes. Nommer des responsables femmes/égalité/mixité fait partie du répertoire de lutte pour l’égalité femmes/hommes. Pour que cette nomination soit plus qu’un symbole fort, cette personne doit être dotée d’un poids réel pour pouvoir mettre en œuvre des actions. Ce ne doit pas être une mission de plus, un supplément d’âme. En général, les syndicats qui adoptent cette mesure désignent une femme, mais elles peuvent aussi choisir une équipe mixte, comme au SNEP-FSU. La mixité correspond mieux à l’idéal d’égalité, à condition évidemment que la parole des femmes ne soit pas une fois de plus minorée. Le mot de la fin de deux dirigeantes de la FSU Sigrid Gérardin, co-responsable du secteur femmes et membre du secrétariat de la FSU : « Pour la jeune génération, le combat contre les violences sexistes et sexuelles est presque une évidence mais on sent que la question des écarts de rémunérations est aussi un sujet de préoccupation. Elles sont d’ailleurs soutenues par leurs collègues masculins, ce qui n'était pas le cas pour les générations plus anciennes. De toute évidence, une relève est en train d’apparaître qui composera sûrement la FSU du futur. »[1] [1] « La FSU et l’engagement féministe », dans Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic, Rachel Silvera (dir.) Le Genre au travail, recherches féministes et luttes de femmes, Paris, Syllepse, 2021, p. 117-124. Interview de Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU de 2010 à 2019, membre du CESE : Q : En tant que femme, comment as-tu vécu ton parcours militant ? Je n’ai pas eu le sentiment qu'il était plus difficile de me faire entendre parce que je suis une femme. Il faut dire que depuis la création de la FSU, et c'était vrai aussi dans mon syndicat le SNUipp, il y a eu cette volonté d'intégrer plus de femmes aux postes à responsabilité, d'aller vers une représentation paritaire. Le fait que je sois issue d'un milieu professionnel féminisé compte certainement aussi et permet de prendre plus facilement sa place dans le syndicat. C'est certainement différent pour les femmes qui travaillent dans des métiers plus masculins. Lorsque j'étais secrétaire générale de la FSU, le fait d'être une femme donnait même une bonne image de la fédération, parce qu'à cette époque, seules la FSU et Solidaires en avaient une à leur tête. J'étais plutôt fière de faire la démonstration que nous pouvions y arriver. Q : La FSU se heurte à un double plafond de verre : les femmes sont sous-représentées dans les instances et interviennent moins. Comment l’expliques-tu ? Nous connaissons bien les mécanismes de sous-représentation des femmes et cela vaut dans le monde syndical comme dans les milieux professionnels d'ailleurs. Par exemple, trop souvent les femmes sous-estiment leur capacité à intervenir, à prendre des responsabilités. Elles n'ont pas non plus généralement le même rapport au pouvoir et ne jugent pas ainsi nécessaire d'intervenir à tout prix dans une réunion si les sujets qu'elles voulaient aborder l'ont déjà été par d'autres... Et puis bien sûr nous nous heurtons toujours au partage des tâches familiales et domestiques qui reposent beaucoup encore sur les femmes. Ces débats doivent se mener dans tous les syndicats nationaux de la fédération car dans le fonctionnement de la FSU, pour exercer des responsabilités fédérales, il faut être désigné-e par son syndicat. La FSU n'a donc pas la main sur tous les leviers pour agir pour plus d'égalité. Néanmoins, nous avons mis en place un certain nombre d'outils fédéraux pour agir pour une meilleure représentation des femmes : Observatoire de la parité, journal spécifique POUR'Elles, stages de formation, écriture féminisée, goodies pour nous rendre visibles dans les mobilisations et particulièrement dans celles du 25 novembre et du 8 mars, conférences de presse et diverses publications, délégations paritaires, etc... Q : Syndicaliste et féministe, comment cela s’articule ? Ce sont des batailles à mener à différents niveaux. Dans nos syndicats et dans la fédération bien sûr, mais aussi dans les mouvements sociaux (lutte contre les violences faites aux femmes, pour l'égalité professionnelle réelle, pour l'égalité filles/garçons...) que ce soient dans des stages intersyndicaux, dans d’autres initiatives et évidemment dans notre monde professionnel. C'est ainsi que pour moi une bataille importante est celle de faire de l'égalité femmes/hommes une réalité dans la Fonction publique. Ce n'est pas un sujet facile, car nous nous heurtons à des réalités professionnelles très diverses, des types de carrières et des représentations genrées des différents métiers qui font qu'il est plus difficile pour une femme d'accéder à des postes à responsabilité, que les écarts de salaires entre les femmes et les hommes perdurent... « L'accord relatif à l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique » que nous avons signé en 2018 est une avancée à mettre au crédit de cette lutte syndicaliste et féministe. Mais c’est à poursuivre, car il y a encore beaucoup de travail pour que soit assurée une égalité réelle !

  • Vote et positionnement politique des fonctionnaires : un glissement à droite inéluctable ?

    Laurent Frajerman, Observatoire FSU et Cerlis université de Paris Les fonctionnaires ne votent plus automatiquement à gauche, et ce depuis quelques années[1]. Pourtant dans toute l’Europe, les recherches sociologiques ont montré l’existence d’un « ethos de service public », c.a.d. d’une culture professionnelle et politique qui s’appuie sur un ensemble cohérent de valeurs donnant « sens à leur mission : neutralité, égalité, défense de l’intérêt général », principes éthiques conjugués au « désir d’avoir un travail socialement utile ». En conséquence, les agents du service public accordent une plus grande importance « à ce qui est bénéfique aux autres et à la société, aux principes de responsabilité et d’intégrité et considèrent moins souvent l’argent et les hautes rémunérations comme les finalités ultimes de la vie professionnelle » [2]. Jusque-là, cette culture spécifique trouvait son débouché politique à gauche, dans ses différentes composantes. Ce n’est plus le cas : Un sondage IFOP pour le site Acteurs publics donne un total des candidats de gauche à 31,5 % contre 24,5 % à Emmanuel Macron, 11,5 % à la droite et 32,5 % à l’extrême droite ! Non seulement, la gauche est largement minoritaire, mais la comparaison avec 2017 montre qu’elle continue de régresser, au profit notamment de l’extrême droite (sondage Ipsos/Cevipof )[3] : Que penser de ces résultats ? On sait qu’un sondage isolé peut être biaisé, du fait de problèmes d’échantillon notamment[4]. Comparer avec d’autres enquêtes est donc indispensable. Justement, j’ai coordonné pour la FSU un sondage IPSOS adressé à 1 500 fonctionnaires, qui les interrogeait sur leurs préférences politiques. Un problème méthodologique : l’IFOP a-t-il procédé à une addition de sondages ? Bruno Botella affirme dans Acteurs publics que l’enquête aurait été « effectuée juste avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie ». Ce n’est pas ce que dit la notice d’IFOP qui évoque un délai de 5 semaines pour recueillir les réponses, délai inhabituellement long. De fait, l’évolution des intentions de vote durant cet intervalle pose un problème d’interprétation : Fabien Roussel est certainement sous- évalué (il double son score dans cette période), contrairement à Yannick Jadot et surtout Anne Hidalgo (qui ont régressé). Les dynamiques de campagne et les débats politiques sont masqués par cette méthode. Je n’y vois qu’une explication, que j’ai soumise au commanditaire du sondage : l’échantillon très confortable de 1 920 personnes aurait été réuni en additionnant les fonctionnaires qui se trouvaient dans divers sondages (la notice évoque un extrait d’un échantillon de 17 043 personnes, on peut penser qu’il s’agit plutôt de 17 échantillons de 1000 personnes.) Est-ce pour cette raison que le vote enseignant n’est pas précisé ? Ce n’est pas un détail, car ils se distinguent des autres fonctionnaires. La spécificité enseignante En effet différentes enquêtes ont montré depuis longtemps que le principal clivage politique se situe entre enseignants et autres fonctionnaires. Les enseignants sont plus politisés (ils sont plus nombreux à déclarer une préférence partisane) et nettement plus à gauche que les autres fonctionnaires. Les enseignants sont particulièrement réfractaires à l’extrême droite. En 2007, 3 % d’entre eux indiquent qu’ils auraient pu voter pour Jean-Marie Le Pen[5]. Dix ans plus tard, Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan récoltent le même score[6]. Comme on ne voit pas les intentions de vote des enseignants dans le sondage Ifop, on ne distingue pas de grande différence entre les versants de la fonction publique, mis à part un meilleur score promis à Emmanuel Macron dans la Fonction Publique Hospitalière (plus 5 points par rapport à la Fonction Publique d’Etat). Des catégories statutaires, des cultures politiques Un second clivage, social, existe néanmoins, montrant l’hétérogénéité de la fonction publique. Les catégories C se reconnaissent plus dans l’extrême droite, et surtout dans aucune force politique. Dans la Fonction Publique, les emplois les moins qualifiés disposaient d’un avantage salarial et horaire par rapport au privé. Pour les milieux populaires, l’accès à un poste de fonctionnaire constituait une voie d’ascension sociale. Les catégories C trouvaient dans le syndicalisme et un vote orienté à gauche une protection pour ces acquis, d’autant que c’est un ministre communiste, Anicet Le Pors, qui avait amélioré le statut des fonctionnaires territoriaux, nombreux dans cette catégorie. Or cela tend à disparaître depuis le gel du point d’indice. Seule subsiste la sécurité de l’emploi, et des conditions de travail moins impactées par un management agressif. Les catégories les plus élevées dans l’échelle sociale votent plus à gauche, signe d’une adhésion plus forte à l’ethos de service public. Ainsi, plus de cadres déclarent que l’intérêt général les guide au quotidien (10 points de plus que les catégories C). On sait par ailleurs qu’ils sont plus souvent issus de familles de fonctionnaires, perpétuant ainsi une culture politique de centre gauche. Une extrême droite forte, mais friable Par rapport à 2017, l’extrême droite progresse et s’installe à un niveau inquiétant. Mais ce n’est que faiblement un vote d’adhésion idéologique. Seulement 11 % des fonctionnaires affichent leur proximité avec le Rassemblement National ou Debout La France (Reconquête n’existait pas au moment de la passation du questionnaire Ipsos). La fonction publique reste une terre de conquête pour l’extrême droite, et ce décalage laisse penser que celle-ci peut refluer. La dédiabolisation de Marine Le Pen, combinée à l’illusion d’un aspect social permettent d’attirer un électorat populaire, comme le montre le soutien plus grand de la catégorie C. Dans un sens, Marine Le Pen continue de profiter de la ligne Philippot et les syndicats ont tout intérêt à faire connaitre son vrai programme, et notamment l’abandon de la retraite à 60 ans. Mais cela ne suffira pas, puisque le racisme décomplexé d’Eric Zemmour semble également attirer des fonctionnaires. Quel est le profil plus précis du fonctionnaire proche de l’extrême droite ? La méthode statistique de la régression logistique (ou odds ratio) permet de prédire la probabilité de ce choix « toutes choses égales par ailleurs », donc de voir l’effet pur d’une donnée. Les interactions entre variables sont éliminées avec cette approche. Le profil type du fonctionnaire proche de l’extrême droite est un homme de catégorie C. Eventuellement proche de FO. Les catégories C sont moins éloignées de la sphère de l’entreprise, ainsi 36 % seulement considèrent qu’il est secondaire que le service public fasse « évoluer ses métiers pour mieux prendre en compte les besoins des entreprises privées », contre 47 % des catégories supérieures et 53 % des enseignants. Justement, elles sont celles qui se reconnaissent le moins dans le syndicalisme, cette corrélation en fait un rempart à consolider : Toutefois, un syndicalisme qui se fixerait cet objectif se heurterait à un obstacle : les fonctionnaires de catégorie C promeuvent une vision dépolitisée, destiné surtout à protéger les agents en difficulté (29 %, 5 points de plus que leur hiérarchie, les catégories A non enseignants) et à les informer, au détriment de sa capacité à proposer des solutions (- 13 points). Globalement, 71 % des fonctionnaires soutiennent cette vision d’un syndicalisme de proximité et de protection, peu apte à transmettre des valeurs plus globales, humanistes. L’absence de positionnement politique, un défi démocratique La comparaison entre le positionnement politique des français et des fonctionnaires montre une forme de banalisation de leur comportement, à deux exceptions près. * La faiblesse du centre illustre le rejet du bilan du quinquennat par les fonctionnaires, victimes du gel du point d’indice, d’un projet de réforme des retraites nocif pour eux et de la destruction du paritarisme : plus de trois fonctionnaires sur quatre considèrent qu’il est problématique que les représentants élus du personnel n’aient plus autant d’informations sur l’évolution de leur carrière (Ipsos/FSU). Toutefois, cette analyse est contredite par le sondage IFOP, qui donne quand même 24,5 % d’intentions de vote à Emmanuel Macron. Selon moi, ce vote est aussi fragile que celui pour l’extrême droite, mais il est émis cette fois par les catégories les plus diplômées et les mieux payées, que le déclin du centre-gauche laissent orphelines. * Les fonctionnaires sont encore plus nombreux que les français à refuser de signaler une proximité partisane. : 56 % des catégories C, et encore 33 % des catégories A. Ce phénomène de rejet des catégories politiques, qui a globalement pris de l’ampleur ces dernières années, explique en bonne partie le recul de la gauche parmi les « gens du public »[7]. J’ai donc procédé à une seconde régression logistique pour analyser la probabilité d’être sans proximité politique « toutes choses égales par ailleurs ». Notons que les sondages d’intention de vote, comme celui d’Ifop, éliminent l’abstention, qui ne se répartit pourtant pas de manière uniforme selon le profil des citoyens. Le profil type du fonctionnaire sans attache politique est une jeune femme de catégorie C éloignée des syndicats Ce résultat est conforme aux acquis de la science politique, qui depuis Pierre Bourdieu montre que l’âge, le sexe et le niveau de diplôme influent sur le sentiment de compétence politique, et donc sur la participation. Il confirme également que l’activité syndicale peut jouer sur la politisation, à condition de porter un contenu au minimum civique. Conclusion : comment repolitiser les fonctionnaires dans un sens progressiste ? Ces deux sondages laissent donc le mystère entier : pourquoi une telle évolution, alors que « traditionnellement, les suffrages des salariés du public se portent davantage vers les partis qui défendent le maintien de l’État social et (…) l’accès aux biens publics »[8] ? D’une part, parce que les fonctionnaires ne sont pas isolés du corps social, et participent à ses évolutions globales, y compris pour la focalisation sur la xénophobie. D’autre part, la crise de la gauche se manifeste si fortement dans son ancien bastion parce qu’elle a déçu et est apparue incapable de défendre le service public. Cela a ouvert la voie à une dépolitisation, qui se manifeste de plusieurs façons : les hommes de catégorie C se tournent plus vers l’extrême droite, les femmes de catégorie C sortent du champ politique et les cadres fluctuent dans leur vote, au bénéfice du centre quand le contexte lui est favorable. Ces offres politiques sont pourtant incompatibles avec l’ethos de service public, mais elles labourent un champ laissé en jachère. ​Laurent Frajerman ​​Chercheur (CERLIS Université de Paris, Observatoire de la vie fédérale FSU) Professeur agrégé d'Histoire au Lycée Lamartine [1] Luc Rouban, « Le vote des fonctionnaires en 2012 ou la crise de l'appareil d'état », Revue française d'administration publique 2013, n° 146, p. 465-479. [2] Cédric Hugrée, Étienne Penissat, Alexis Spire, « Les différences entre salariés du public et du privé après le tournant managérial des États en Europe », Revue française de sociologie, 2015, vol. 56, p. 47-73. p. 58 [3] Luc Rouban, L’enquête électorale française, Cevipof/Ipsos, note 28, janvier 2017, tableaux 3 et 4, échantillon inconnu. [4]https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/11/04/dans-la-fabrique-opaque-des-sondages_6100879_823448.html [5]Questionnaire Engens, Ceraps, direction Frédéric Sawicki, échantillon représentatif fourni par le rectorat de Lille. [6] Questionnaire Militens, Ceraps / FSU, direction Laurent Frajerman, échantillon représentatif fourni par la DEPP, ministère de l’éducation nationale. https://www.laurent-frajerman.fr/militens [7] Singly (François de), Thélot (Claude), 1988, Gens du privé, gens du public : la grande différence. Paris, Dunod. [8] Cédric Hugrée, Étienne Penissat, Alexis Spire, « Les différences entre salariés du public et du privé », art. cit., p. 61.

  • Primaire Populaire, accusations de racisme contre les enseignants & liberté pédagogique

    Une organisation nouvelle est apparue dans le champ politico-médiatique. Au nom d’un objectif louable (obtenir l’union de la gauche aux prochaines échéances électorales), ses organisateurs ont développé un programme détaillé qu’ils prescrivent à la gauche. Or plusieurs aspects sont inquiétants pour les enseignants et nécessitent une clarification de la part de la Primaire Populaire. Une collaboration étrange Mes interrogations sur la Primaire Populaire remontent à novembre 2021, lorsque je découvre avec étonnement qu’elle invite Fatima Ouassak à un événement qu’elle organise. Les positions de cette proche de Sandrine Rousseau commençaient à être connues. Notamment via un article de Marianne. Je me fends alors d’un tweet à un autre invité de la Primaire Populaire : Cette réponse du Community Manager qui assume parfaitement la rhétorique de Fatima Ouassak avait le mérite de la clarté. Je l’ai repostée un mois plus tard, dans un thread qui interpellait la Primaire Populaire, sans réponse de sa part. J’en déduis que la présence d’une adepte du #profbashing n’est pas le fruit du hasard. Des soutiens de la Primaire Populaire qui pratiquent le #profbashing en accusant les enseignants de racisme Dans le thread déjà évoqué, je reproduisais l’essentiel du manifeste fondateur du Front de Mères, le « syndicat » de parents d’élèves créé par Fatima Ouassak. L’objectif est clairement d’opposer les parents des quartiers populaires aux enseignants. Ce discours profite de la crise de l’école, qui remplit mal sa mission. Accuser les enseignants offre un dérivatif à l’inquiétude des familles. Ce phénomène est répandu, et instrumentalisé par de nombreux démagogues : Jean-Michel Blanquer, des éditorialistes médiatiques, des journaux de droite. Il s’agit ici d’un nouveau type de #profbashing, d’autant plus dangereux qu’il offre une grille de lecture biaisée aux familles des quartiers populaires. Accoutumées au racisme, elles peuvent y croire et s’opposer aux enseignants, au lieu de collaborer avec eux pour la réussite de leurs enfants. Il y a 20 ans déjà, le sociologue Stéphane Bonnéry évoquait le malentendu par lequel des élèves expliquaient leur échec scolaire par le racisme de leurs enseignants : "moins l'école donne de clés pour comprendre, plus les élèves cherchent les explications en dehors. Et le racisme ou la relégation existent dans la société." Si le texte essaie au début de nuancer en évoquant « certains » enseignants, il généralise très vite (« les enseignants », « l’école »). Il ne s’agit donc pas de dénoncer quelques moutons noirs, mais bien de stigmatiser l’ensemble d’une profession. J’ai eu l’occasion par ailleurs de montrer qu’au contraire, les professeurs résistent au virus de la haine raciste, que l’extrême droite recueille parmi eux des scores ridicules (moins de 3 %). Outre la confusion entre des origines ethniques et une religion (ce qui est curieux, au vu de la variété des religions présentes en France), on retrouve dans ce manifeste la critique islamiste de la laïcité. Celle-ci ne serait pas une protection pour les minorités religieuses, mais un outil discriminatoire. J’ai bien conscience des effet délétères provoqués par l’instrumentalisation réactionnaire de la laïcité. Toutes les idéologies (religions comprises) sont susceptibles d’être dénaturées par des extrémistes. Mais je trouve intéressant de retrouver la proposition fondamentale de l’Eglise catholique lors de la mise en place des lois laïques : une école sans Dieu est forcément une école contre Dieu. La force de ce manifeste est de partir de réalités objectives pour leur donner des explications mythiques. Il évoque ainsi des difficultés relationnelles avec les enseignants, qui ne sont pas propres aux parents dont l’origine étrangère est visible. Les sciences de l’éducation ont largement traité la question. De même, des méthodes statistiques prouvent que l’échec scolaire important vécu par les enfants d’origine immigrée s’explique par leur position sociale, et non par leurs origines. La régression logistique permet d'isoler l'effet pur d'une variable. Ce fait a été démontré depuis longtemps et confirmé par les derniers travaux du CNESCO[1] : Une critique mal ajustée du racisme contribue ainsi à l’ethnicisation des rapports sociaux. [1] Yaël Brinbaum, Géraldine Farges et Elise Tenret, « Les trajectoires scolaires des élèves issus de l’immigration selon le genre et l’origine : quelles évolutions ? » CNESCO, 2016. Un programme à méditer J’ai voulu vérifier le positionnement de la Primaire Populaire sur les questions scolaires. Après tout, le « Front de Mères » est une organisation amie, mais indépendante. Le site de la Primaire Populaire met l’accent sur quelques propositions consensuelles (le « Socle Commun »). Mais il renvoie aussi à des textes très détaillés élaborés sous son égide : Parmi ceux-ci, une brochure rédigée par l’équipe de la Primaire Populaire a attiré mon attention : Parmi les 39 responsables de cette brochure, on trouve les dirigeants de la Primaire Populaire, et d’autres personnes. Telle Nejwa Mimouni, présentée comme militante de Lallab, une association controversée de défense des droits des femmes musulmanes. Elle est connue pour une lettre à ses enfants métis, dont voici un extrait significatif : Cependant, les parcours militants sont une chose, le fruit de la réflexion collective en est une autre. Conscient du risque d’amalgame, j’ai lu le programme détaillé de la Primaire Populaire sur les aspects éducatifs. Heureusement, les outrances de Fatima Ouassak n’y ont pas leur place. Mais le choix des priorités, les propositions mises en avant me laissent dubitatif. La liberté pédagogique menacée La brochure évoque l’éducation dans son thème 13, avec un objectif : donner aux enseignants "les moyens nécessaires pour leurs missions et pour un apprentissage non discriminant et critique". Tout le monde à gauche approuve le combat contre les discriminations, évidemment. Mais jusque-là, ce qui était mis en exergue, en priorité absolue, c’était la lutte contre l’échec scolaire. Déplacer la focale vers la discrimination, n’est-ce pas sous-entendre que le problème principal vient de comportements racistes au sein du système scolaire ? Je suis curieux de découvrir à quoi ressemble en France cet « apprentissage discriminant » dont il faudrait se départir. A nouveau ce déplacement de la question sociale à la question raciale. Sur les quatre points du programme, les deux premiers témoignent d’une ignorance de ce qui est réellement enseigné. On y est habitué de la part de médias prompts à regretter la disparition du roman national. Hélas, une partie de la gauche s’adonne aussi à cette dénonciation. Cette fois, c’est l’esprit critique et surtout la colonisation qui serait occultée. Les programmes d’Histoire l’intègrent depuis les années 1970, mais passons... Cela dit, je sous-estime peut-être la novation induite par l’usage de la formule « récits anticoloniaux ». Car comme professeur d’Histoire, j’essaie de transmettre des connaissances scientifiques d’une manière adaptée à mon public, je me garde de la propagande, de ma propre subjectivité et des récits édifiants. Le plus original dans ce programme est incontestablement l’idée d’une formation des enseignants obligatoire et continue (ce qui signifie sans doute qu’elle sera répétée régulièrement). Aucun ministre de l’Education n’a osé aller aussi loin contre la liberté pédagogique ! Najat Vallaud-Belkacem a certes imposé des stages de propagande en faveur de sa réforme des collèges, mais sans les renouveler. Il est ici question de formations obligatoires, destinées à valoriser certaines pédagogies, dites alternatives. Si ma connaissance du champ me permet d’émettre quelques suppositions, je suis néanmoins curieux d’en savoir plus sur les bonnes pratiques pédagogiques prônées par la Primaire Populaire. Le programme n'évoque pas les reculs du système scolaire français dans toutes les comparaisons internationales. En revanche, il précise que l’objectif est de former les enseignants à la lutte contre les discriminations, encore une fois. Etant donné le contexte, j'ai tendance à y voir un formatage. Pourtant, j'approuve toutes les initiatives qui visent à améliorer le rapport de tous les élèves au système scolaire. Mais là, je m'interroge sur les implicites de cette priorité. Rappelons que la discrimination est formellement interdite en France, comme de nombreuses lois le stipulent. Si elle subsiste et si elle est vraiment le problème numéro 1 de l'école, n’en attribue-t-on pas la faute aux personnels ? Je ne vais pas extrapoler, mais mon sentiment est que, de hussards de la République, d’étendards de la gauche morale et humaniste, voilà les enseignants rétrogradés au statut de racistes à l’insu de leur plein gré. J’espère me tromper… Bien sûr, inviter une polémiste racialiste à une initiative ne signifie pas pour autant approbation de toutes ses positions. Pour autant, il existe bien une mouvance qui porte des thématiques décoloniales (ou indigénistes si on préfère). Mouvance divisée, notamment au plan politique [1], mais qui sait aussi se rassembler. Par exemple en soutien au local du Front de Mères, l’association de Fatima Ouassak. On trouve parmi les pétitionnaires Samuel Grzybowski, leader de la Primaire populaire (mais pas Mathilde Imer, co-fondatrice) et aussi Anna Agueb-Porterie, candidate à celle-ci (mais pas Christiane Taubira). Attac s’est fendu d’un tweet qui illustre bien l’argumentaire : si une association se proclame antiraciste et qu’elle est critiquée par un média d’extrême droite (Valeurs Actuelles est cité par la pétition, qui catalogue ainsi le Figaro et Marianne !), elle doit être défendue, quoi qu’elle dise. La logique de bloc autorise toutes les dérives. [1] Ces militants soutiennent autant Yannick Jadot, Christiane Taubira, Jean-Luc Mélenchon que Philippe Poutou. La lecture du site de la Primaire Populaire avait donc renforcé mes craintes. Celles-ci sont malheureusement confirmées par la parution samedi 22 janvier d'une pétition dans Libération. Remarquons que parmi les 40 signataires, c'est la Primaire Populaire et non le journal qui met en avant Fatima Ouassak. Il est grand temps pour la Primaire Populaire de corriger le tir et de lever toutes les ambiguïtés (par ex en indiquant quel est le statut des textes qu’elle produit en abondance). Sa principale candidate, Christiane Taubira, s’honorerait à intervenir en ce sens.

  • Philippe Watrelot : un manifeste pour la politique éducative post-2022

    Philippe Watrelot, « Je suis un pédagogiste. Gommer les clichés, pour construire une meilleure école », ESF sciences humaines, 191 pages La parole de Philippe Watrelot compte sur les débats éducatifs, pas seulement comme ancien président d’une association pédagogique renommée (le CRAP), mais aussi comme débatteur, influenceur. Un manifeste pour une politique éducative… Avec ce livre, il se lance dans l’arène du débat pré- élection présidentielle, sur le versant éducatif, pour lequel il présente ses options. Ce n’est donc pas un hasard si cet opus se conclue par une lettre aux candidats. Pour cela, il a choisi un format court, accessible au grand public. Très pédagogique (sic), son livre comprend un slogan par page et résume efficacement les grands débats éducatifs et les auteurs les plus importants. Philippe Watrelot a choisi de se proclamer « pédagogiste », utilisant un terme péjoratif mis en circulation par les adversaires de ses idées. Ce choix inédit est significatif à plusieurs niveaux : - en n’utilisant pas le terme traditionnel (« pédagogue »), Philippe Watrelot est modeste et précis : son livre ne présente pas la pédagogie active, mais promeut l’application au système scolaire d’une série de principes généraux qui en découlent, - en affichant sa volonté de retourner le stigmate, Philippe Watrelot s’inscrit dans un duel. Au fond, on comprend mieux son ouvrage si on connaît les thèses adverses… - La démarche de Philippe Watrelot est à la fois défensive (il répond longuement aux critiques, qu’il juge caricaturales) et offensive. La couverture, œuvre de l’excellent dessinateur Chéreau qui officie régulièrement pour le SGEN-CFDT, en témoigne. Même si l’on peut se demander qui pourrait se reconnaître dans le personnage du réac, dans cet épouvantail ? … réformiste Philippe Watrelot est de longue date une figure centrale du courant pédagogiste, entendu comme un ensemble de syndicats enseignants (Sgen-CFDT, UNSA-éducation), d’associations complémentaires de l’école (Ligue de l’Enseignement), de mouvements pédagogiques (Cercle de recherche et d'action pédagogiques déjà cité, ICEM-education Freinet etc.) et de personnalités (Philippe Meirieu étant le plus connu). Depuis les années 1970, ce bloc joue un rôle important dans la définition des politiques éducatives, notamment grâce à son alliance avec le Parti Socialiste. Philippe Watrelot incarne cette position réformiste, ce qui le distingue d’un autre ouvrage partisan des pédagogies actives, publié au même moment, par Laurence de Cock cette fois. Philippe Watrelot critique régulièrement les positions intransigeantes qui reviendraient à ne rien changer. Sans revenir sur le vieux débat réforme/révolution[1], je proposerai plutôt de distinguer l’aspect pragmatique (être un "réformateur") et l’aspect idéologique (être un « réformiste », de centre-gauche). Les principaux apports de cet essai Philippe Watrelot insiste à juste titre sur sa caractéristique de professeur de terrain, il a la volonté d’incarner ce qu’il propose. S’il est fier d’avoir présidé un Conseil national de l'innovation pour la réussite éducative et donc de connaître les arcanes de la rue de Grenelle, il n’a jamais abandonné son mi-temps au lycée de Savigny. Certes, il se distingue de ses collègues par un autre mi-temps comme formateur à l’INSPE, et appartient donc à la noosphère[2], mais on ne peut lui reprocher d’avoir des idées que les autres seront chargés d’appliquer. Cette appartenance à la culture professionnelle des enseignants, même lorsqu’il la critique, ressort d’ailleurs dans le livre. Je songe notamment à son insistance sur le pouvoir d’agir des enseignants, sa critique des injonctions paradoxales qui pèsent sur eux, les développements sur le malaise enseignant et les dangers du verticalisme de la rue de Grenelle. Incontestablement, ce livre dessine des convergences avec de nombreuses luttes. Philippe Watrelot a lu et intégré les apports d’Anne Barrère, Françoise Lantheaume, sociologues qui ne se laissent pas enfermer dans les clivages du monde enseignant. Il se prononce clairement pour une revalorisation de la profession sans condition, alors que le camp pédagogiste a longtemps critiqué la revalorisation des professeurs de 1992, au motif que Lionel Jospin n’avait pas obtenu en échange du SNES une redéfinition du métier. Les mots sont forts contre le mythe du tout- numérique, de l’outil qui remplacerait l’homme. Pragmatique, Philippe Watrelot ajoute que ce « serait un non-sens » d’évacuer le numérique de l’école, de ne pas préparer les élèves à ce monde nouveau (p. 56). Je souscris à ce point de vue. Mon chapitre préféré est consacré au métier, et note les trésors d’inventivité, d’adaptation, fournis pas les collègues. Philippe Watrelot ne sombre pas dans la désolation, il répertorie de nombreux cas d’enseignants investis. Ce constat est juste, mais l’on peut s’interroger sur le débouché de cette « révolution à bas bruit ». Pour l’instant, le pragmatisme l’emporte et les enseignants pratiquent une synthèse évolutive des différentes propositions pédagogiques, comme l’avait relevé l’équipe Escol[3]. Loin des grands débats de politique éducative, les enseignants privilégient le travail concret. Le maintien des clivages syndicaux La question syndicale parcourt le livre, ce qui est normal eu égard au poids du syndicalisme dans le milieu. L’auteur reste allusif, même s’il critique les organisations majoritaires. En réalité, ce n’est pas tant la principale Fédération (la FSU) qui est concernée que son puissant syndicat du second degré, le SNES. Certes, le diagnostic qu’il dresse est largement partagé par les membres du SNES-FSU, mais le conflit provient à mon sens de deux motifs : * sur le terrain, comme le confirment mes observations, ces syndicalistes éprouvent le souci d’une amélioration du système scolaire, mais ils refusent d’y sacrifier les intérêts enseignants. Ils combattent donc les propositions d’assouplissement du cadre national de l’enseignement, vues comme une dérégulation. Philippe Watrelot insiste certes sur l’autonomie démocratique comme condition d’une coordination des enseignants au niveau de l’établissement, mais en pratique beaucoup de militants s’en méfient, pour ne pas donner le pouvoir aux chefs d’établissement. * le SNES-FSU défend une modernisation d’une identité professionnelle percutée par la critique pédagogiste des disciplines scolaires et de l’individualisme. Certes, le livre est prudent sur ces deux aspects, mais il s’agit clairement d’enjeux conflictuels. Le rapport au pouvoir, une question centrale L’ambition affichée est de peser sur les futures politiques éducatives, donc plutôt sur les orientations de la « Centrale », tout en privilégiant une démarche bottom-up, partant de la base. Comment impulser sans imposer ? Cette question centrale est en partie éludée, avec un historique qui présente l’éducation nouvelle comme s’opposant depuis toujours au Ministère, oubliant que les « Cahiers pédagogiques » en sont une émanation, pour ne prendre que cet exemple. La relation entre le pouvoir éducatif et les pédagogistes est en effet ambivalente, et ne peut être comprise qu’au regard des luttes d’influence qui traversent les hauts fonctionnaires. De même, les sciences de l’éducation ont été institutionnalisées grâce à des soutiens officiels, tout en étant régulièrement dépréciées par les ministres de l’éducation (y compris par Claude Allègre !), leur fournissant un commode punchingball. Le camp pédagogiste ne peut se soustraire à un examen de son bilan en matière de politique éducative, même s’il n’est pas responsable de la manière dont ses idées ont été appliquées. La période Najat Vallaud-Belkacem est de ce point de vue emblématique, qui marque à mon sens une rupture dommageable avec celle de Vincent Peillon (j'en parle dans un article paru dans la revue « Année de la recherche en sciences de l’éducation »). La réforme du collège de Najat Vallaud-Belkacem : un modèle ? Comme moi, beaucoup d’enseignants du second degré ont gardé un souvenir cuisant du manque de concertation de la ministre. En arrivant au pouvoir, Blanquer a eu beau jeu de détricoter sa réforme du collège, si impopulaire. Philippe Watrelot assume son soutien à cette réforme. Celle-ci contredisait pourtant de nombreux postulats de son ouvrage : pouvoir renforcé du chef d’établissement, autoritarisme dans la mise en œuvre (réunions obligatoires de formation/formatage, passage en force)… Au nom de la lutte contre l’élitisme, la réforme s’est attaquée à des enseignements qui maintenaient la réputation de nombreux établissements prioritaires (allemand, latin etc.), faisant le lit de l’enseignement privé. La mesure phare de la réforme, l’interdisciplinarité, aurait pu faire consensus, car toutes les enquêtes montrent qu’elle jouit d’un soutien majoritaire. Mais elle se faisait sur la base de l’absence de volontariat dans le choix du collègue, créant ces « mariages forcés » entre enseignants que Philippe Watrelot dénonce pourtant lorsqu’il évoque les professeurs des écoles confrontés à l’enseignement simultané dans les classes de REP+ non dédoublées sous Blanquer (p. 120). Un dialogue à poursuivre J’ai rencontré Philippe Watrelot à l’occasion d’un débat organisé pour un podcast de Theconversation.com. Le dialogue avec lui et Béatrice Mabilon-Bonfils fut fécond : malgré nos divergences sur le comment, nous avions valorisé notre monde commun, nos valeurs progressistes (principe d’éducabilité des élèves, engagement pour la démocratisation du système scolaire, croyance en un rôle éducatif et émancipateur du travail enseignant…). Le livre de Philippe Watrelot insiste sur les désaccords avec d’autres enseignants, selon le fameux clivage « républicain/pédagogue ». Tous combattent pourtant la dislocation de l’école publique à laquelle Blanquer se livre méthodiquement (chapitre 7). Ce rapprochement sera-t-il une parenthèse ? A mon sens, l’enjeu principal est devenu la liberté pédagogique, menacée par l’autoritarisme managérial. Philippe Watrelot souligne à plusieurs reprises le danger de voir le métier enseignant transformé en « métier d’exécution ». Et si finalement, on tirait toutes les leçons de sa remarque : « Les discussions sur l’éducation sont souvent construites sur ces fausses oppositions et de cette pensée binaire alimentée par les médias » (p. 36) ? *** [1] Pour simplifier, les révolutionnaires, quand ils ne sont pas gauchistes, se battent aussi pour des réformes. [2] Concept d’ Yves Chevallard : l’ensemble des acteurs intervenant à l’intersection du système d’enseignement et de la société (les responsables d’associations pédagogiques et de parents, les chercheurs, la hiérarchie, les responsables syndicaux, les formateurs, l’instance politique décisionnelle…). [3] Laboratoire important en sciences de l’éducation, animé notamment par Elisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex et Stéphane Bonnéry. Université de Paris 8.

  • La réforme des rythmes scolaires : examen d’une impopularité

    Pourquoi une réforme qui réunit tous les ingrédients pour être appréciée de la société française échoue-t-elle ? Jean‑Michel Blanquer a gagné le surnom de « ministre Ctrl-Z » en s’attaquant aux réformes du précédent quinquennat, avec une facilité qui ne manque pas de questionner. Ainsi, sur les rythmes scolaires, l’objectif initial ayant été globalement partagé (étaler les moments d’apprentissage pour que les enfants assimilent mieux, développer les activités périscolaires), l’échec actuel peut difficilement être imputé au contexte ou au seul Vincent Peillon. S’il a commis des erreurs, il reste l’un des ministres de l’Éducation nationale les mieux informés et préparés pour sa mission. De même, la pression des personnels, liée à la dégradation des conditions de travail, ne suffit pas à expliquer l’impopularité croissante de la réforme. Tentons une explication structurelle : une faille dans la méthode employée pour instaurer le projet sous-jacent à la réforme.

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