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La conception de la démocratie syndicale chez Unité & Action (FSU)

 Laurent Frajerman, chercheur associé au Cerlis, Université Paris Cité, professeur agrégé d’histoire au Lycée Lamartine





Le courant Unité & Action de la FSU a toujours exprimé son souci d’un syndicalisme démocratique. Dans le contexte actuel, ou le courant de pensée exerce la responsabilité de conduire la FSU et réfléchit aux voies d’un rapprochement avec la CGT, ce billet examine sa conception.

Ce billet s’appuie sur ma thèse, résumée sur cet aspect dans un article : « Représentation et prise en compte du pluralisme dans le syndicalisme français : l’originalité de la FEN (1944-1968) », 2010.




Comment assurer une vie syndicale démocratique ? Les principes

 

La démocratie dans une organisation, pas si simple…

Dans les organisations, on constate une grande stabilité des directions. A la FSU comme ailleurs, la plupart des changements sont voulus et non provoqués par des votes de la base. Or, les adhérents ne partagent pas tous et en permanence les choix des directions, qui se cooptent et partagent un corpus idéologique beaucoup plus structuré que leurs mandants. En multipliant les décharges partielles, le courant Unité & Action limite le décalage entre la profession et les cadres syndicaux, mais c’est insuffisant.


Ø  C’est le premier défi démocratique : comment co-construire les principaux actes de la vie du syndicat (position sur une réforme, décision d’action, etc.) ? D’autant que les adhérents ne s’impliquent que pour les grandes occasions, et seulement si la direction réussit à présenter clairement les termes du débat et les options possibles.

 

Ø  Le second défi vient du fait que l’exercice de la démocratie syndicale est aisé à la base, mais compliqué par l’emboîtement des structures. L’effet de filtre successif génère une forte délégation des pouvoirs.

 

Ø  Enfin, une des caractéristiques de la démocratie, c’est le respect des minorités et l’acceptation du conflit, géré par la parole et l’échange et non par le pur rapport de force. Or une forme de consensus est aussi nécessaire pour l’action, ce qui est contradictoire.


Fédéralisme et tendances

 

Les relations que les structures qui adhèrent à la Fédération entretiennent entre elles procèdent du fédéralisme, autrement dit de l’autonomie de décision. Historiquement, le fédéralisme provient de la CGT et existe aussi à Force ouvrière et à l’UNSA, issues d’une matrice commune, contrairement à la CFDT, plus centralisée. Dans ces organisations, le pluralisme interne - inévitable dans une organisation puissante – s’exprime par le biais des prises de position des structures, qui se retrouvent sur des positions communes avec une certaine régularité.


Il existe plusieurs formes d’expression de ce pluralisme, que je distingue[1] en fonction d’un critère objectif, la structuration du regroupement, avec une gradation entre

* les sensibilités, très informelles,

* les courants aux formes encore floues, autorisant une certaine fluidité des positions des militants et

* les tendances, terme qui désigne des groupes structurés à l’intérieur d’une organisation, disposant par exemple d’un fichier et d’un bulletin. A l’extrême, les tendances peuvent devenir fractionnelles, c’est-à-dire se transformer en quasi syndicats, agissant de leur propre initiative.


Reconnaitre officiellement les courants de pensée ou les tendances peut être une solution pour canaliser le pluralisme, en acceptant la conflictualité interne pour mieux l’organiser. L’autre perspective est de le camoufler et le réprimer, comme à la CFDT. Dans ce cas, seules des sensibilités subsistent et le débat se cantonne essentiellement aux sphères dirigeantes.

 

La liberté d’expression

 

Quand il y a structuration en tendances, cela rigidifie l’organisation des discussions et favorise un militantisme très tourné vers le débat interne. D’autant que la prédisposition à la controverse résulte de la composition sociale de la Fédération, culturellement habituée à la confrontation des idées. Dans les assemblées générales et congrès, on constate généralement que les minoritaires interviennent plus et plus longtemps que les majoritaires. Pour eux, les instances constituent des moments forts. A l’inverse, les majoritaires gèrent les dossiers concrets, et peuvent quelquefois redouter ces moments durant lesquels ils doivent justifier leurs choix.


La liberté d’expression dans les syndicats est à double tranchant : soit elle crée un climat d’élaboration collective, soit elle constitue un motif de désaffection des adhérents, rebutés par les querelles. Dans ce cas, les débats tournent en discussions stéréotypées : il ne suffit pas d’être libre de parler, encore faut-il être écouté.

 

Article de Laurent Frajerman : « Enseignants unitaires et CGT : les prémices d’un divorce », 2005.


La genèse du mode de fonctionnement de la FSU

 

Rapide historique

 

Après la Libération, les tendances sont officialisées à la Fédération de l’Education Nationale. Le maintien de l’unité syndicale au début de la guerre froide - alors que toutes les autres organisations du mouvement social scissionnaient - a été rendu possible par la garantie d’un mode de scrutin proportionnel au résultat de chaque liste. Un strict système de tendance est instauré en 1948 et 1954 par la majorité réformiste sous l’impulsion de l’Ecole Emancipée (une tendance proche de l'extrême-gauche). Il impose une composition homogène des directions exécutives, avec exclusivement des militants majoritaires, au nom de la cohésion.


Les unitaires s'y opposent, eux qui cherchent au contraire à se fondre dans la majorité et préconisent des listes communes. Au début des années 1960, ils correspondent à une sensibilité, déléguant à la section des Bouches-du-Rhône le soin de déposer des listes pour maintenir leur place dans les instances. Mais cette construction est quelque peu artificielle, et les autres forces ont beau jeu de rappeler que la grande majorité des cadres unitaires sont également membres du PCF, à une époque où ce parti n'hésite pas à intervenir dans les affaires internes des syndicats.


Le système des tendances adopté par la FEN poursuit un double but. D’un côté, il accorde une liberté d’expression et d’organisation suffisante à la principale minorité, les unitaires, pour pallier le risque d’une scission. De l’autre, il organise leur isolement, en les privant de responsabilités et de moyens d’action autonomes. Les unitaires constatent alors le besoin de s’organiser pour peser dans la FEN et pour que les non-communistes soient mieux associés aux décisions. Ils se structurent peu à peu en courant Unité et Action. En 1963, les unitaires du SNES actent le principe d’un fichier et d’une communication interne[2], puis ils gagnent les élections internes en 1967. André Drubay, proche du PSU, devient le premier secrétaire général UA du SNES. Désormais, le courant a les moyens de se coordonner dans la FEN. Au début des années 1970, il anime le SNES, le SNEP, le SNESup et 30 sections départementales du SNI.

 

Quelques exemples de l’élaboration doctrinale d’UA

 

Une brochure programmatique d’Unité & Action, rédigée en cette époque, dénonce les théories « qui conçoivent l'organisation syndicale comme la juxtaposition de tendances idéologiques organisées. »[3] Quelques citations témoignent d'une élaboration doctrinale poussée, du fait d'un contexte polémique :


* « Le respect du droit à l'expression - à l'intérieur du syndicat - de tous les courants de pensée, la reconnaissance dans les faits de leur droit à la représentation dans les directions syndicales ne doit pas être confondu avec l'obligation (…) de structurer les tendances. »[4]
* « L'effort pour combattre la cristallisation des tendances est indispensable si l'on veut libérer et mettre à profit la somme des énergies qui existent et sont obérées par la « guerre des tendances ». »

Unité et Action ne se transforme donc pas en tendance, pour deux raisons fondamentales : elle n’en a pas besoin et elle souhaite l’unité du syndicalisme enseignant, pour déployer son action. Ce qu’exprime la dernière citation :

* « Les différences d'opinion, mêmes importantes, ne peuvent justifier le refus d'une entente et d'une action commune pour obtenir la satisfaction des revendications immédiates des travailleurs, car c'est l'existence d'intérêts communs et non pas une communauté idéologique qui fonde le syndicat. »[5]

 

 La base se montre peu sensible aux tendances, l’identité essentielle reste celle du syndicat. Mais les militants se rangent dans des courants ou tendances qui cohabitent dans la FEN, plus qu’ils ne vivent en symbiose. En 1973 la majorité laisse planer la menace de sanctions à l’égard d’Unité & Action, accusée de constituer une contre- FEN. A plusieurs reprises, les syndicats et sections animées par UA organisent leurs propres manifestations et grèves (par exemple le 22 mars 1979 pour la région parisienne), alors que la fédération s’arroge le droit de parler à la place de syndicats nationaux comme le SNES. Cette situation dysfonctionnelle aboutira à l’exclusion du SNES et du SNEP en 1992, et à la création de la FSU.

 

Dans la FSU, faut-il consacrer l’existence des tendances ?

 

Des cultures différentes selon les syndicats

 

Alors que le SNES a maintenu sa direction et son fonctionnement lors du passage de la FEN à la FSU, le SNUipp s’est construit presque de toute pièce. Cette différence se retrouve dans les rapports entre Unité & Action et Ecole Emancipée. Celle-ci a gardé sa place d’opposante dans le SNES, alors qu’elle a participé pleinement à la construction du syndicat du premier degré et de la Fédération. Elle rompait ainsi avec sa tradition de refus de toute responsabilité, ce qui s’est soldé ultérieurement par la scission avec Emancipation (celle-ci reflète également un clivage entre militants trotskystes, formés à la LCR, et anarcho-syndicalistes). Cet héritage explique les principes en œuvre au SNUipp et à la FSU : exigence de synthèse, participation des minoritaires à toutes les directions… Au-delà des principes, ce fonctionnement existe aussi pour des raisons prosaïques : la minorité représente plusieurs dizaines de sections départementales, qu’il faut associer aux initiatives de la direction nationale. C’est ce que n’avait pas compris la majorité de la FEN, qui en ostracisant 1/3 de la Fédération, rendait inévitable l’affrontement.

 

Des tendances ou des courants ?

 

Dans la typologie des regroupements internes, Unité & Action relève du courant de pensée : exerçant la direction, elle n’a besoin de se structurer que quand les enjeux de concurrence le lui imposent. Elle fait paraître une revue et organise des réunions régulières, nécessitant un fichier (qui ne comprend pas tous les militants se reconnaissant dans le courant). Mais la vie d’Unité & Action reste subordonnée aux positions des syndicalistes en responsabilité. Les militants poursuivent la même discussion dans les réunions d’UA que dans les séances « normales » des instances. La seule spécificité est l’entre soi, qui permet des arbitrages avant la confrontation avec le point de vue des minoritaires. Les votes restent libres, cette absence de monolithisme est caractéristique des courants de pensée. Ceci explique qu’Unité et Action ait souvent encouragé les tentatives de militants de rester « sans-tendances », notamment dans le SNUipp, dont des cadres UA auraient aimer fonctionner autrement.


L’Ecole Emancipée relève de la tendance, même s’il ne faut pas exagérer sa discipline interne. Sa position minoritaire l’a poussé à demander des garanties statutaires lors de la création de la FSU. Lorsqu’elle participe à la direction, elle ressent aussi le besoin de s’affirmer pour garder en visibilité.


En 2002, le départ du SNETAA de la Fédération a déséquilibré le jeu des courants fondateurs. En effet, le courant Autrement, animé par des militants de ce syndicat, amenait dans la FSU une partie des traditions de la majorité réformiste de l’ex-FEN. Aujourd’hui le face-à-face UA-EE dans la FSU focalise les débats sur certains enjeux (la grève reconductible, ou encore les questions sociétales et politiques) et en occulte d’autres, notamment les débats revendicatifs (faut-il condamner le management de proximité ?, l’avancement doit-il être exclusivement à l’ancienneté ?). Le fonctionnement actuel de la FSU représente donc mal les syndiqués, malgré des tentatives de les faire voter sur des points précis. Ainsi, les « fenêtres » aux rapports d’activité sont généralement obscures, parce qu’elles n’explicitent pas les désaccords.

 

Conclusion

 

Pour associer les syndiqués, faut-il fortifier le droit de tendance ? Les débats très codés entre courants de pensée ne concernent en pratique que les militants, seuls à s’y intéresser. Les efforts fournis pour faire voter les syndiqués aux élections internes le montrent bien. Cela passe plutôt par une démarche qui dépasse le filtre militant pour s’intéresser aux adhérents, les solliciter directement, même quand leur avis risque de déranger. L’exemple de la consultation sur PPCR[6] montre que cela nécessite un effort pédagogique.


La démocratie syndicale dépend autant des pratiques, de l’existence de démocrates, que des institutions, des règles statutaires. Ainsi, des dispositions favorables peuvent aider à l’émergence d’une culture du débat, mais aussi aboutir à des polémiques stériles. Cela dit, il est légitime que des points de vue alternatifs s’expriment, et les règles de la FSU ont pour avantage d’empêcher une dérive autoritaire de sa direction.


René Mouriaux notait que le débat sur le pluralisme « pose fondamentalement la question de la démocratie en termes de consensus. Jusqu’où les divergences entre membres d’une même organisation sont-elles compatibles ? »[7] Justement, la synthèse dans la FSU est rendue possible par la volonté partagée d’Unité & Action et de l'Ecole Emancipée de la faire vivre.


Article de Laurent Frajerman et André Narritsens, « Fédéralisme et démocratie syndicale : l’exemple de la FEN et de la CGT », 2008.



[1] Beaucoup d’auteurs ne font pas de différence nette entre courant de pensée et tendance.

[2] Laurent Frajerman, « Lettres internes de la liste B (Unité et Action, 1962-1967) », Les documents de l’IRHSES, supplément à Points de repères, nº 20, 1999.

[3] Unité et Action, « Unité et tendances dans le syndicalisme enseignant », Paris, U & A, 1971, 103 p., pp. 92-93

[4]Unité et Action, « Unité et tendances » op. cit., p. 94

[5] Unité et Action, « Unité et tendances » op. cit., p. 15.

[6] Protocole d'amélioration des carrières, discuté avec les OS en 2015. S'il était globalement positif, des points étaient critiquables et les améliorations financières insuffisantes. La CGT a refusé de le signer et FO a mené une campagne de désinformation. Avant que la FSU ne le paraphe, le SNES a lancé une consultation électronique de ses adhérents. 2 653 réponses ont été validées, sur 60 000 syndiqués, avec 49 % d’avis favorables et 27 % contre.

[7] René Mouriaux, Les syndicats dans la société française, Presses de Sciences Po, 1983 – p. 37.

 


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