Par Laurent Frajerman, chercheur associé au Cerlis, Université Paris Cité, agrégé d’histoire
Avertissement : ce billet est la version longue d'une interview parue dans Le Café Pédagogique. Il est plus développé sur l'opinion publique, en analysant plusieurs sondages.
La publication des Indices de Position Sociale de chaque établissement a permis de mettre en lumière l’évolution négative de la mixité sociale et scolaire dans les établissements privés sous contrat. On assiste à un phénomène de vases communicants. Les élèves du privé sont de plus en plus issus des CSP+, car la partie plus populaire de sa clientèle va dans le public. L’école privée ne joue donc pas un rôle positif, complémentaire de celui de l’école publique, mais elle l’affaiblit, en agissant comme le catalyseur de la mise en œuvre d’une école à deux vitesses. Cette catastrophe sociale explique en partie les mauvais résultats de la France dans les enquêtes internationales. D’autant que ces dernières montrent que les écarts sociaux sont très élevés dans notre système scolaire.
Le statu quo est impossible, car l’embourgeoisement de l’école privée est trop avancé pour ne pas générer de graves difficultés à l’école publique. Sa concurrence est subventionnée aux 3/4, un tel niveau de financement public du secteur privé est unique dans les pays développés, alors que la collectivité fait déjà l’effort de fournir un enseignement aux familles.
Plutôt que de se saisir de la tentative d’intervention de Pap N Diaye pour faire quelques concessions et ainsi parer aux critiques montantes, le secrétariat général de l'Enseignement catholique (Sgec) a préféré revendiquer de nouveaux moyens et refuser toute mesure réellement contraignante. Cette attitude maximaliste montre que l’enseignement privé se sent en position de force. Quel est l’état de l’opinion publique sur le sujet ? Le camp laïque commence à se mobiliser, mais sur quels mots d’ordre et dans quel cadre ?
Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde, 16 janvier 2024 : « Si le récit égalitaire perdure, l’Etat organise une forme d’optimisation scolaire »
Un enseignement minoritaire et dépendant de l’Etat
17% des élèves suivent une scolarité dans le privé, en augmentation d’un demi-point depuis une décennie. Historiquement, le privé est nettement plus influent dans le second degré :
Si le privé a perdu beaucoup de terrain au lycée des années 1960 à 1990, il s’est depuis stabilisé globalement. Au collège, il connaît une légère progression depuis les années 1970 et la mise en place du collège unique. C’est là que les places sont les plus convoitées, pour éviter les collèges publics souffrant d’une mauvaise réputation. Enfin, la progression est spectaculaire dans l’enseignement supérieur, encore accélérée par la mise en place de Parcoursup, qui lui fait une publicité gratuite.
Lors de l’adoption au forceps de la loi Debré, en 1959, l’une des rares contreparties au financement public était l’adoption par les écoles privées sous contrat des programmes scolaires définis par l’Etat. Ceci a incontestablement contribué à rapprocher les jeunesses scolarisées dans les différents systèmes. Aujourd’hui, l’enseignement privé ne pourrait pas faire autrement que de suivre les règles du système majoritaire, puisqu’il en dépend : moins d’un cinquième des élèves du privé font toute leur scolarité dans celui-ci. Les parents ont donc absolument besoin d’une continuité entre les deux systèmes.
L’enseignement catholique regroupe 96% des établissements privés sous contrat. Mais ce facteur unifiant ne doit pas dissimuler l’existence de deux dynamiques.
Traditionnellement, le privé est plus fort dans les régions d’influence catholique, comme la Bretagne, le Nord et le sillon rhodanien. Y prédominent des établissements peu sélectifs, à tarifs modiques et pour lesquels le « caractère propre » religieux garde un sens. La sécularisation de la société rend ces établissements moins attractifs. Ils sont plutôt en perte de vitesse.
La seconde dynamique est la conquête de nouveaux territoires, au premier rang desquels la région parisienne. C’est le phénomène le plus inquiétant, qui déstabilise tout le système éducatif : la croissance d’un enseignement réservé aux couches supérieures de la société, ou aux couches moyennes dans les territoires déshérités.
Globalement, l’enseignement privé est confronté à un risque démographique important, lui qui dépend financièrement du nombre d’élèves. Des fermetures d’établissement et licenciements ne sont pas à exclure. Il réagit en se restructurant et en intensifiant la concurrence avec le public. Ainsi, les écoles Diwan concentrent leurs efforts d’implantation en Ille-et-Vilaine, département non bretonnant, mais seul de la région à bénéficier d’une démographie favorable.
Enfin l’enseignement privé ne se caractérise pas par sa pratique de la charité : la sociologue Fabienne Federini montre qu'il préfère nettement laisser les élèves à Besoin Educatif Particulier au public. 90% des collégiens d’ULIS sont scolarisés dans le public. 377 collèges privés accueillent un dispositif ULIS contre 2 321 collèges publics. Seuls 16 collèges privés proposent une unité pédagogique pour les élèves allophones arrivants, soit moins de 1%, contre 1 024 dans le secteur public, soit plus de 19%. 94 collèges privés comportent une SEGPA, contre les 1 494 du secteur public…
Intervention de Laurent Frajerman sur Radio France Internationale : l'affaire Oudea-Castera
Quand le privé est favorisé par les recteurs dans les ouvertures de classe
Les recteurs décident de l’ouverture de classes ou de filières en fonction d’un « besoin scolaire reconnu ». Une règle informelle limite les effectifs d’élèves du secteur privé sous contrat à un ratio de 20 %. L’exemple de Paris est frappant. Une étude en cours de l’économiste Julien Grenet montre l’ampleur de la ségrégation sociale du fait de la forte implantation du privé dans un territoire dont la taille restreinte permettrait une carte scolaire beaucoup plus démocratique.
Loin de combattre le privé, dont la part est deux fois supérieure à la règle nationale des 20 %, le recteur de Paris, Christophe Kerrero, a encouragé sa croissance : « Le rectorat ferme de nombreuses classes dans le public faute d’élèves, mais pas dans le privé », expliquait Jean-Noël Aqua, élu communiste au Conseil de Paris dans Le Monde[1].
Selon les projections de Julien Grenet, la part des élèves scolarisés en 6e dans le privé est passée de 35,4 % en 2020 à 37,5 % en 2022, et pourrait atteindre les 50 % à horizon 2030. En parallèle, Christophe Kerrero a mis en place avec le même économiste une réforme de l’inscription dans les lycées publics. Affelnet a pour but affiché de renforcer leur diversité sociale, mais sans toucher aux lycées privés. Au risque d’augmenter leur attractivité…
Le rapport des français à l'école privée
La défaite du camp laïque en 1984 avait mis à jour une évolution fondamentale, l’interpénétration des deux systèmes, le privé étant considéré comme une seconde chance : 50% des familles ont eu recours au moins une fois à un établissement privé pour au moins un de leur enfant. Dans un sondage Kantar/FCPE paru en 2020, 87 % des parents se déclaraient satisfaits de la manière dont se déroule la scolarité de leurs enfants, ceux du privé ne se distinguant pas (89 %). Pourtant, les français sont convaincus de la plus grande efficacité de ce dernier :
En effet, les résultats bruts des élèves de l’enseignement privé sont meilleurs que ceux du public, du fait que les publics accueillis ont un IPS supérieur et témoignent donc de meilleures dispositions envers l’institution scolaire. On peut évoquer également un effet positif du consumérisme scolaire, les parents s’impliquant plus. D’après l’enquête PISA 2022, le climat scolaire est également meilleur. Bref, le principal atout du privé n’est pas son fonctionnement mais sa clientèle : des élèves connaissant leur métier d’élève.
Le sentiment de meilleure qualité exprimé par les français n’est donc pas illogique. Pourtant PISA démontre que l’enseignement privé, alors qu’il bénéficie de conditions très favorables, est moins performant que le public quand les élèves sont comparables :
« Après prise en compte du profil socio-économique des élèves et des établissements, l'avantage des établissements privés disparait et les élèves des établissements publics obtiennent des résultats en mathématiques supérieurs de 21 points à ceux des élèves des établissements privés (la différence moyenne de l'OCDE est de 11 points en faveur des établissements publics) »
Avec une autre formulation, plus concrète, le résultat est meilleur, parce que les français peuvent idéaliser l’école privée tout en sachant que l’école publique du secteur leur conviendra. Mais si le public l’emporte, notons que le privé semble avoir une belle marge de progression…
On peut aussi remarquer que ce sondage date un peu (7 ans) et craindre que le pessimisme nouveau affiché par les français sur leur école ne retentisse d’abord sur son élément principal, le secteur public. La comparaison entre un sondage OpinionWay de 2024 et un précédent réalisé en 2013 semble l’indiquer :
Culpabiliser les familles qui mettent leurs enfants dans l’école privée en critiquant le séparatisme social est donc contreproductif. Certes, cette addition de choix individuels, souvent alimentée par des rumeurs, aboutit à un système profondément inégalitaire. Toutefois, le privé se nourrit des carences du public. Ce choix s’avère partiellement contraint et l’Etat y a sa part de responsabilité, menant depuis des décennies de politique éducative régressive et austéritaire.
Une petite majorité des français manifeste en conséquence un soutien net à l’école privée :
Le choix n’existe pas réellement pour les classes populaires, assignées à un service public dégradé du fait de cette concurrence déloyale. Elles en ont globalement conscience.
Néanmoins, 50 % des foyers les plus pauvres du pays sont attachés à ce qui relève du mirage dans leur cas.
Cependant, si le focus est mis sur l’aspect politique, le besoin d’éduquer ensemble les citoyens de demain, les réponses sont très différentes. Les valeurs de la République sont historiquement liées à la construction de l’école publique :
Les positions des différentes forces progressistes
La gauche n’était pas unanime dans son rapport au secteur privé. La gauche réformiste a longtemps refusé de relancer la guerre scolaire, et appréhendait cet enseignement comme une sorte de modèle à transposer au public, avec les relations hiérarchiques entre enseignants et chefs d’établissements, l’autonomie des établissements et la réputation d’accueillir mieux les parents d’élèves... Najat Vallaud-Belkacem a néanmoins fait preuve de courage politique en renforçant les contrôles sur les écoles privées hors contrat, dans une perspective de protection de l’enfance.
Les autres forces rejettent l’existence même du secteur privé. Or, si le slogan « à école publique, fonds publics, à école privée, fonds privés » peut garder sa pertinence philosophique, comme principe fondamental guidant l'action des forces laïques, il n’est plus opératoire sur le plan de l'action politique immédiate. Il s’inscrit contre un consensus de l’opinion publique et poserait des difficultés juridiques, au plan de la Constitution (le Conseil constitutionnel en a fait un principe fondamental le 23 novembre 1977 ) et de la Charte Européenne. Se cantonner à ce seul objectif serait donc prendre le risque de l’impuissance, alors que le privé pousse ses pions. Les forces laïques l’ont compris, en tentant de renouveler leur plaidoyer pour se concentrer sur les privilèges des établissements privés.
Ainsi le Comité National d’Action Laïque[2] a soutenu le dépôt d’une proposition de loi par Pierre Ouzoulias, sénateur PCF des Hauts de Seine, qui propose de moduler les subventions publiques à l’enseignement privé en fonction de critères de mixité sociale. Cette revendication d’urgence a obtenu un écho important, qui montre que l’opinion publique peut évoluer. Najat Vallaud-Belkacem et François Dubet ont également publié dans Alternatives Economiques une tribune reprenant cette proposition.
Néanmoins, exiger de l’enseignement privé qu’il respecte des critères de mixité sociale peut s’avérer insuffisant. En effet, dans des territoires comme la Seine-Saint-Denis, celui-ci peut sélectionner les meilleurs élèves boursiers, et ainsi affaiblir encore les établissements publics de l’Education Prioritaire. La question n’est pas que sociale, elle est aussi scolaire : le public accueille les élèves perturbateurs, en difficulté, alors que le privé les rejette le plus souvent. On connait également sa stratégie de sélection des élèves tout au long de leur scolarité, ceux qui réussissent le moins étant exclus ou orientés vers des filières courtes. Il faudrait donc imposer un droit de regard de l’Etat sur le recrutement des élèves de l’enseignement privé. Mais comment le faire sans le légitimer, sans qu’il n’en tire argument pour prétendre participer au service public de l’éducation ?
De leur côté, les écologistes (dont Marine Tondelier et Philippe Meirieu) ont publié une tribune dans Libération : « Les ghettos scolaires de riches et de pauvres ont des effets explosifs sur la cohésion sociale ». Ils proposent que les établissements ne comptent pas plus de 60 % d’élèves favorisés ou défavorisés. Axée sur la mixité, cette tribune ne différencie pas établissements publics et privés, gommant ce qui distingue l’école pour tous d’une école de l’entre soi. S’agit-il d’une question de préférence, comme entre deux marques de smartphone ?
Enfin, La France Insoumise s’est récemment manifestée. Le député Paul Vannier est à l’initiative d’une mission parlementaire sur le financement public de l’enseignement privé sous contrat qui doit paraître bientôt. L’angle choisi permet d’insister sur le laxisme de l’Etat, le manque de transparence financière (par exemple sur les effectifs réels), les arrangements divers avec la réglementation, alors que la presse d’investigation a déjà révélé plusieurs affaires. A l’offensive contre l’enseignement catholique, LFI se réfère plus difficilement à la Laïcité, devenue un terme péjoratif dans son esprit, synonyme d’islamophobie.
D’autres forces souhaitent articuler le combat laïque et celui pour la mixité sociale. L’un des points faibles de l’enseignement privé est la question des valeurs, il apparaît en décalage avec l’évolution des mentalités, ce que l’affaire Stanislas a mis en lumière. C’est la position du PCF et du PS. Les syndicats enseignants et étudiants, ainsi que les associations laïques ont dépassé leurs traditionnelles divergences et produit un texte commun, qui choisit cet angle :
« L’école publique laïque n’incarne pas un idéal éthéré derrière lequel se réfugier à chaque drame pour mieux poursuivre ensuite les politiques de son affaiblissement. Les attentats islamistes comme les offensives réactionnaires (dans lesquelles fondamentalismes religieux et extrême droite sont très actifs) contre des enseignements, des établissements et des personnels, le relativisme scientifique galopant, la désinformation rappellent les enjeux démocratiques inhérents au renforcement de l’école laïque. »
Malgré ce fourmillement d’initiatives des partis, syndicats, associations et intellectuels, ces forces restent dispersées. Pourtant, de nouvelles recherches éclairent cet enjeu (notamment les sociologues Fabienne Federini et Pierre Merle). Elles attestent de l’importance de la volonté politique, face au non-respect partiel des textes législatifs et réglementaires par l’enseignement privé. Démanteler ses privilèges et exiger que les inspections défavorables soient assorties de sanctions, voilà un programme commun que l’opinion publique peut entendre !
[1] Eléa Pommiers, Le Monde, « Baisse du nombre d’élèves : comment le secteur privé affronte la réduction de ses effectifs », 4 septembre 2023
[2] Le CNAL est composé de l’UNSA éducation et du Syndicat des Enseignants UNSA (2e force derrière la FSU), de la Ligue de l’Enseignement, de la FCPE et des Délégués Départementaux de l’Education Nationale.
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