Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, spécialiste de l’engagement enseignant, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité)
Ce post est issu d'un document de travail de mon Habilitation à Diriger des Recherches (en cours). La jurisprudence a été dépouillée intégralement jusqu'en 2020.
Le répertoire d’action enseignant dépend étroitement d’une réglementation contraignante, qui le canalise, car « le droit n’a pas pour but unique d’éteindre les conflits ; il les ritualise en les contenant dans des limites et des procédures » (Bonnin, 2013). La réglementation du droit de grève, libérale dans le secteur privé, s’avère plus contraignante dans la Fonction Publique d'Etat, au nom de l’usager et du principe constitutionnel de continuité du service public (Magnon, 2017). Cet arsenal juridique est légitimé par les thèses de Léon Duguit et Gaston Jeze qui arriment le salarié à la spécificité de son travail : le service public (Florence Crouzatier-Durand et Didier Guignard, 2017). Or, ceux qui réclament le plus cette réglementation sont les néo-libéraux, pourtant hostiles audit service public. Dans ce domaine, le droit privé semble perdre de ses vertus, lui qui prévoit qu’un mouvement de grève peut être déclenché à tout moment et qui interdit toutes les mesures visant à lui faire perdre son effectivité…
Des contraintes juridiques pour limiter la conflictualité
L’État employeur dispose de ressources non négligeables pour brider la conflictualité, comme la notion de « nécessité de service » qui permet à la hiérarchie de proximité de contester les droits des fonctionnaires, sous le contrôle du juge administratif néanmoins (Merley, 2017). À ceux qui pourraient s’en étonner, rappelons que « le droit en général, et les règles relatives à la grève en particulier ne sont jamais que le résultat de différents rapports de force » (Melleray, 2003). Ainsi, depuis 1963, les grèves tournantes sont interdites.
Pour autant, comme le signale une haute fonctionnaire de la DGAFP : « en pratique, les affaires disciplinaires sont très rares et les dépôts de plainte quasi inexistants (Krykwinski, 2009). En effet, « tout encadrement procédural des grèves est assez illusoire » en l’absence de consentement des intéressés, « la masse des insoumis étant trop grande », ce qui a été constaté notamment en 68 (Sinay, 2015).
Faire grève 1 heure, perdre une journée de salaire
Si sous l’impulsion de l’Union européenne, on assiste à une homogénéisation des droits de la fonction publique et du travail, ce processus s’arrête aux restrictions à l’exercice du droit de grève des agents publics[1]. Un récent recours de la CGT contre la règle du 1/30 indivisible montre pourtant que cette situation peut évoluer : le Comité européen des droits sociaux considère que la France enfreint la Charte sociale européenne car ce dispositif « entraîne une retenue disproportionnée sur le salaire des grévistes et revêt un caractère punitif ». Le CEDS relève par ailleurs l’absence de « justification objective et raisonnable » à la différence de traitement entre les agents de la FPE et ceux de la FPT et de la FPH. Mais le combat juridique ne fait que commencer.
L’ensemble des fonctionnaires est pénalisé par la règle du trentième indivisible (la perte d’une journée de salaire même si la durée de grève est inférieure). La droite restaure cette disposition abrogée par la gauche avec l’amendement Lamassoure (loi du 13 juillet 1987). Les raisons comptables historiquement invoquées ont pourtant disparu avec l’informatisation des services et ne sont pas de mise dans les entreprises… Durant la période 1982-1987, on peut mesurer l’effet d’une retenue sur salaire proportionnelle au temps de grève sur l’usage des grèves courtes dans la FPE (figure 8). Celui-ci n’est pas totalement négligeable (88 000 équivalents JINT en 1983, soit pas moins de 280 000 grèves d’une heure), toutefois il reste marginal par rapport à la grève d’une journée. Celle-ci reste l’arme privilégiée des fonctionnaires, soit par tradition, soit parce qu’elle correspond le plus à leur problématique, elle ne bénéficie pas non plus d’un report des grèves courtes lors du retour du trentième indivisible. On peut en déduire que les débrayages étaient employés dans les conflits locaux, entre les hiérarchies intermédiaires et leurs subordonnés.
Effet de l’amendement Lamassoure sur les grèves des fonctionnaires d’État
Le service minimum d’accueil dans les écoles, une arme non létale
La création du service minimum d’accueil (SMA) dans le premier degré renforce cette tendance autoritaire. La loi du 23 juillet 2008 ne réquisitionne pas les enseignants, mais institue un accueil municipal pour les élèves lorsque plus de 25 % des professeurs de l’école annoncent leur intention de faire grève. Nulle restriction directe du droit de grève (qui ne représente officiellement que l’un des cas de figure d’application de la loi), simplement la volonté d’en atténuer les conséquences pour les usagers. Ce qui démontre en creux que la grève enseignante n’est pas sans effet… La popularité du SMA ne surprend donc pas[2]. Après une période d’opposition frontale, caractérisée par une véritable guérilla juridictionnelle, le Parti Socialiste a maintenu le dispositif en l’état une fois revenu au pouvoir.
Les juristes sont unanimes à considérer que cette loi vise à un évitement de la grève. En effet, pour que l’administration informe les mairies, les professeurs des écoles doivent remplir une déclaration d’intention préalable deux jours ouvrés avant la grève. Cette exigence « restreint concrètement la marge de liberté personnelle des candidats grévistes. » Elle freine la dynamique des luttes. De plus, le préavis ne peut être déposé qu’après une période de négociation de huit jours. Le délai de prévenance se trouve ainsi allongé de façon conséquente (de 5 à 13 jours). Cette « combinatoire des dispositions nouvelles participe à la dissuasion de chacun de faire grève » (Wallaert, 2009, pp. 825 et 827). Mais en pratique, comme la jurisprudence est très souple sur ce préavis et que déclarer son intention n’oblige pas à faire grève (Petit, 2017), le système est fragile. Pour l’instant, les chiffres officiels attestent généralement d’une adéquation entre les intentions et les résultats définitifs, avec un écart de 0,63 point le 12 février 2013 et de 2 points le 14 novembre 2013. Les professeurs des écoles répugnent à recourir à de fausses déclarations, par légalisme et pour éviter des représailles de leurs inspecteurs. En revanche, dans l’académie de Paris, moteur du conflit sur les rythmes scolaires, l’écart relevé aux mêmes dates pourrait correspondre à une tactique syndicale de désorganisation du SMA : 7,9 points d’écart puis 9[3]. Aujourd’hui, le SMA apparaît comme une arme non létale. La conflictualité avait même augmenté dans le premier degré après son adoption. Il
Le fameux arrêt Omont : une épée de Damoclès
Cette jurisprudence du Conseil d’État (7 juillet 1978) ne sera partiellement appliquée dans toute la FPE qu’à partir de la circulaire du 30 juillet 2003[4], alors qu’elle émane d’une problématique essentiellement enseignante. L’arrêt pose le principe que :
« le décompte des retenues à opérer sur le traitement mensuel d’un agent public s’élève à autant de trentièmes qu’il y a de journées comprises du premier jour inclus au dernier jour inclus où cette absence de service fait a été constatée, même si, durant certaines de ces journées, cet agent n’avait, pour quelque cause que ce soit, aucun service à accomplir ».
Autrement dit, l’enseignant qui fait grève le vendredi et le lundi suivant perd quatre jours de salaires, car l’intervalle entre deux jours de grève constatés est considéré par extension comme faisant partie de la grève. L’administration n’ayant aucun moyen de savoir si l’agent se considère en grève durant cette période, le Conseil d’État tranche par défaut dans ce sens. La doctrine juridique a souvent critiqué cet arrêt :
« Outre qu’elle méconnaît la manière dont nombre d’enseignants font concrètement grève (rattrapant leurs heures de cours alors même qu’il est de principe qu’un rattrapage du service ne permet pas d’éviter une retenue sur traitement à l’inverse de la solution applicable en droit du travail ; continuant à assurer la part “invisible” de leur service en préparant leurs cours, corrigeant leurs copies ou pour les enseignants du supérieur en poursuivant leurs travaux de recherche), cette solution est assurément “radicale”. » (Melleray, 2003)
Par ce raisonnement baroque, le CE fait converger les retenues financières du public et du privé pour les grèves longues, qui avantagent les fonctionnaires. Dans le public, la retenue sur salaire est forfaitairement fixée à 1/30 pour un jour de grève, alors que dans le privé, elle est strictement proportionnelle à la durée d’interruption du travail. En outre, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, l’exercice de la grève pour les salariés de droit privé entraîne la suspension du contrat de travail et donc la perte de la rémunération pendant toute la durée de la grève, y compris pour les jours où le salarié ne travaille pas[5]. En pratique, dans le privé, une grève d’un mois aboutit à une absence totale de salaire, tandis que le fonctionnaire touche quand même au moins un tiers de son traitement (puisqu’on ne retire habituellement que les jours de présence, soit 20 jours environ pour un fonctionnaire classique, et 16 jours pour un professeur dont le service hebdomadaire est concentré sur quatre jours). Si l’arrêt Omont est appliqué, tous perdent un mois de salaire. Le seul avantage des fonctionnaires en matière de grève disparaît.
Ces règles sont “incontestablement sévères, peut-être même trop (…). Cela explique sans doute qu’elles ne sont pas toutes ni toujours appliquées, ce qui les rend assurément plus supportables, mais pose la question de leur validité” (Melleray, 2003)… En effet, les gouvernements hésitent toujours à imposer l’aspect le plus tendancieux de l’arrêt Omont : des retenues sur les jours sans service à accomplir. Même en 2003, le gouvernement a renoncé au dernier moment à l’appliquer dans toute sa rigueur, craignant une rentrée scolaire agitée : les jours fériés et les dimanches n’ont pas été défalqués des feuilles de paie. Pour se justifier, le ministre Luc Ferry critique la logique du Conseil d’État : “il est évident (…) que les jours fériés ne font pas partie des prélèvements pour fait de grève”. Il justifie les prélèvements sur les jours de la semaine durant lesquels les professeurs du secondaire n’ont pas cours par l’égalité avec les professeurs du primaire, présents tous les jours dans leur école[6]. Cette jurisprudence constitue donc une arme de dissuasion, que même les gouvernements les plus conservateurs hésitent à employer. Arme fragile, dans la mesure où tous les recours juridiques n’ont pas été exercés contre cette disposition.
Les tribunaux contre les retraits protestataires
L’usage collectif du droit de retrait est une « forme “moderne” et “post-industrielle” de la grève » (Icard, 2013). Ce droit a été créé dans le privé par les lois Auroux, en 1982 ; pour la FPE, l’article 5-6 du décret n° 95-680 du 9 mai 1995 stipule :
« Aucune sanction, aucune retenue de salaire ne peut être prise à l’encontre d’un agent ou d’un groupe d’agents qui se sont retirés d’une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu’elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou la santé de chacun d’eux. »
Normalement, le retrait est exercé comme solution d’urgence pour éviter un danger, non pour porter un message revendicatif. Or, les retraits protestataires se multiplient dans l’éducation (25 % des procès concernant la FPE), avec un profil type : un établissement du second degré situé en zone sensible dans lequel l’équipe éducative unanime exprime son indignation devant les violences. Ces signaux d’alarme suscitent médiatisation et empathie de l’opinion publique.
La jurisprudence tâche de contenir ce détournement du droit de retrait (Pauliat, 2010). Fondamentalement, c’est un « droit individuel qui s’exerce individuellement » alors que la grève « est aussi un droit individuel, mais exercé cette fois collectivement » (Verkindt, 2014). Mais comment discerner l’éventualité prévue par le décret du « groupe d’agents » qui refuse au même moment d’encourir un risque commun ? Les tribunaux tranchent au cas par cas, du fait du caractère subjectif de ce droit, référé au sentiment individuel qu’existe un danger grave et imminent. Au printemps 2010, dans les lycées voisins de Vitry et Thiais, les enseignants décident en assemblée générale d’en appeler au droit de retrait et participent sur ce temps libéré à des manifestations médiatisées, fournissant un exemple de cessation concertée et collective du travail. D’ailleurs, signe de la confusion, les médias évoquent dans les mêmes articles une grève et un droit de retrait[1]. Pourtant, le rectorat, conforté par la justice, a procédé à des retenues de salaire uniquement au lycée de Vitry, le plus en pointe dans l’action.
Moins de 5 % des droits de retrait sont acceptés par le juge administratif, la doctrine juridique conviant « à utiliser avec modération » ce droit, comme pour « toute bonne chose » (Lemaire, 2013) ! L’administration n’a jamais usé de la faculté de procéder à une sanction disciplinaire ainsi qu’à une procédure pour abandon de poste. Cet exercice illégal du droit de grève — aucun préavis n’étant déposé — pourrait en effet « accréditer l’idée d’un refus d’obéir » (Guillet, 2010). La pratique évolue vers une forme moderne du débrayage, avec des retraits d’une demi-journée ou d’une journée. Même soumis à retenue sur salaire, le retrait protestataire subsiste, parce qu’il conserve son efficace médiatique, comme marqueur de la gravité des violences scolaires et aussi parce qu’il permet de s’émanciper des contraintes de l’arrêt Omont, en légitimant des arrêts de travail continus sur de nombreux jours.
***
La pérennité de la conflictualité enseignante n’est pas garantie, les enseignants étant confrontés au renforcement des contraintes internes — retenues sur salaire plus conséquentes, service minimum d’accueil, durcissement du management — et à un contexte politique défavorable. Mais les mouvements récents et actuels le démontrent : ces obstacles sont loin d’avoir annihilé leurs mobilisations. La tenace volonté du législateur et du Conseil d’Etat de canaliser la conflictualité des fonctionnaires a souvent été contrecarrée par leur ingéniosité dans l’utilisation de l’arme du droit, voire par la création d’une jurisprudence syndicale, lorsque le rapport de force le permet.
Bibliographie
Bonnin, V., 2013, Les limitations du droit de grève fondées sur les droits des tiers au conflit, Droit social, p. 424
Crouzatier-Durand Florence et Kada Nicolas (dir.), 2017, Grève et droit public. 70 ans de reconnaissance, Presses de l’Université Toulouse 1, LGDJ
Guillet, N., 2010, Les conditions de la reprise du travail après l’exercice du droit de retrait dans la fonction publique, L’actualité juridique, droit administratif (AJDA), p. 2157
Icard, J., 2013, Exercice du droit de retrait, Les Cahiers Sociaux 257.
Krykwinski, C., 2009, Grèves et service minimum. État des lieux de la réglementation, Les Cahiers de la fonction publique et de l’administration 292.
Lemaire, F., 2013, Le droit de retrait dans la fonction publique, AJDA, p. 257.
Magnon, Xavier, 2017. Le point de vue du constitutionnaliste : Quel(s) sens de l’alinéa 7 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ? In Crouzatier-Durand et Kada, Grève et droit public, op. cit., pp. 39-58.
Merley Nathalie, 2017. Le point de vue de l’administrativiste : la jurisprudence administrative facteur de fragilisation du droit de grève dans les services publics In Crouzatier-Durand et Kada, Grève et droit public, op. cit., pp. 59-80.
Pauliat, H., 2010, Le droit de retrait, protection du fonctionnaire ou substitut à l’exercice du droit de grève ?, Complément territorial, pp. 34-38
Petit Franck, 2017, « Le droit de grève dans les services publics : un puzzle à recomposer ? » Droit social.
Sinay, H., article Grève, Encyclopædia Universalis.
Verkindt, P. Y., 2014, De la nécessaire distinction du droit de retrait et du droit de grève, Les Cahiers Sociaux 264.
Wallaert, S., 2009, Les derniers développements du droit de grève dans les services publics, Revue de la recherche juridique 127 (2), pp. 805-834.
Notes
[1] Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, « Droit du travail et droit de la fonction publique », 17 janvier 2014. https://www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/droit-du-travail-et-droit-de-la-fonction-publique [2] Sondage BVA/PEEP de septembre 2007 auprès de 800 parents d’élèves, 78 % se déclarent favorables à cette idée. [3] Communiqués de presse du MEN, sur education.gouv.fr. [4] JO n° 179, texte n° 60. [5] Arrêt de Cass. soc., 24 juin 1998, Bull. 1998 V, n° 335, p. 253. [6] Le Monde avec AFP et Reuters, 28 août 2003.
[7] « Les enseignants du lycée polyvalent Guillaume-Apollinaire poursuivent leur grève », Le Monde.fr avec AFP, 17 février 2010.
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