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Contribuer à transformer la société en respectant l’indépendance syndicale ?

Dernière mise à jour : 12 déc. 2024

Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité)


Ce billet reprend et complète un article paru dans la revue Enjeux du courant Unité et Action de la FSU. Il s'appuie sur des données concernant le syndicalisme enseignant, mais concerne des questions posées à tout le champ syndical.


Sommaire


Le syndicalisme ne peut concevoir son action sans lui donner un sens politique plus global (humaniste et progressiste), sinon il se résume à du corporatisme, et se montre alors incapable de fixer un horizon commun à tous les travailleurs. Comme la société actuelle est profondément injuste, le syndicalisme ne peut obtenir des résultats significatifs sans œuvrer à une transformation globale. Mais si tel est son projet, sa réalisation impose de chercher des alliances avec d’autres forces, notamment partidaires. En France, les conquêtes sociales ont été actées par la loi, à l'issue d'un rapport de force social (par exemple les grèves de 1936) ET politique (le Front Populaire). Les salariés travaillant dans des secteurs peu syndiqués  bénéficient ainsi du SMIG et du droit du travail. Plus spécifiquement, le syndicalisme de fonctionnaires dépend pour la satisfaction de ces revendications de sa capacité de rassembler des soutiens au sein de l’Etat, et donc des soutiens politiques. D’ailleurs les syndicats enseignants ont joué un rôle politique important, notamment en dirigeant le mouvement laïque.

Toutefois, la nature même du syndicalisme implique de réunir tous les travailleurs, comme l’indique le texte fondateur du courant Unité & Action, courant majoritaire de la FSU : « c'est l'existence d'intérêts communs et non pas une communauté idéologique qui fonde le syndicat. »[1] Mais comment éviter alors que les débats politiques ne deviennent des ferments de division, d’affaiblissement ? Ce risque varie selon les époques et les milieux professionnels. Ainsi, chez les cheminots, on a longtemps constaté une adéquation du milieu avec le syndicat majoritaire (CGT) et le PCF, auquel appartenait beaucoup de dirigeants CGT et qui dirigeait nombre de villes cheminotes (Saint-Pierre des Corps, Villeneuve-Saint-Georges, Longueau etc.). En revanche, les cadres d’Unité & Action avaient conscience d’être plus à gauche que la majorité de leurs collègues enseignants. Ce décalage, toujours actuel, était exploité par leurs adversaires réformistes, qui animent aujourd’hui le SE UNSA.

Comment dépasser cette tension ? Comment le syndicalisme pense-t-il son rapport aux partis de gauche ? Petit examen d’une question brûlante et mouvante.


Trois modèles historiques


A la charnière du XIXe et du XXe siècle, trois modèles se mettent en place en Europe[2] :


  • En Angleterre, le modèle travailliste : le syndicat construit le parti (février 1900), pour qu’il soutienne ses revendications. Il domine le Labour Representation Committee, même si peu à peu les députés prennent leur indépendance. Tony Blair coupe le lien en fondant le New Labour dans les années 1990.


  • En Allemagne, le modèle Social-démocrate est à l’opposé, le parti dirige le syndicat. Le syndicalisme allemand établira dès le début du XXe siècle des relations plus équilibrées avec le parti social-démocrate. Mais il a influencé le mouvement communiste avec la 9e condition d'adhésion à l'Internationale Communiste : « Des noyaux communistes doivent être formés, dont le travail opiniâtre et constant conquerra les syndicats professionnels au communisme. (…) Ces noyaux communistes doivent être complètement subordonnés à l'ensemble du Parti. »


  • En France, avec la Charte d’Amiens, la CGT syndicaliste-révolutionnaire instaure une concurrence, sous couvert d’indépendance syndicale. Se méfiant des dirigeants de gauche issus de la petite bourgeoisie (avocats, journalistes etc.), elle proclame que c’est le syndicat qui fera la révolution et qui deviendra la matrice de l’économie socialiste à venir. La Charte reste une référence pour une autre raison, parce qu’elle demande au militant d’un parti « de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors » et parce qu’elle assure que les syndicats n’ont pas « à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale. »


L'invention de l'indépendance syndicale, années 1930-1960


Cette conception stricte de l’indépendance syndicale est devenue la pierre angulaire du syndicalisme réformiste, autour de Force Ouvrière, en évacuant la dimension révolutionnaire du texte. Ceci s’explique notamment par la concurrence avec le syndicalisme « unitaire », lié au PCF et qui défend donc une coordination avec les partis de gauche. Celui-ci se fonde sur la Charte de Toulouse, adoptée en 1936 lors de la réunification entre les deux confédérations, selon laquelle la CGT se réserve « le droit de prendre l'initiative de ces collaborations momentanées, estimant que sa neutralité à l'égard des partis politiques ne saurait impliquer son indifférence à l'égard des dangers qui menaceraient les libertés publiques, comme des réformes en vigueur ou à conquérir. »


Enfin le syndicalisme d’origine chrétienne, CFTC puis CFDT, forgé dans la promotion de la doctrine sociale de l’Eglise, a toujours défendu une conception active des rapports avec les partis, y compris de centre droit. La CFDT actuelle se retrouve donc naturellement dans les combats contre l’extrême droite et pour l’environnement. Elle cherche toujours à jouer un rôle moteur, en initiant en 2019 son Pacte du pouvoir de vivre, une alliance de la société civile avec la CFDT.


On retrouve cette volonté d’indépendance d’action politique (le syndicat agit en fonction de ses propres principes, en cherchant des alliances politiques, mais sur un pied d’égalité) dans le cas de la FEN, sous la IVe République. Située au cœur d’un puissant réseau d’associations, elle entretenait des liens privilégiés avec les partis de gouvernement de centre-gauche. Elle s’était néanmoins opposée au Parti Socialiste (SFIO) pour défendre la laïcité et lors de l’avènement de la Ve République.


Les débats sur l’indépendance syndicale se polarisent généralement sur l’idée de courroie de transmission, oubliant que ce mécanisme fonctionne dans les deux sens [3]. La création du statut de la Fonction Publique est symptomatique. Elle est l’œuvre du ministre communiste, Maurice Thorez, et de son collaborateur Jacques Pruja, secrétaire adjoint de l’UGFF, qui convainquirent les fonctionnaires CGT d’abandonner leurs réticences contre l’idée d’un statut. Une version aussi favorable aux fonctionnaires n’aurait pas vu le jour sans un rapport de force social.


La réalité des fonctionnaires est influencée par leur rapport à l’Etat-patron[4]. Ainsi, la vision de l’école des partis de gauche était l’objet de toutes les attentions syndicales, surtout quand la perspective de leur accession au pouvoir devenait crédible. Par exemple, dans les années 1970, la commission enseignement du PCF réunit des dirigeants syndicaux Unité & Action, ceux-ci prenant leurs distances dans la décennie suivante. Au PS, François Mitterrand suit attentivement la situation syndicale, grâce à des notes d’un dirigeant du SNI[5]. La revendication des professeurs d’EPS de rattachement au ministère de l’éducation nationale est ainsi acquise par un lobbying patient au sein des partis de gauche, conjugué à de puissantes mobilisations.


Livre dirigé par Laurent Frajerman, La Fédération de l’Éducation nationale (1928-1992). Histoire et archives en débat, Lille, Presses du Septentrion, 2010


Un débat profondément renouvelé aujourd'hui


Le paysage actuel est complètement différent. Les liens ont été coupés par les recompositions syndicale (naissances de la FSU et de SUD) et politique (affaissement du PCF et en partie du PS, apparition de nouveaux partis). Les affiliations partidaires ont perdu de leur importance au sein des OS, même si le rapport à la politique au sens général du terme reste intense chez les militants, car il fonde souvent leur propension à s’investir activement. Les militants non membres d'un parti ont tendance à reporter sur le syndicat l'ensemble de leurs préoccupations, le poussant vers un rôle plus politique. De leur côté, les salariés, impactés par le scepticisme ambiant, affichent leur désintérêt pour l’action politique. Ils réclament en conséquence une neutralité syndicale illusoire sous bien des aspects. Ceux qui ne se syndiquent pas allèguent  la politisation des OS et le souci de garder leur "indépendance". L’écart a donc grandi avec les militants...


Avis des enseignants sur la légitimité de l'intervention syndicale dans le domaine politique. Militens, 2017.
Avis des enseignants sur la légitimité de l'intervention syndicale dans le domaine politique. Militens, 2017.

Même chez les enseignants, réputés pour leur ancrage à gauche et leurs valeurs humanistes, l'idée prévaut que le syndicalisme doit se garder d'intervenir sur ces sujets. Il est assigné par sa base à une fonction revendicative, et en partie éducative. Heureusement pour les OS qui persistent à intervenir en dehors de leur champ naturel, rares sont les syndiqués qui s'intéressent à leurs multiples prises de position. Les statistiques des sites internet montrent notamment un grand succès des pages concernant les renseignements sur les droits et carrières, le métier, au détriment de ces aspects.


 Ces nouveaux paramètres impliquent de repenser l’articulation entre les revendications professionnelles et la perspective globale du syndicalisme. Je privilégierai deux pistes.



Prioriser les sujets qui permettent l'union dans l'action


Dans les années quatre-vingt-dix, la FSU développait une intervention sociétale en collaboration étroite avec des associations médiatiquement reconnues. Les thématiques comme le droit au logement, le chômage, ou la lutte contre l’extrême droite permettaient une convergence naturelle entre engagement syndical et sociétal. Des militants peu nombreux, qu'ils soient des courants Unité Action ou École Émancipée, s'investissaient dans ces combats qui renforçaient la légitimité de leur organisation. La Fédération Syndicale Unitaire bénéficiait ainsi d'une image de modernité qui la distinguait d'organisations perçues comme plus corporatistes telles que Force Ouvrière ou la CGT.

 

Aujourd'hui, cet avantage comparatif s'est largement estompé. Les thématiques progressistes traditionnelles sont devenues sources de divisions profondes, y compris au sein de la gauche. Ce phénomène, parfois qualifié de "wokisme", se manifeste dans plusieurs domaines. La laïcité est désormais un terrain de controverses, notamment autour de la notion d'islamophobie. Des députés LFI ne combattent-ils pas l’école privée quand elle est catholique pour la soutenir quand elle est musulmane, même si elle est soupçonnée de véhiculer une idéologie islamiste ? L'antiracisme, autrefois consensuel dans le monde syndical, génère désormais des tensions importantes, particulièrement autour des approches intersectionnelles, véhiculant l'idée selon laquelle seules les personnes blanches pourraient être racistes. Un phénomène similaire s'observe avec une forme de néo-féminisme, qui pourrait sembler mettre en accusation les hommes, quel que soit leur comportement.


Or, même les enseignants sont loin d'adhérer à ces thèses. Avec le questionnaire Militens, j'ai construit un indice synthétique des opinions sociétales à partir de questions bien moins clivantes que celles évoquées précédemment (vote des étrangers aux élections municipales, et non abolition des frontières par exemple). Pourtant un tiers seulement des enseignants peut être ainsi qualifié de moderniste, loin derrière une position modérée :


Indice synthétique des opinions sociétales enseignantes, Militens, L. Frajerman, 2017

Les syndicats ne peuvent se désengager des questions sociétales, qui font partie de leur identité humaniste. Cependant, ils doivent développer des modalités d'intervention spécifiques et avec leurs objectifs propres pour éviter les clivages. Conformément à sa priorité au rassemblement et à sa vocation à représenter tous les salariés, le syndicalisme doit prendre en compte la diversité des opinions, sans se positionner comme une avant-garde éclairée qui donnerait la leçon.



Construire une manière syndicale d’envisager les questions politiques


Le deuxième aspect concerne l'ancrage du syndicalisme dans les réalités professionnelles. Si la neutralité est un aveu d'impuissance, répéter un discours venu de l'extérieur n'a pas grande utilité. Pire, c'est dangereux, comme le prouve un précédent : un syndicat majoritaire, très puissant, s'effondrant du fait d'une politisation excessive. A son apogée, l'UNEF syndique un étudiant sur deux et possède de nombreux restaurants universitaires et cafétérias. Dans l'euphorie de mai 68, elle se proclame «mouvement politique de masse»,  et se délite rapidement au gré de ses prises de position radicales. Le syndicalisme étudiant ne s'en relèvera jamais.


La pertinence de l'intervention syndicale réside dans sa capacité à témoigner des réalités concrètes des métiers, à développer un point de vue spécifique sur les questions politiques ou sociétales. La question du nucléaire illustre ce principe : si les syndicalistes du secteur de l'énergie sont légitimement concernés et doivent se positionner, d'autres professions, comme les enseignants, n'ont pas d'expertise particulière à apporter. Prendre position sur ce sujet revient alors à se conforter à l’opinion dominante, fluctuante au gré des événements. Après Fukushima, la mode était au rejet du nucléaire, même si l’accident avait causé très peu de morts. Aujourd’hui l’urgence climatique impose une révision qui met les antis nucléaires en porte à faux. Le syndicalisme apporte donc une valeur ajoutée lorsqu'il se concentre sur son domaine d'expertise. Sur la question féministe, par exemple, sa contribution la plus précieuse concerne l'égalité salariale et la lutte contre les discriminations professionnelles. Sur l'immigration, les mêmes enseignants qui ne veulent pas d'une position de principe de leurs syndicats les approuvent quand ils soutiennent Réseau Éducation Sans Frontières, parce que des élèves étrangers sont menacés d’expulsion.


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Cette auto-limitation du syndicalisme, loin d'être un renoncement, constitue un moyen d'agir plus efficacement pour la transformation sociale, sans se perdre dans des controverses qui fragilisent sa cohésion interne. L'exigence d'indépendance syndicale s'étend désormais au-delà des seuls acteurs politiques, englobant l'ensemble des forces extérieures au syndicalisme. Si la collaboration avec des partenaires, notamment associatifs, est indispensable, elle ne doit pas conduire à des positionnements qui échapperaient au contrôle des organisations syndicales. Surtout, elle ne doit pas entraver la démocratie syndicale, ce qui est le cas quand les mandats des OS ne reflètent pas l'opinion de leurs membres. Cette approche permet au syndicalisme de maintenir sa spécificité tout en contribuant efficacement aux combats pour société plus juste et plus égalitaire.

 


[1] Unité et Action, Unité et tendances dans le syndicalisme enseignant, Paris, U & A, 1971, 103 p., p. 15

[2] Boll, Prost, et Robert éd. L’invention des syndicalismes. Paris, Éditions de la Sorbonne, 1997

[3] Laurent Frajerman, « Paradoxes et usages de l’indépendance syndicale. Le cas de la Fédération de l’Éducation Nationale sous la IV° république », La Pensée, n°352, 2007, pp. 51-62.

[4] Danièle Lochak, « Les syndicats dans l' Etat : les ambiguïtés d' un combat », in  L'actualité de la Charte d'Amiens, Amiens, CURAPP, 1987.

[5]Jean Battut, Quand le syndicalisme enseignant rencontre le socialisme. 1975-1979 – Notes régulières transmises par la FEN et le SNI à François Mitterrand, L’Harmattan, 2013.

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