Stéphane Bonnéry : "Temps de l'enfant, rythmes scolaires : vraies questions et faux débats"
- Laurent Frajerman
- 3 sept.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 sept.

Une fois encore, la question des rythmes scolaires et des temps de l'enfant revient sur le devant de la scène. Au printemps 2025, Emmanuel Macron a lancé une Convention citoyenne sur le sujet, réactivant des débats qui ressurgissent de manière cyclique. C'est dans ce contexte que paraît un ouvrage collectif dirigé et présenté par Stéphane Bonnéry[1] qui propose de rompre avec cette "amnésie organisée" en mettant en valeur cinquante ans d'analyses critiques sur ces réformes récurrentes.
La thèse de cet ouvrage engagé est forte : alors que chaque nouvelle réforme se présente comme une découverte, les mêmes arguments sont mobilisés depuis des décennies - "rythmes biologiques", "besoins de l'enfant", "fatigue scolaire" - sans jamais tenir compte des recherches accumulées qui ont pourtant déconstruit ces catégories. Cette répétition n'est pas fortuite selon les auteurs rassemblés : elle masque des objectifs constants de réduction du périmètre de l'école publique, de limitation de la dépense publique et de développement du marché éducatif privé.
Une archéologie critique des débats éducatifs
Disons-le d’emblée : ce livre est de bonne facture et de lecture agréable. Régulièrement, les texte sont résumés et une présentation rappelle leur contexte de rédaction. Il se structure en deux parties complémentaires. La première, rédigée par Stéphane Bonnéry - professeur en sciences de l'éducation à l'Université Paris 8 et directeur de la revue La Pensée - propose une synthèse actualisée s'appuyant sur 25 ans de recherches au sein de l'équipe ESCOL. On retrouve ainsi l’opposition aux notions de "handicap socio-culturel", de "rythmes propres" ou de "compétences" individuelles, analysées comme des variantes d'une idéologie fataliste qui naturalise les capacités des enfants. La seconde partie rassemble des textes choisis publiés entre 1969 et 2025, constituant une véritable archéologie des arguments critiques développés face aux réformes successives.
Stéphane Bonnéry documente d’abord la perte massive d'heures d'enseignement depuis vingt ans, particulièrement avec la suppression des cours du samedi matin à l’école primaire en 2008, qualifiée de "Munich pédagogique" par Antoine Prost dans un article célèbre reproduit dans le volume. L'ouvrage établit une corrélation forte entre réduction du temps scolaire et accroissement des inégalités. C’est l’évidence, même s’il est difficile de mesurer la part de ce problème dans la crise du système scolaire, qui est multifactorielle (évolution sociologique des publics, place des écrans, transformation des pratiques pédagogiques, fragmentation croissante du système).
L’auteur interroge ensuite la notion de "complémentarité" entre école et loisirs. Il montre comment l'externalisation d'activités accroît les inégalités, grâce à des données précises (le public des conservatoires est composé à 73% d'enfants de cadres contre 5% d'enfants d'ouvriers). Enfin est critiquée la notion floue de "besoins biologiques" mobilisée dans les documents préparatoires à la Convention citoyenne. En effet, les élèves les plus performants sont précisément ceux qui ont les emplois du temps les plus chargés.
Une tradition intellectuelle cohérente et non dogmatique
La seconde partie du livre est l'occasion d'exhumer une tradition intellectuelle riche sur les questions de l'école, alimentée par des enseignants et intellectuels communistes. La majorité des textes proviennent de deux revues liées au PCF : L'École et la Nation (1951-2000), éditée à destination des enseignants, et La Pensée, revue pluridisciplinaire créée en 1939 par des intellectuels marxistes et rationalistes. Cependant, l'ouvrage inclut également des contributions de chercheurs comme Antoine Prost ou Éric Plaisance qui ne relèvent pas de cette famille politique, ainsi que des syndicalistes. Ce qui les rassemble est un même point de vue critique sur les politiques éducatives menées et un ardent parti pris en faveur de la démocratisation scolaire. Le titre est explicite de ce point de vue, qui distingue les « vraies questions » des « faux débats ».
Les textes rassemblés révèlent la permanence des analyses depuis les contributions pionnières de Jacques Beauvais (1969, 1975) sur les notions de "besoin" et de "rythme". L'article fondateur de Lucien Sève "Les dons n'existent pas" (1964) structure l'ensemble. L’ouvrage nous livre d’ailleurs sa suite, centrée sur le sujet du livre : « Rythmes : SOS élitisme », écrit en 1989. Cette unité de réflexion d’auteurs divers, sur plus de cinquante ans s’explique par une confrontation continue aux mêmes mécanismes idéologiques qui, sous des habillages rhétoriques variables, poursuivent des objectifs identiques. La cohérence argumentative du livre n'est pas synonyme d'uniformité : les différents auteurs apportent chacun leur éclairage spécifique. On peut d’ailleurs noter certaines tensions. Sur la question de la fatigue scolaire notamment, les positions oscillent entre négation du phénomène (présenté comme alibi) et réinterprétation (manque d'entraînement plutôt qu'excès de travail). François Brunet reconnaît une fatigue réelle tout en critiquant les solutions proposées, tandis que d'autres auteurs semblent minimiser le phénomène.
Une belle citation de Célestin Freinet est rappelée par Jean-Yves Rochex :
« Il est admis officiellement que le jeune enfant ne peut pas travailler plus de 40 minutes, et qu’il faut ensuite, dans toutes les classes, 10 minutes de récréation. Or, nous constatons expérimentalement – et cette constatation ne souffre que fort peu d’exceptions – que cette règle scolastique est fausse : lorsqu’il est occupé à un travail vivant qui répond à ses besoins, l’enfant ne se fatigue absolument pas et il peut s’y appliquer pendant deux ou trois heures »[2].
Une contribution essentielle à l'étude des rythmes scolaires
La force principale de l'ouvrage réside dans sa capacité à historiciser des débats présentés comme techniques, révélant leurs soubassements idéologiques et politiques. En montrant comment les mêmes arguments reviennent cycliquement sous des formes à peine renouvelées, il dévoile une stratégie politique de long terme visant à transformer l'école républicaine en marché éducatif segmenté. On retrouve ainsi plusieurs fils conducteurs :
L'inversion causale systématique : les politiques éducatives prennent les conséquences pour des causes, attribuant à la nature des enfants ce qui résulte de leur socialisation différenciée. Cette confusion permet de justifier le renoncement à l'égalité au nom du "respect" des différences.
Le brouillard des mots : les notions de "rythme", "besoin", "compétence" fonctionnent comme des "catégories-écrans" dont le flou permet de jouer sur des registres différents (biologique, psychologique, social) pour naturaliser les inégalités.
L'éducation à la diète : derrière les arguments pédagogiques se cachent des enjeux économiques majeurs : réduction de la dépense publique, développement du marché éducatif privé, transfert de charges vers les collectivités locales et les familles.
La fracture sociale programmée : l'individualisation des parcours et la limitation des objectifs scolaires participent d'un projet politique de segmentation sociale, empêchant la construction d'une culture commune nécessaire à la cohésion républicaine.
Du fait de son objet précis, cette publication ne développe pas de propositions alternatives pour la démocratisation scolaire. Elle reste à un certain niveau de généralité, exigeant l'augmentation du temps scolaire et évoque la nécessité de "conditions matérielles, concrètes et pédagogiques" sans les détailler. Son apport est ailleurs, dans cette idée-force : les réformes des rythmes scolaires servent de véhicule à des transformations structurelles qui accroissent les inégalités sous couvert de les combattre. Elle offre une plongée dans l’histoire, qui permet notamment de constater que la convergence entre une forme de rhétorique progressiste et les politiques néolibérales est ancienne. Et les apports sociologiques affinent ce constat à l’aune des enjeux actuels. Par exemple, le chapitre du syndicaliste Alfred Sorel est particulièrement visionnaire par sa dénonciation dès 1988 de la notion de "compétences", vue comme un instrument de déqualification des diplômes. Les arguments de Jean-Yves Rochex contre la théorie du handicap socio-culturel, formulés en 2000, résonnent toujours aujourd’hui (explication par défaut qui dispense de s’interroger, mise en garde contre deux écueils symétriques : l'ethnocentrisme et le relativisme radical, qui, sous prétexte de "respect" des différences, peut nourrir "une logique d'assignation à résidence culturelle" etc.).
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En définitive, cet ouvrage constitue une ressource précieuse pour comprendre les véritables enjeux des débats sur les temps de l'enfant, au-delà des mystifications récurrentes. Le souci de rendre accessible les documents présentés est appréciable. La démonstration de l'usage idéologique de catégories pseudo-scientifiques est solidement étayée. Sa lecture permet de prendre la mesure de la permanence des mécanismes à l'œuvre et de la nécessité de maintenir une vigilance face aux réformes qui, sous des habillages modernistes, poursuivent le démantèlement de l'école républicaine. Cela donne d’ailleurs envie de prolonger l'analyse par des comparaisons internationales, tant il semble que ce débat relève de l’exceptionnalité française. Au fond, ce livre démontre que la tradition intellectuelle qu'il met en valeur et actualise reste pertinente pour penser les défis éducatifs contemporains.
Ouvrage disponible également sur Cairn :
https://shs.cairn.info/temps-de-l-enfant-rythmes-scolaires--9782375260784?
[1] Stéphane Bonnéry (dir.), Temps de l’enfant, rythmes scolaires : vraies questions et faux débats, éditions de la Fondation Gabriel Péri, 2025, 249 p.
[2] Célestin Freinet, Les invariants pédagogiques (1964), in Pour l’école du peuple, Paris, Maspéro, 1969.
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