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L'avis des enseignants sur les principes des réformes

Dernière mise à jour : 27 août

Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité)


Cette rentrée scolaire très particulière, avec une ministre démissionnaire, est l'occasion de revenir sur les fondements des politiques éducatives, de se focaliser sur les aspects structurels. Comment les enseignants appréhendent-ils les principes des réformes ? Les professeurs du secondaire et du primaire se distinguent-ils encore sur cet aspect ?

Ce post est issu d'un document de travail de mon Habilitation à Diriger des Recherches (en cours).


Des professeurs pragmatiques


Les enseignants, sur le terrain, ne se reconnaissent pas dans les couples antagoniques innovation/tradition, éducation/instruction, égalité/mérite, bienveillance/exigence. Ils s’avèrent très éloignés des théories, et très pragmatiques. Il était difficile d'obtenir une réponse à la question "Pour vous, c’est quoi être enseignant ?", destinée à recueillir les valeurs générales des professeurs, à situer leur rapport à l’élève. L'équipe de Militens a constaté qu'ils ne théorisaient pas ces aspects, dans leur majorité. Fabienne[1] (32 ans, agrégée d’anglais en collège, non syndiquée) nous donne une définition remarquablement neutre et floue de ses valeurs éducatives : « Essayer de faire en sorte que tout le monde progresse, d’une façon ou d’une autre. Essayez d’apporter quelque chose à nos élèves quels qu’ils soient. ». Comme en écho, Hortense semble regretter son manque de « dogme » sur les pratiques pédagogiques : « c’est affreux d’en arriver à ce constat-là après tant d’années, ce sont d’abord des qualités individuelles qui font l’enseignant » (55 ans, certifiée de lettres en collège, syndiquée au SNES).


Ainsi, si le Socle Commun des Connaissances et des Compétences, instauré en collège par François Fillon en 2005 dans le but de supplanter la logique disciplinaire et de rapprocher premier et second degré, a suscité un rejet massif, celui-ci était moins motivé par des raisons idéologiques que par son caractère descendant et inapplicable (Lantheaume et Simonian, 2012). L’éclectisme des professeurs est un phénomène ancien : le début du XIXe siècle est marqué par le conflit entre les modes simultané et mutuel, mais en pratique, on constate un « éclectisme pédagogique fréquent » (Chapoulie, 2010, p. 50). Etudiant les dispositifs pédagogiques concrets, Stéphane Bonnéry constate que malgré des discours opposés, les six enseignants observés « mettent en œuvre des dispositifs qui convergent » (Bonnéry, 2009). Dans sa thèse, il constate que ce qui s'observe le plus souvent dans les classes est un mélange entre pédagogies anciennes et récentes, pédagogies pour tous et "adaptées" aux difficultés réelles ou supposées des élèves (Bonnéry, 2007).


Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde, 31 mai 2022 : « Espérons que le nouveau ministre de l’éducation se rendra à l’évidence : tout ne peut pas se gouverner par les nombres »


Pour ou contre le modèle officiel qui sous-tend les réformes ?


Un clivage oppose les partisans et les défenseurs du nouveau modèle officiel de professionnalité, pensé comme la reproduction fidèle de techniques conçues par des experts, les pratiques étant modifiées en fonction de l’évaluation des performances des élèves. Ce modèle accorde une place centrale à l’investissement dans l’établissement, au travail en équipe sous l’autorité des hiérarchies de proximité. Pour l’instant, celui-ci est loin d’avoir convaincu la majorité des professeurs. En 2002, quand on interroge les professeurs du second degré sur ce qui est le plus satisfaisant dans leur métier, ils répondent en second « le fait de transmettre des connaissances (68 %) et en troisième le « contact permanent avec une discipline qu'on aime » (62 %) (Sofres / SNES).


Le questionnaire Militens montre que les éléments concrets de ce modèle sont toujours désapprouvés. Lorsqu’on leur demande de hiérarchiser les définitions d’un bon professeur, les items valorisés par les prescriptions officielles sont relégués en fin de classement (« savoir travailler en équipe », « être innovant » et en dernier « développer des projets, communiquer à leur sujet »). Ces items valorisent la norme d’un enseignant organisateur, travaillant en réseaux et sachant communiquer sur ses projets. Ils sont surpassés, même chez les professeurs des écoles - souvent présentés comme plus ouverts à la novation pédagogique que ceux du second degré - par les définitions traditionnelles (ex aequo « être capable de bien expliquer le cours, maîtriser les sujets abordés » et « avoir une bonne relation avec ses élèves »). Sont plébiscitées des notions-valises, comme la capacité d’expliquer le cours, qui ne préjuge en rien de la méthode employée, ou un item connoté comme conservateur, mais qui correspond au quotidien des professeurs : « savoir mettre les élèves au travail ».


Définition du bon professeur par les PE et les PLC, Militens, 2017

J'ai construit un indice synthétique regroupant des questions emblématiques des normes pédagogiques officielles de l'époque (Gabriel Attal a impulsé une inflexion vers un discours moins "bienveillant" envers les usagers, mais l'essentiel reste), telles que le travail en équipe, l'importance de la formation continue. Le questionnaire ne mentionne pas la compatibilité de certaines réponses avec les normes officielles, cet indice est le fruit d’un raisonnement postérieur, les répondants n'ont donc pas été influencés.


Indice d’approbation de la "pédagogie officielle" en 2017. Militens, tous enseignants

60% des professeurs des écoles contestent ces normes (- 10 points par rapport aux professeurs de lycée et collège, ce qui est cohérent avec les observations sociologiques).


Au moyen d’une régression logistique, j’ai déterminé le profil moyen de l’enseignant du second degré hostile à la pédagogie officielle : un professeur jeune ou au contraire âgé, qui voit la fréquence des réunions comme une difficulté, qui avait la vocation du métier, rarement conflictuel, syndiqué ou ex syndiqué. Enfin, sa sociabilité est fréquente ou au contraire rare.


Ces résultats dessinent un paysage éclaté des oppositions aux nouvelles normes pédagogiques, ce qui en rend plus difficile l’interprétation. Si le refus des réunions fait consensus, on voit coexister un public qui ne semble pas vouloir s’investir davantage (sociabilité rare, âge élevé), et/ou qui fait preuve de scepticisme (faible conflictualité, qui ne signifie pas forcément adhésion aux politiques éducatives, mais plutôt l’emploi de l’arme de l’inertie), avec un public qui s’intéresse à l’éducation, mais en portant d’autres valeurs (les syndiqués, les professeurs sociables et vocationnels) ou ayant fait l’expérience d’une inadéquation de ces normes avec ce qu’ils estiment être leurs besoins (les ex syndiqués, les jeunes).


Ainsi les deux tiers des enseignants ne se retrouvent pas dans les fondements des politiques éducatives menées depuis plusieurs décennies, ce fait explique la récurrence et la force de leurs mobilisations sur les diverses réformes. Sera-t-il intégré par le nouveau gouvernement ?


Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde, 8 décembre 2020 : « La défiance des enseignants envers leur ministre est un handicap pour ses réformes »


[1] Militens, Interview Laurent Frajerman, ‎31 ‎mars ‎2015

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