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  • Rénover le syndicalisme ? Processus unitaire, action, démocratie et indépendance

    Par Laurent Frajerman, sociologue et historien, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité) La version courte de ce billet a été publiée en tribune dans Libération. Ce billet approfondit plusieurs points, sur la loi de 2008 et les question de la démocratie et l'indépendance syndicale, en examinant les rapports entre syndicats, partis et associations, entre luttes sociales et sociétales. Il s'agit plus d'un appel au débat, données factuelles à l'appui, que d'une réflexion achevée. Le mouvement social sur les retraites a mis en lumière le syndicalisme, qui a démontré sa résilience grâce à l’existence et à la solidité de l’intersyndicale. Mais ce regain survivra-t-il à la reprise des affaires courantes ? La division syndicale a été poussée jusqu’à l’absurde dans notre pays, avec pas moins de cinq organisations représentatives dans le secteur privé (CFDT, CGT, FO, CGC et CFTC) et huit dans le secteur public (CGT, CFDT, FO, UNSA, FSU, Solidaires, CGC et Fédération autonome). Les syndicats partagent le constat de leur manque d’efficacité dans un contexte défavorable, voire périlleux, et donc du besoin de se réinventer, notamment en concentrant leurs forces. Car le syndicalisme souffre toujours d’un processus d’éloignement avec les salariés. En témoigne la croissance de l’abstention aux élections professionnelles. Si durant la mobilisation, des dizaines de milliers de personnes ont adhéré, la tendance était jusque-là à la baisse. Les effectifs syndicaux ont baissé de 8 % entre 2013 et 2019 (soit un taux de syndicalisation global de 10,3 % selon la DARES), après une longue période de stabilité. Les causes sont multiples, et l’unité ne constitue pas un remède miracle. Néanmoins, après la démonstration de ce printemps, un espoir s’est levé. L’intersyndicale a innové par sa méthode : volonté d’aboutir à des choix partagés, d’éviter les polémiques et de parler d’une seule voix sur les sujets essentiels tout en respectant la liberté de débat. L’impact sur la force de la mobilisation est une leçon à méditer. Les organisations peuvent-elles pour autant durablement dépasser leurs clivages ? La question est structurée par deux tensions : la première, stratégique, oppose le regroupement de l’ensemble du champ syndical à celui par blocs, modéré et contestataire. La seconde, tactique, confronte les déclarations unitaires à une situation de concurrence généralisée. Avec la diminution des cotisations, les ressources du syndicalisme dépendent de plus en plus des échéances électorales, le contraignant à surjouer les désaccords. Sur le fond, tout dépendra donc de la capacité du syndicalisme dans sa diversité de trouver durablement un langage commun qui corresponde aux aspirations du monde du travail. Autrement dit, de la capacité de l'ensemble des organisations de se rapprocher du centre de gravité du salariat plutôt que de privilégier les éléments de division, même si ceux ci correspondent à des niches. Les leçons de l’histoire Contrairement à une vision qui essentialise la situation actuelle, l’histoire de notre syndicalisme ne se résume pas à des scissions. En 1895, la création de la CGT concluait un processus de centralisation et d’unification des syndicats créés dans les entreprises, qui s’étaient regroupés par métier (les fédérations). Cependant, beaucoup de syndicats ne se reconnaissaient pas dans les positions radicales de la nouvelle confédération et restèrent autonomes. Au contraire, le XXe siècle est en France celui de la division syndicale, soit par scissions (FO, FEN et CGT durant la guerre froide, CFDT et SUD, FSU et UNSA après la chute du mur de Berlin), soit par création de confédérations correspondant à des secteurs délaissés du salariat (les cadres avec la CGC en 1944, les catholiques pratiquants avec la CFTC en 1919, qui se scinde entre la CFDT déconfessionnalisée et la CFTC maintenue en 1964). Les secteurs qui préservent l'unité syndicale (ouvriers du Livre, dockers, enseignants jusqu'en 1992...) gardent des organisations puissantes qui structurent et représentent les identités professionnelles[1]. Dans les années 1960, la Fédération de l'Education Nationale présente la préservation de son unité comme le fruit de sa démocratie interne, grâce à la structuration en courants de pensée. L'éparpillement s’est accentué avec la réforme de la représentativité de 2008 qui a facilité l’implantation des petites structures en leur permettant de se présenter aux élections, même si elles ne sont pas représentatives. Souvent, leurs listes ne proviennent pas d’un effort de création de bases militantes, mais d’équipes en rupture de ban qui cherchent un nouveau label syndical. L’UNSA est le meilleur exemple d’une centrale nouvelle qui se développe grâce à un positionnement souple, incarné par le slogan de l’autonomie. Forte de 6 % des voix, elle peut espérer à moyen terme décrocher la représentativité dans ce secteur (seuil à 8 %) et ainsi rejoindre le club des 5. Dans la fonction publique, le seuil de représentativité est encore plus facile à atteindre, avec un « ticket d’entrée » autour de 3% des voix (seule la CFTC ne l’atteint pas). Un champ syndical éclaté Le syndicalisme oscille entre une culture conflictuelle, de contre-pouvoir et celle d’un groupe d’intérêt, dont le rôle de service para-public est de négocier le compromis social. Le champ syndical se divise en deux blocs, l’un, contestataire, emmené par la CGT et l’autre, modéré[2], par la CFDT ; chacun priorisant l’une de ces fonctions. * Sur le plan électoral, la domination des syndicats modérés est sans appel : CFDT, CGC, CFTC et UNSA recueillent 55 % des suffrages dans les entreprises privées, FO, dont le positionnement varie selon les secteurs et le contexte, 15 %. Dans la fonction publique, les forces contestataires sont mieux implantées, la CGT reste première avec 21 % des voix, et peut compter sur l’apport de la FSU et Solidaires (soit 36 % au total). * En revanche, en termes de capacité de mobilisation, de nombre de militants, les syndicats contestataires surclassent les modérés. Ces dernières années, les deux blocs semblaient incapables de rompre avec une interaction délétère, qui polarisait le champ syndical et augmentait son impuissance. * Du côté des modérés, le dialogue social sans rapport de forces les rend dépendants du bon vouloir de leurs partenaires patronaux et étatiques, ne permettant guère d’obtenir de gestes. Par rapport aux autres syndicats, la CFDT a imposé son leadership en profitant du recul de la CGT. Mais, c’est un succès relatif, qui valide d’abord l’efficacité de son fonctionnement interne. * La stratégie du bloc contestataire était aussi en panne, les appels incantatoires à la lutte ne résolvant pas la difficulté à construire des actions avec les salariés. La CGT ne réussit pas à se restructurer, avec toujours presque 100 000 syndiqués isolés. Elle a pour atout de peser nettement plus que les autres composantes de ce bloc, la FSU et SUD-Solidaires, qui sont non représentatives dans le secteur privé (de plus SUD-Solidaires recule dans ses bastions comme La Poste, Orange, la Fonction Publique Hospitalière). Le bloc contestataire peut ainsi se regrouper plus facilement que celui des modérés. Son rôle dans les vagues de grève lui permet de peser sur les orientations du syndicalisme. La séquence 2019-2023 en témoigne. Lors de l’hiver 2019-2020, un blocage prévaut entre les OS, la CFDT approuvant le principe de la retraite à points et ne participant qu’à une partie de la mobilisation, sans changer d’ailleurs le rapport de forces. Le mouvement est marqué par des grèves reconductibles dans plusieurs secteurs - traditionnellement les plus combatifs - et une mobilisation des plus militants à la base (retraites aux flambeaux, tractages massifs etc.). Cependant, le mouvement souffre aussi d'une difficulté à s’élargir. Pendant les vacances de Noël, le discours dur (« le retrait ou rien ») et culpabilisateur (« rejoignez-nous ») de certains syndicalistes contestataires apparaissait décalé par rapport aux conditions objectives d’inscription dans la lutte de millions de salariés, voire contreproductif pour les plus modérés. La seule force du mouvement de 2019-2020 ne suffit donc pas à expliquer le retrait du projet lors du confinement : il faut ajouter la crise du Covid et l’impact des concessions du pouvoir. En effet, le projet, mal ficelé, avait été encore complexifié lorsque ses conséquences avaient été dévoilées, et des compensations promises à plusieurs catégories (enseignants, avocats, RATP etc.). Les économies espérées par le gouvernement n’étaient plus vraiment au rendez-vous. A l’inverse, lors du mouvement du printemps 2023, l’idée de retraite à points, abandonnée par Emmanuel Macron, l’est aussi de facto par les syndicats modérés. L’unité totale du syndicalisme est facilitée par la nouvelle réforme, simple et brutale. Les syndicats modérés ont réussi à faire descendre leurs adhérents dans la rue, ce qui aura des conséquences durables sur leur rapport à l'action. Toutefois, l’absence de grève reconductible forte dans les secteurs bloquants (transports, raffineries..) était pénalisante. L’ensemble des syndicats ont tenté ce durcissement début mars, même si celui-ci n’était pas à leur portée. Le bilan se rapproche donc de celui du mouvement de 2010 : les syndicats et le mouvement social, malgré leur force, apparaissent impuissants. L’unité d’action lors du mouvement est donc le produit de deux échecs stratégiques et d’une bataille défensive. Mais avec l'échec final, il ne faut pas sous-estimer la tentation de refermer la parenthèse en travaillant par bloc, même si les syndiqués convergent plus qu’auparavant, étant moins sensibles aux grands récits idéologiques. Des clivages à surmonter Le syndicalisme, recrutant sur une base professionnelle et non idéologique, inclut obligatoirement des options diverses en son sein. Mais ce pluralisme inévitable peut tout aussi bien s’exprimer par une diversité d’organisations ou à l’intérieur d’une structure unique, qui canalise les divergences, par exemple en procédant à des élections internes (aux USA notamment). La démocratie interne est indissociable de la recherche d'unité, et de la vitalité du syndicalisme. Comment espérer qu'il rassemble les travailleurs s'il n'exprime pas leurs aspirations ? Tâche d'autant plus délicate que les clivages sont nombreux. Ainsi, les réalités professionnelles ne doivent pas être occultées : la CFDT cheminots, œuvrant dans un milieu très conflictuel, a appelé à une grève reconductible en mars, alors que la CGT a initiée peu de mouvements dans des secteur comme le commerce. Les confédérations doivent faire cohabiter les salariés des grandes entreprises et des PME, les cadres et les salariés sous leurs ordres, les salariés du privé et du public (deux fois plus syndiqués)... En Allemagne, dont on loue l’unité syndicale, on oublie que les fonctionnaires se retrouvent principalement dans une organisation spécifique. Les émeutes ont mis en évidences d’autres fractures, certaines centrales intégrant des syndicats policiers influents quand d’autres dénonçaient des violences systémiques. Plus globalement, si FO et la CGC se concentrent sur leur travail corporatif, la majorité des organisations affirme des valeurs citoyennes. Ainsi, la CFDT et la CGT ont constitué des alliances avec des mouvements associatifs et écologistes, abordant des thématiques sociétales dont elles espèrent qu’elles renforceront leur attractivité[3]. Toutefois, cela représente un pari délicat, du fait du potentiel polémique de ces sujets, démultiplié par les réseaux sociaux et les médias. Les exemples sont multiples (immigration, énergie nucléaire, mode d'action violents, loi de 2004 sur la place des religions à l'école etc.). Le syndicalisme peut-il vraiment créer un consensus des salariés sur ces questions, surtout dans les entreprises dont il est absent, pourvoyeuses de vote RN ? La neutralité syndicale, une demande des salariés Pour les salariés, c'est mission impossible, mais surtout, c'est hors sujet. Dans un secteur professionnel aussi politisé à gauche que l’éducation nationale, le questionnaire scientifique Militens a montré que les enseignants assignent à leurs syndicats un rôle professionnel (corporatif et de représentation de l’identité du corps) : Toutefois, les militants des syndicats contestataires sont attachés à ces incursions dans d’autres domaines que récusent les syndiqués et sympathisants. Ce décalage peut s’expliquer par le fait qu’ils sont davantage politisés que leur base. En regroupant les réponses à plusieurs questions de société, j'ai construit un indice des représentations sociétales des enseignants : Seule une minorité d’enseignants peut être qualifiée de moderniste sur les sujets sociétaux, car approuvant des propositions somme toutes mesurées (vote des étrangers, mais seulement aux élections municipales etc.). En effet, cet indice synthétique n’est pas construit à partir de propositions plus radicales comme la liberté de circulation. Pour l’ensemble des actifs, revenons sur l'exemple des violences policières. Les militants des syndicats contestataires y sont d'autant plus sensibles que le maintien de l'ordre dans les manifestations pose question, notamment depuis la loi Travail. Les salariés sont majoritairement hostiles aux manifestations de racisme dans la police (même si une minorité soutient l'extrême droite). Mais en juillet, 88 % des actifs considéraient que la mort de Nahel à la suite du tir d’un policier était « un prétexte pour la plupart des émeutiers pour casser ». Seuls 11 % estimaient que c’était « une réaction de colère et un sentiment d’injustice » face à cette mort[4]. Un des éléments qui a le plus choqué étant les destructions de bâtiments publics au service de la population (écoles, mairies, commissariats, centres sociaux..). Ce qui impacte d'autant plus les syndicats que les agents des services publics y sont sur représentés. Quelle intervention politique des syndicats ? On comprend néanmoins cette volonté de l’essentiel du mouvement syndical d’articuler luttes sociales et sociétales. Après tout, sans une vision de la société, sans des valeurs de progrès, le syndicalisme s’avèrerait du corporatisme déguisé, aux effets conservateurs. De plus, étant donné la place de l'Etat dans les relations sociales en France, il est essentiel d'ouvrir une perspective politique. La période pose alors à nouveaux frais la question de l’indépendance syndicale. Pendant longtemps, celle-ci était pensée uniquement vis-à-vis des partis politiques. Cela s'expliquait par le contexte de la guerre froide et de ses suites, la concordance entre les scissions du parti socialiste SFIO (1920) et de la CGT (1921). Depuis la chute du mur et le désenchantement produit par l'expérience de la gauche au pouvoir (1981, 1997 et encore plus 2012), beaucoup de syndicalistes ne se réfèrent plus à un parti, même si les clivages idéologiques restent très visibles. Les militants qui gardent une affiliation partidaire agissent rarement de manière coordonnée (phénomène frappant pour le PCF, dont la culture ancienne de discipline politique a disparu). Le seul parti qui garde une influence directe sur la manière dont ses militants interviennent dans le syndicalisme est le Parti Ouvrier Indépendant (trotskyste, dit "lambertiste", associé à LFI), qui anime un courant important à Force Ouvrière. Aujourd'hui, on pourrait élargir la thématique de l'indépendance syndicale aux associations et collectifs... bref à tous les partenaires des OS. En effet, la tendance actuelle est aux cartels entre syndicats et collectifs divers, en incluant quelquefois les partis de gauche. Aurélie Trouvé, ancienne porte parole d'ATTAC et actuelle députée LFI, évoque un "bloc arc-en-ciel"[5]. Le caractère permanent de ces alliances incite les syndicats à signer des textes collectifs sur des sujets très variés. Le risque étant la dilution et l'influence extérieure. Surtout, comment résoudre les multiples contradictions entre ces différents combats, au-delà des discours unifiants, mais vagues ? Témoignent malheureusement de cette difficulté, les tentatives de raccorder d’autres luttes aux actions syndicales, comme pour la grève féministe du 8 mars 2023 et celle de la jeunesse du 9, qui devaient prolonger et amplifier la journée réussie du 7 mars. Pour le moment, nous assistons plus à une superposition partielle des luttes qu’à la convergence espérée. Insistons néanmoins sur l'impasse d'une indépendance syndicale qui serait vue de manière négative comme neutralité ou comme refoulement des débats politiques. Pour agir conformément à sa mission, il faut que le syndicalisme pèse sur des enjeux tels que l’urgence climatique et les discriminations. Face au néo libéralisme, face à un pouvoir qui a encore démontré au printemps son caractère autoritaire, le syndicalisme ne peut délaisser le terrain des institutions et du changement de société. Mon propos est plutôt : comment convaincre les salariés, qui attendent des syndicats qu'ils soient efficaces sur leur cœur de métier et s'avèrent réticents à l'élargissement de leur palette ? En traduisant ces enjeux en revendications propres au monde du travail, en exprimant le point de vue qui fait leur originalité, en élaborant des revendications rassembleuses, les syndicats sont en capacité de mieux mobiliser. Et de nouer des partenariats fructueux avec des forces diverses, qui apportent un point de vue complémentaire. Le syndicalisme a donc besoin de s'approprier ces enjeux, dans une démarche d'indépendance d'action politique. Conclusion : un espoir réaliste pour l'unité syndicale En France, la division syndicale est ancrée dans l’histoire et la réalité sociale, les traditions propres à chaque structure s’étant cristallisées en autant de cultures militantes. Le regroupement organisationnel de tous les syndicats - l’unification - apparaît comme un mirage, dont rien ne prouve qu’il soit désirable. Néanmoins, les leaders syndicaux paraissent décidés à continuer sur la lancée du printemps, qui pour l’heure a profité à tous et a rapproché points de vue et pratiques, de la base au sommet. Le syndicalisme a besoin pour se resourcer de poursuivre ce processus unitaire, en procédant par objectifs réalistes. La rationalisation du paysage syndical par des fusions ou des contrats d’alliance entre certaines organisations en est un, et cette perspective existe entre la CGT et la FSU. Un autre serait - à l’instar des confédérations italiennes entre 1972 et 1984 - la construction d’une structure souple offrant un cadre de discussion formalisé. En effet, s’ils veulent limiter la concurrence, les syndicats devront établir des priorités revendicatives communes et lancer des initiatives régulières, seules susceptibles de prolonger la dynamique. Réussir ce processus centripète implique de privilégier le centre de gravité du mouvement syndical aux affirmations identitaires. Le meilleur moyen étant encore d'approfondir la démocratie syndicale, en donnant la parole aux adhérents. **** [1]Denis Segrestin , Le Phénomène corporatiste. Essai sur l'avenir des systèmes professionnels fermés en France. Fayard, 1985. [2] Je n’utilise pas les termes réformistes/révolutionnaires, parce qu’ils ne correspondent plus aux pratiques et aux représentations actuelles. La perspective d’un renversement de l’ordre social et politique n’est pas d’actualité et tous les syndicats espèrent obtenir des réformes favorables. [3] La CGT vient de quitter l’Alliance Ecologique et Sociale, qu’elle avait fondé avec Greenpeace, mais a annoncé son intention de continuer à travailler ces questions en partenariat. [4] Sondage Elabe/BFMTV, 4 juillet 2023. [5] Aurélie Trouvé, « Le bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive. », La découverte, 2021

  • La grève du baccalauréat, un marronnier de l’action enseignante ?

    Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, spécialiste de l’engagement enseignant, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité) Ce post est issu d'un document de travail de mon Habilitation à Diriger des Recherches (en cours). Une nouvelle fois, les professeurs de lycée et leurs syndicats se sont affrontés sur la perspective d’un blocage du baccalauréat, sous le regard des élèves et de leurs parents. Comme toujours, les médias ont accordé une place notable à cette question, le bac conservant son prestige symbolique, contre vent et marées. Et une nouvelle fois, l’examen a résisté, les épreuves se sont déroulées sans encombre. Pour quelles raisons ? Dans l’histoire, une grève populaire chez les enseignants, mais qui reste théorique Depuis les années 1950, la recherche d’une alternative peu coûteuse à la grève classique conforte la forte popularité parmi les enseignants de la grève des examens, laquelle procure un impact conséquent, puisque tout le système scolaire repose sur la certification. Mais toutes les grèves d’examen s’étaient brisées sur un double écueil : d’une part, la possibilité pour l’administration de sanctionner pour « service non fait », loin du mythe de la grève gratuite. D’autre part, la vigilance des parents sur ce sésame indispensable à la carrière de leurs enfants transforme la grève du baccalauréat en action particulièrement impopulaire. L’appel à l’opinion publique s’avère donc contradictoire avec l’emploi déterminé de la grève d’examens. Ajoutons que la relation à l’élève est au cœur de la professionnalité enseignante. L’idée de bloquer le baccalauréat est pourtant régulièrement évoquée, car elle garantit une large audience médiatique. Ainsi, en 1983, Le Monde explique que le président de la Société des Agrégés « fait planer des menaces sur le baccalauréat. » Il précise même quel jour sera prise la décision. Ce suspense s’arrête avant l’épreuve… Car toutes les tentatives ont échoué. Ainsi, en juin 1989, le SNALC appelle à la grève les correcteurs convoqués. On compta 50 grévistes sur 11 149 personnels attendus : 0,44 % ! Ce débat rebondit en 2003, à l’occasion du très puissant mouvement contre une réforme des retraites. Ce mouvement est l’apogée de la surconflictualité enseignante, mais il s’affaiblit et l’aile la plus mobilisée des professeurs cherche une issue dans le blocage du baccalauréat. Idée contestée, par exemple dans une tribune parue dans Libération : « Assurer le bon déroulement de l'examen nous paraît une obligation déontologique et l'indice d'une cohérence par rapport aux fins que se propose le mouvement des enseignants. »[1] L’obstacle de l’opinion publique transforme les discussions avec le gouvernement en théâtre d’ombres, aucun partenaire n’acceptant d’endosser la responsabilité de l’interruption du baccalauréat. En effet, dès mai 2003, 88 % des français n'admettent pas que "l'exercice du droit de grève" empêche " les élèves de passer leurs examens" (sondage CSA, dont 72 % "tout à fait", ce qui est considérable). En juin, selon un sondage Ipsos, 78 % des français ne comprendraient pas que "certains enseignants décident de boycotter les examens (baccalauréat, BTS, etc.) pour faire entendre leurs revendications". Les syndicats enseignants échappent globalement à la réprobation, les français semblant en position d'attente (le sondage CSA indique que 59 % considèrent qu'ils "sont soucieux de l'intérêt des élèves"). Veillant à sa popularité, l’intersyndicale (les confédérations CGT et FO, la FSU) rejette donc « toute action de nature à nuire au déroulement des examens », position confirmée par le syndicat majoritaire dans la profession, la FSU, ce qui provoque l’amertume des professeurs les plus investis[2]. Cet examen inhibe donc la combativité des professeurs de lycée, toujours soucieux de finir le programme. Ils ont beau être plus syndiqués que les professeurs de collège, leur participation globale aux grèves est moindre. En effet, « l’idéologie du service » public et du service à autrui peut autant légitimer que délégitimer les actions des professionnels[3]. Ce que constatent deux professeurs, à l’issue du bras de fer de 2003 : « un seul et même souci, l’opposition à la précarisation du service public, portait les fonctionnaires, d’un même trait, à arrêter le travail et à poursuivre leurs missions. Cet attachement à la mission est un attachement au service public. »[4] La grève du bac de 2019, la seule tentative sérieuse Le blocus du baccalauréat de 2019 est la première tentative sérieuse de grève d’examen depuis 1927[5] en France, même si le résultat est en demi-teinte. Comme le signale le sondeur Jérôme Fourquet, « un tabou est tombé » (Le Figaro, 16 juillet 2019). L’initiative du SNES FSU de lancer une grève des surveillances dès le premier jour, au risque d’empêcher l’épreuve, s’inscrivait en rupture avec la prudence constante du syndicat majoritaire sur ce sujet. Elle n’a pas atteint son objectif (avoir suffisamment de surveillants en grève pour provoquer des perturbations) mais son succès relatif a créé une dynamique, qui s’est manifestée par la rétention de nombreuses copies. Si elle n’était le fait que de quelques milliers de correcteurs, le soutien manifesté par la majorité de leurs collègues a évité qu’ils ne soient isolés, et donc vulnérables. Un contexte nouveau explique cette épreuve de force, peu commune dans le milieu enseignant. D’une part, la réforme du bac a levé les obstacles pédagogiques, puisqu’il ne s’agissait au fond que d’une anticipation de la quasi-disparition de ce rite national. Pour preuve, la réaction de Jean-Michel Blanquer (prendre les notes de l’année de l’élève, ou en inventer si nécessaire) a démontré le peu de cas qu’il fait de l’examen terminal. D’autre part, le mouvement des gilets jaunes n’était pas reproductible dans ce groupe social, mais ces résultats, comparés aux défaites des derniers mouvements organisés par les syndicats, ont impulsé une radicalité nouvelle. Aiguillonnés par le besoin de durcir le ton face à un pouvoir déterminé, les « bloqueurs » — pour l’essentiel militants d’extrême gauches ou néo grévistes radicalisés — se sont tournés vers un moyen d’action puissant, quoique difficile à manipuler. Dans une époque où l’exposition médiatique compte autant que la tonalité des commentaires, l’écho a été à la mesure de leurs espoirs : 162 articles consacrés au mouvement dans la seule presse nationale en juin et juillet, dont au moins 5 éditoriaux. Ce tsunami médiatique était principalement hostile, d’autant que 61 % des Français soutenaient les sanctions financières et disciplinaires dont le ministre menaçait les grévistes (sondage Odoxa). Sur les réseaux sociaux, pas moins de 533 800 messages sont postés sur le sujet, essentiellement par les candidats et leurs parents. Ceux-ci condamnent massivement ce mode d’action, même « s’ils comprennent les raisons qui poussent les professeurs à se mobiliser » selon Véronique Reille Soult, de Dentsu Consulting. Laquelle ajoute que durant "cette polémique, Jean-Michel Blanquer est parvenu à préserver son image"... Cependant, la condamnation des grévistes est bien plus faible qu'en 2003. D'après le sondage Odoxa, 69 % des français déplorent que des correcteurs aient retenu des copies du Bac, car "ils ont pénalisé les bacheliers". En examinant le profil du tiers de français qui au contraire estiment que les grévistes « n’avaient aucun autre moyen de se faire entendre », on remarque une surreprésentation des jeunes (plus 11 points par rapport à la moyenne des français pour les 18-24 ans, moins 10 points pour les 65 ans et plus...) et des catégories populaires (plus 14 points de soutien pour ceux dont le foyer a un revenu net inférieur à 1 500 € par mois, moins 8 points pour ceux dont le revenu dépasse 3 500 €). Classiquement, les électeurs de gauche sont plus favorables à ce mode d'action (47 % contre 31 % en moyenne) mais aussi ceux du RN (plus 8 points). Logiquement aussi, les électeurs de la droite classique réprouvent le mouvement (soutien inférieur de 12 points par rapport à la moyenne)[6]. Les médias se sont focalisés sur le déroulement des évènements, l’angoisse des élèves, et ont peu relayé le message des grévistes. Mais cela a souligné auprès du grand public le malaise ambiant dans les salles de professeurs. Si cette lutte atypique démontre la plasticité du répertoire d’action enseignant, elle n’a pas non plus bouleversé son cadre. La grève des surveillances ne durait qu’une journée, et nombre d’enseignants l’ont effectuée dans l’état d’esprit si bien décrit par ce titre d’un article de Libération : « Bac : en grève sans “déranger les élèves” » (18 juin 2019). Même les « bloqueurs » affichaient en réalité un objectif modéré, celui de retarder de trois jours seulement la publication des résultats. Cette pondération du mouvement a sans doute diminué le mécontentement des parents d’élèves, surtout elle était nécessaire pour lever les préventions des enseignants. En 2023 encore, les professeurs ont refusé de perturber le bac. La seule nouveauté résidant dans l'intervention du secrétaire général de la CGT, le 19 mars, il déclare sur BFMTV qu'il "faut que les épreuves du bac se passent le mieux possible". Quand Benjamin Duhamel lui fait remarquer que la fédération enseignante de la CGT se prononce pour la grève du bac, il ajoute que celle-ci est légitime, car la colère est grande... Cette prise de position inédite et ambiguë montre que les confédérations sont encore plus perméables aux inquiétudes des parents d'élèves. Au fond, cette arme séduit les professeurs par sa radicalité, parce qu’elle leur donne le sentiment qu’ils pourraient ainsi bénéficier de la possibilité de bloquer le pays, si utile aux cheminots par exemple. Mais elle brouille leur engagement professionnel, le sens qu’ils donnent à leur travail et contredit frontalement un objectif essentiel de leurs actions : populariser leurs revendications. Cependant, le bac n’étant plus que l’ombre de lui-même, même si l’inertie lui confère encore une valeur symbolique, cette réticence pourrait disparaitre à terme. [1] Marie-Paule Guerin et Pierre Windecker, « Menacer le bac, un signe dangereux », 16 juin 2003. [2] Geay Bertrand, 2003, Le « Tous ensemble » des enseignants. In : Béroud, S., Mouriaux, R., (dir.), L’année sociale, Syllepse, Paris. [3] Robert, A. & Tyssens, J. (2007). "Pour une approche sociohistorique de la grève enseignante". Éducation et sociétés, n° 20, 5-17, p. 16 [4] Jobard Fabien, Potte-Bonneville Mathieu, « la grève depuis son avenir », Vacarme 1/2004 (n° 26), p. 14-15 [5] Verneuil Yves, « France: la grève du “bachot” de 1927 », Paedagogica Historica, vol. 44, octobre 2008, p. 529–541 [6] Je remercie Céline Bracq, Directrice Générale d’Odoxa, pour m'avoir transmis les tris détaillés de ce sondage.

  • L'encadrement juridique de la grève chez les fonctionnaires d'Etat

    Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, spécialiste de l’engagement enseignant, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité) Ce post est issu d'un document de travail de mon Habilitation à Diriger des Recherches (en cours). La jurisprudence a été dépouillée intégralement jusqu'en 2020. Le répertoire d’action enseignant dépend étroitement d’une réglementation contraignante, qui le canalise, car « le droit n’a pas pour but unique d’éteindre les conflits ; il les ritualise en les contenant dans des limites et des procédures » (Bonnin, 2013). La réglementation du droit de grève, libérale dans le secteur privé, s’avère plus contraignante dans la Fonction Publique d'Etat, au nom de l’usager et du principe constitutionnel de continuité du service public (Magnon, 2017). Cet arsenal juridique est légitimé par les thèses de Léon Duguit et Gaston Jeze qui arriment le salarié à la spécificité de son travail : le service public (Florence Crouzatier-Durand et Didier Guignard, 2017). Or, ceux qui réclament le plus cette réglementation sont les néo-libéraux, pourtant hostiles audit service public. Dans ce domaine, le droit privé semble perdre de ses vertus, lui qui prévoit qu’un mouvement de grève peut être déclenché à tout moment et qui interdit toutes les mesures visant à lui faire perdre son effectivité… Des contraintes juridiques pour limiter la conflictualité L’État employeur dispose de ressources non négligeables pour brider la conflictualité, comme la notion de « nécessité de service » qui permet à la hiérarchie de proximité de contester les droits des fonctionnaires, sous le contrôle du juge administratif néanmoins (Merley, 2017). À ceux qui pourraient s’en étonner, rappelons que « le droit en général, et les règles relatives à la grève en particulier ne sont jamais que le résultat de différents rapports de force » (Melleray, 2003). Ainsi, depuis 1963, les grèves tournantes sont interdites. Pour autant, comme le signale une haute fonctionnaire de la DGAFP : « en pratique, les affaires disciplinaires sont très rares et les dépôts de plainte quasi inexistants (Krykwinski, 2009). En effet, « tout encadrement procédural des grèves est assez illusoire » en l’absence de consentement des intéressés, « la masse des insoumis étant trop grande », ce qui a été constaté notamment en 68 (Sinay, 2015). Faire grève 1 heure, perdre une journée de salaire Si sous l’impulsion de l’Union européenne, on assiste à une homogénéisation des droits de la fonction publique et du travail, ce processus s’arrête aux restrictions à l’exercice du droit de grève des agents publics[1]. Un récent recours de la CGT contre la règle du 1/30 indivisible montre pourtant que cette situation peut évoluer : le Comité européen des droits sociaux considère que la France enfreint la Charte sociale européenne car ce dispositif « entraîne une retenue disproportionnée sur le salaire des grévistes et revêt un caractère punitif ». Le CEDS relève par ailleurs l’absence de « justification objective et raisonnable » à la différence de traitement entre les agents de la FPE et ceux de la FPT et de la FPH. Mais le combat juridique ne fait que commencer. L’ensemble des fonctionnaires est pénalisé par la règle du trentième indivisible (la perte d’une journée de salaire même si la durée de grève est inférieure). La droite restaure cette disposition abrogée par la gauche avec l’amendement Lamassoure (loi du 13 juillet 1987). Les raisons comptables historiquement invoquées ont pourtant disparu avec l’informatisation des services et ne sont pas de mise dans les entreprises… Durant la période 1982-1987, on peut mesurer l’effet d’une retenue sur salaire proportionnelle au temps de grève sur l’usage des grèves courtes dans la FPE (figure 8). Celui-ci n’est pas totalement négligeable (88 000 équivalents JINT en 1983, soit pas moins de 280 000 grèves d’une heure), toutefois il reste marginal par rapport à la grève d’une journée. Celle-ci reste l’arme privilégiée des fonctionnaires, soit par tradition, soit parce qu’elle correspond le plus à leur problématique, elle ne bénéficie pas non plus d’un report des grèves courtes lors du retour du trentième indivisible. On peut en déduire que les débrayages étaient employés dans les conflits locaux, entre les hiérarchies intermédiaires et leurs subordonnés. Effet de l’amendement Lamassoure sur les grèves des fonctionnaires d’État Le service minimum d’accueil dans les écoles, une arme non létale La création du service minimum d’accueil (SMA) dans le premier degré renforce cette tendance autoritaire. La loi du 23 juillet 2008 ne réquisitionne pas les enseignants, mais institue un accueil municipal pour les élèves lorsque plus de 25 % des professeurs de l’école annoncent leur intention de faire grève. Nulle restriction directe du droit de grève (qui ne représente officiellement que l’un des cas de figure d’application de la loi), simplement la volonté d’en atténuer les conséquences pour les usagers. Ce qui démontre en creux que la grève enseignante n’est pas sans effet… La popularité du SMA ne surprend donc pas[2]. Après une période d’opposition frontale, caractérisée par une véritable guérilla juridictionnelle, le Parti Socialiste a maintenu le dispositif en l’état une fois revenu au pouvoir. Les juristes sont unanimes à considérer que cette loi vise à un évitement de la grève. En effet, pour que l’administration informe les mairies, les professeurs des écoles doivent remplir une déclaration d’intention préalable deux jours ouvrés avant la grève. Cette exigence « restreint concrètement la marge de liberté personnelle des candidats grévistes. » Elle freine la dynamique des luttes. De plus, le préavis ne peut être déposé qu’après une période de négociation de huit jours. Le délai de prévenance se trouve ainsi allongé de façon conséquente (de 5 à 13 jours). Cette « combinatoire des dispositions nouvelles participe à la dissuasion de chacun de faire grève » (Wallaert, 2009, pp. 825 et 827). Mais en pratique, comme la jurisprudence est très souple sur ce préavis et que déclarer son intention n’oblige pas à faire grève (Petit, 2017), le système est fragile. Pour l’instant, les chiffres officiels attestent généralement d’une adéquation entre les intentions et les résultats définitifs, avec un écart de 0,63 point le 12 février 2013 et de 2 points le 14 novembre 2013. Les professeurs des écoles répugnent à recourir à de fausses déclarations, par légalisme et pour éviter des représailles de leurs inspecteurs. En revanche, dans l’académie de Paris, moteur du conflit sur les rythmes scolaires, l’écart relevé aux mêmes dates pourrait correspondre à une tactique syndicale de désorganisation du SMA : 7,9 points d’écart puis 9[3]. Aujourd’hui, le SMA apparaît comme une arme non létale. La conflictualité avait même augmenté dans le premier degré après son adoption. Il Le fameux arrêt Omont : une épée de Damoclès Cette jurisprudence du Conseil d’État (7 juillet 1978) ne sera partiellement appliquée dans toute la FPE qu’à partir de la circulaire du 30 juillet 2003[4], alors qu’elle émane d’une problématique essentiellement enseignante. L’arrêt pose le principe que : « le décompte des retenues à opérer sur le traitement mensuel d’un agent public s’élève à autant de trentièmes qu’il y a de journées comprises du premier jour inclus au dernier jour inclus où cette absence de service fait a été constatée, même si, durant certaines de ces journées, cet agent n’avait, pour quelque cause que ce soit, aucun service à accomplir ». Autrement dit, l’enseignant qui fait grève le vendredi et le lundi suivant perd quatre jours de salaires, car l’intervalle entre deux jours de grève constatés est considéré par extension comme faisant partie de la grève. L’administration n’ayant aucun moyen de savoir si l’agent se considère en grève durant cette période, le Conseil d’État tranche par défaut dans ce sens. La doctrine juridique a souvent critiqué cet arrêt : « Outre qu’elle méconnaît la manière dont nombre d’enseignants font concrètement grève (rattrapant leurs heures de cours alors même qu’il est de principe qu’un rattrapage du service ne permet pas d’éviter une retenue sur traitement à l’inverse de la solution applicable en droit du travail ; continuant à assurer la part “invisible” de leur service en préparant leurs cours, corrigeant leurs copies ou pour les enseignants du supérieur en poursuivant leurs travaux de recherche), cette solution est assurément “radicale”. » (Melleray, 2003) Par ce raisonnement baroque, le CE fait converger les retenues financières du public et du privé pour les grèves longues, qui avantagent les fonctionnaires. Dans le public, la retenue sur salaire est forfaitairement fixée à 1/30 pour un jour de grève, alors que dans le privé, elle est strictement proportionnelle à la durée d’interruption du travail. En outre, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, l’exercice de la grève pour les salariés de droit privé entraîne la suspension du contrat de travail et donc la perte de la rémunération pendant toute la durée de la grève, y compris pour les jours où le salarié ne travaille pas[5]. En pratique, dans le privé, une grève d’un mois aboutit à une absence totale de salaire, tandis que le fonctionnaire touche quand même au moins un tiers de son traitement (puisqu’on ne retire habituellement que les jours de présence, soit 20 jours environ pour un fonctionnaire classique, et 16 jours pour un professeur dont le service hebdomadaire est concentré sur quatre jours). Si l’arrêt Omont est appliqué, tous perdent un mois de salaire. Le seul avantage des fonctionnaires en matière de grève disparaît. Ces règles sont “incontestablement sévères, peut-être même trop (…). Cela explique sans doute qu’elles ne sont pas toutes ni toujours appliquées, ce qui les rend assurément plus supportables, mais pose la question de leur validité” (Melleray, 2003)… En effet, les gouvernements hésitent toujours à imposer l’aspect le plus tendancieux de l’arrêt Omont : des retenues sur les jours sans service à accomplir. Même en 2003, le gouvernement a renoncé au dernier moment à l’appliquer dans toute sa rigueur, craignant une rentrée scolaire agitée : les jours fériés et les dimanches n’ont pas été défalqués des feuilles de paie. Pour se justifier, le ministre Luc Ferry critique la logique du Conseil d’État : “il est évident (…) que les jours fériés ne font pas partie des prélèvements pour fait de grève”. Il justifie les prélèvements sur les jours de la semaine durant lesquels les professeurs du secondaire n’ont pas cours par l’égalité avec les professeurs du primaire, présents tous les jours dans leur école[6]. Cette jurisprudence constitue donc une arme de dissuasion, que même les gouvernements les plus conservateurs hésitent à employer. Arme fragile, dans la mesure où tous les recours juridiques n’ont pas été exercés contre cette disposition. Les tribunaux contre les retraits protestataires L’usage collectif du droit de retrait est une « forme “moderne” et “post-industrielle” de la grève » (Icard, 2013). Ce droit a été créé dans le privé par les lois Auroux, en 1982 ; pour la FPE, l’article 5-6 du décret n° 95-680 du 9 mai 1995 stipule : « Aucune sanction, aucune retenue de salaire ne peut être prise à l’encontre d’un agent ou d’un groupe d’agents qui se sont retirés d’une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu’elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou la santé de chacun d’eux. » Normalement, le retrait est exercé comme solution d’urgence pour éviter un danger, non pour porter un message revendicatif. Or, les retraits protestataires se multiplient dans l’éducation (25 % des procès concernant la FPE), avec un profil type : un établissement du second degré situé en zone sensible dans lequel l’équipe éducative unanime exprime son indignation devant les violences. Ces signaux d’alarme suscitent médiatisation et empathie de l’opinion publique. La jurisprudence tâche de contenir ce détournement du droit de retrait (Pauliat, 2010). Fondamentalement, c’est un « droit individuel qui s’exerce individuellement » alors que la grève « est aussi un droit individuel, mais exercé cette fois collectivement » (Verkindt, 2014). Mais comment discerner l’éventualité prévue par le décret du « groupe d’agents » qui refuse au même moment d’encourir un risque commun ? Les tribunaux tranchent au cas par cas, du fait du caractère subjectif de ce droit, référé au sentiment individuel qu’existe un danger grave et imminent. Au printemps 2010, dans les lycées voisins de Vitry et Thiais, les enseignants décident en assemblée générale d’en appeler au droit de retrait et participent sur ce temps libéré à des manifestations médiatisées, fournissant un exemple de cessation concertée et collective du travail. D’ailleurs, signe de la confusion, les médias évoquent dans les mêmes articles une grève et un droit de retrait[1]. Pourtant, le rectorat, conforté par la justice, a procédé à des retenues de salaire uniquement au lycée de Vitry, le plus en pointe dans l’action. Moins de 5 % des droits de retrait sont acceptés par le juge administratif, la doctrine juridique conviant « à utiliser avec modération » ce droit, comme pour « toute bonne chose » (Lemaire, 2013) ! L’administration n’a jamais usé de la faculté de procéder à une sanction disciplinaire ainsi qu’à une procédure pour abandon de poste. Cet exercice illégal du droit de grève — aucun préavis n’étant déposé — pourrait en effet « accréditer l’idée d’un refus d’obéir » (Guillet, 2010). La pratique évolue vers une forme moderne du débrayage, avec des retraits d’une demi-journée ou d’une journée. Même soumis à retenue sur salaire, le retrait protestataire subsiste, parce qu’il conserve son efficace médiatique, comme marqueur de la gravité des violences scolaires et aussi parce qu’il permet de s’émanciper des contraintes de l’arrêt Omont, en légitimant des arrêts de travail continus sur de nombreux jours. *** La pérennité de la conflictualité enseignante n’est pas garantie, les enseignants étant confrontés au renforcement des contraintes internes — retenues sur salaire plus conséquentes, service minimum d’accueil, durcissement du management — et à un contexte politique défavorable. Mais les mouvements récents et actuels le démontrent : ces obstacles sont loin d’avoir annihilé leurs mobilisations. La tenace volonté du législateur et du Conseil d’Etat de canaliser la conflictualité des fonctionnaires a souvent été contrecarrée par leur ingéniosité dans l’utilisation de l’arme du droit, voire par la création d’une jurisprudence syndicale, lorsque le rapport de force le permet. Bibliographie Bonnin, V., 2013, Les limitations du droit de grève fondées sur les droits des tiers au conflit, Droit social, p. 424 Crouzatier-Durand Florence et Kada Nicolas (dir.), 2017, Grève et droit public. 70 ans de reconnaissance, Presses de l’Université Toulouse 1, LGDJ Guillet, N., 2010, Les conditions de la reprise du travail après l’exercice du droit de retrait dans la fonction publique, L’actualité juridique, droit administratif (AJDA), p. 2157 Icard, J., 2013, Exercice du droit de retrait, Les Cahiers Sociaux 257. Krykwinski, C., 2009, Grèves et service minimum. État des lieux de la réglementation, Les Cahiers de la fonction publique et de l’administration 292. Lemaire, F., 2013, Le droit de retrait dans la fonction publique, AJDA, p. 257. Magnon, Xavier, 2017. Le point de vue du constitutionnaliste : Quel(s) sens de l’alinéa 7 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ? In Crouzatier-Durand et Kada, Grève et droit public, op. cit., pp. 39-58. Merley Nathalie, 2017. Le point de vue de l’administrativiste : la jurisprudence administrative facteur de fragilisation du droit de grève dans les services publics In Crouzatier-Durand et Kada, Grève et droit public, op. cit., pp. 59-80. Pauliat, H., 2010, Le droit de retrait, protection du fonctionnaire ou substitut à l’exercice du droit de grève ?, Complément territorial, pp. 34-38 Petit Franck, 2017, « Le droit de grève dans les services publics : un puzzle à recomposer ? » Droit social. Sinay, H., article Grève, Encyclopædia Universalis. Verkindt, P. Y., 2014, De la nécessaire distinction du droit de retrait et du droit de grève, Les Cahiers Sociaux 264. Wallaert, S., 2009, Les derniers développements du droit de grève dans les services publics, Revue de la recherche juridique 127 (2), pp. 805-834. Notes [1] Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, « Droit du travail et droit de la fonction publique », 17 janvier 2014. https://www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/droit-du-travail-et-droit-de-la-fonction-publique [2] Sondage BVA/PEEP de septembre 2007 auprès de 800 parents d’élèves, 78 % se déclarent favorables à cette idée. [3] Communiqués de presse du MEN, sur education.gouv.fr. [4] JO n° 179, texte n° 60. [5] Arrêt de Cass. soc., 24 juin 1998, Bull. 1998 V, n° 335, p. 253. [6] Le Monde avec AFP et Reuters, 28 août 2003. [7] « Les enseignants du lycée polyvalent Guillaume-Apollinaire poursuivent leur grève », Le Monde.fr avec AFP, 17 février 2010.

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  • tribune Le Monde grève 5 dec | Laurent Frajerman

    Tribune dans Le Monde , 10 décembre 2019 ​ Grève du 5 décembre chez les enseignants : « un chiffre officiel sous-évalué » Le pourcentage d'enseignants grévistes annoncé par le ministère « est calculé sur l'effectif théorique d'enseignants par établissement, en incluant les personnels absents et ceux qui n'ont pas cours ce jour-là », selon le spécialiste de l'engagement enseignant, Laurent Frajerman. Que n'a-t-on glosé sur la fin de la grève, le déclin inéluctable d'une forme archaïque d'expression ! Les chiffres en demi-teinte de la période Hollande ont été hâtivement interprétés comme la preuve que les enseignants y renonçaient à leur tour. ​ La mobilisation du 5 décembre bouleverse ces schémas : en une journée, les seuls professeurs des écoles ont totalisé l'équivalent des jours de grève de l'ensemble des agents du ministère de l'éducation nationale en 2017. Selon les sources, entre 51 % (ministère) et 70 % d'entre eux (SNUipp-FSU) ont participé à ce mouvement. Des chiffres officiels aussi élevés n'avaient pas été annoncés depuis 2003, et 1995 auparavant. Le mouvement de 2010, pourtant puissant, est largement dépassé. ​ Cela démontre la persistance sur la longue durée de deux caractéristiques des enseignants : le maintien d'un répertoire d'action traditionnel, axé sur la grève, et leur « surconflictualité » (utilisation de la grève supérieure à la moyenne). La recherche « Militens » sur le rapport à l'engagement des enseignants, qui s'appuie sur un questionnaire représentatif auquel ont répondu 3 300 d'entre eux en 2017, sélectionnés par le service statistique du ministère, apporte un éclairage sur ce mouvement social. ​ Le sociologue Hugues Lagrange avait montré que le pouvoir de grève est très variable selon les secteurs professionnels. Dans les années 1950, les secteurs les plus combatifs se situaient dans les mines, la sidérurgie, les transports. Aujourd'hui, c'est l'éducation nationale et toujours les transports. La « surconflictualité » enseignante avait diminué pourtant : sous le mandat de Nicolas Sarkozy, un enseignant faisait cinq fois plus grève qu'un salarié d'entreprise, nombre divisé par deux sous celui de François Hollande (calcul à partir des statistiques officielles). Fondamentalement, leur culture gréviste a persisté, parce que les conditions de son émergence restent valables (valeurs politiques de gauche, sens du service public, protection statutaire, force du syndicalisme...). ​ 15 000 écoles fermées, nombre inédit ​ Si le chiffre officiel de 51,15 % de grévistes dans le premier degré le 5 décembre est élevé, il n'en est pas moins sous-évalué. Il suffit de songer aux plus de 15 000 écoles fermées, nombre inédit. En combinant plusieurs critères, dont les informations recueillies par le syndicat majoritaire, le SNUipp-FSU, le chiffre le plus probable est 65 % d'après mes estimations. Pour le second degré, la mobilisation est similaire à celle du premier degré. Mais, depuis 2010, le chiffre officiel y est biaisé par une altération du taux : le pourcentage de grévistes est calculé sur l'effectif théorique d'enseignants par établissement, en incluant les personnels absents et ceux qui n'ont pas cours ce jour-là, ou seulement après 9 heures. Autrement dit, le ministère compte comme non-gréviste ceux qui ne peuvent pas faire grève. De cette manière, il divise le taux par deux ou par 1,5 selon les circonstances. ​ Devant le manque de transparence du ministère, il a fallu saisir en 2015 la commission d'accès aux documents administratifs pour avoir accès aux résultats de l'application Mosart, sur laquelle les inspecteurs du premier degré et les chefs d'établissement du second degré saisissent le nombre de grévistes. Si les écarts ne sont pas scandaleux, les incohérences restent nombreuses et récurrentes : entre les chiffres recensés par le ministère et ceux communiqués en fin d'année à la direction générale de l'administration et de la fonction publique, entre le chiffre ministériel et les remontées locales... ​ Disposant également des données de l'académie de Rouen, j'ai pu constater qu'elles ne concernent qu'une partie des établissements et des circonscriptions, loin de l'exhaustivité affichée. A la lecture de ces données officielles, un mythe tombe, celui du chiffre officiel exact, précis à deux décimales après la virgule parce qu'issu directement des données du terrain. Est-il basé sur un échantillon ? Ou bien corrigé après coup ? Dans tous les cas, on ignore les critères retenus. Ce flou laisse une latitude pour une communication politique sur les grèves. Pour y remédier, il suffirait de clarifier ces critères d'échantillonnage et de prendre en compte le nombre de retenues sur salaire pour fait de grève. En 2003, l'administration avait été en mesure de calculer combien de jours de grève (les journées individuelles non travaillées) avaient été décomptés aux enseignants... Aucune statistique n'est parfaite, mais, à l'heure de l'open data, il est temps d'avancer. ​ Plafond de verre ​ Une dynamique était perceptible dès 2018, avec la grève du bac et l'augmentation de 75 % du nombre de journées individuelles non travaillées. Toutefois, cette mobilisation est bien supérieure à l'habitude et se rapproche du plafond de verre de la grève : 80 % des enseignants y ont eu recours au moins une fois dans leur carrière. Si 25 % du corps est composé de coutumiers de l'acte gréviste, 35 % n'exercent ce droit qu'occasionnellement. Leurs réserves portent moins sur le principe que sur son efficacité. L'échec de 2003, apogée de la lutte enseignante, continue de peser. Enfin, 20 % des enseignants ne font grève qu'exceptionnellement. Ils sont beaucoup plus souvent de droite et socialisés dans des milieux étrangers à ce mode d'action (scolarité dans l'enseignement privé, famille de commerçants ou de cadres du privé, etc.). La réussite du 5 décembre vient du cumul des grévistes réguliers et occasionnels avec une partie de ces enseignants, qui ont suspendu leurs réticences. Ajoutons que le répertoire d'action enseignant inclut la manifestation pacifique. Ainsi, un quart des personnes qui se déclaraient mobilisées contre la précédente réforme des retraites, en 2010, avaient uniquement participé à des manifestations, généralement le samedi. Agréger ces groupes n'est pas évident : en 2015, la moitié seulement des professeurs opposés à la réforme du collège se sont mobilisés contre elle. Un enjeu salarial au sens large obtient plus de consensus qu'un enjeu éducatif ; la perspective de perdre entre le quart et le tiers de leur pension suffit amplement à expliquer leur colère. ​ L'impact de cet enjeu est démultiplié par un climat pessimiste : les enseignants expriment depuis longtemps leur défiance envers leur hiérarchie et le ministère. Ceux qui ont voté pour Emmanuel Macron (au moins un tiers d'entre eux dès le premier tour) se sentent trahis. Surtout, la profession constate son déclassement progressif. A la baisse des salaires, que plus personne ne conteste, s'ajouterait l'appauvrissement des retraités. ​ Laurent Frajerman

  • Pap Ndiaye : tribune Le Monde | Laurent Frajerman

    Tribune dans Le Monde , 31 mai 2022 Espérons que le nouveau ministre de l’éducation se rendra à l’évidence : tout ne peut pas se gouverner par les nombres Laurent Frajerman, professeur agrégé d’histoire et chercheur, pointe le risque pour Pap Ndiaye de poursuivre la réforme libérale de l’école, entamée sous le premier quinquennat Macron, alors que le système est à bout de souffle. Le choix de Pap Ndiaye comme nouveau ministre de l’Education Nationale met en scène une rupture avec les positionnements idéologiques de Jean-Michel Blanquer. Mais concernant la politique éducative, ce n’est pas le cœur du problème : 65 % des français et 79 % des professeurs sont inquiets quand ils pensent « à l’avenir de l’Éducation nationale » (sondage CSA/Sénat, 2022 ). Sentiment conforté par les résultats des classements internationaux, l’inquiétante crise du recrutement, le phénomène nouveau des démissions d’enseignants etc. L’enjeu se situe au niveau de l’ordinaire de la classe, et des personnels. Créer les conditions d’une amélioration des pratiques réelles d’enseignement est cardinal pour la qualité de notre système éducatif. C’est impossible avec des enseignants au moral en berne, ulcérés par la faiblesse de leur rémunération. Durant la campagne électorale, le président a présenté un projet qui aggraverait cette situation. Reste à savoir si le nouveau ministre tentera de l’appliquer dans un contexte miné par le bilan de Jean-Michel Blanquer. Plus de docilité Une raison fondamentale des difficultés actuelles réside dans l’idée, dominante depuis des décennies, qu’on peut faire mieux avec moins. Comment expliquer alors la coïncidence entre dégradation du système et baisse des dépenses ? Entre 1995 et 2019, la Dépense Intérieure d'Education est tombée de 7,7 % du PIB à 6,6 % . A l’heure de l’économie de la connaissance, du quoi-qu’il-en-coûte pour sauver les entreprises privées, il y a urgence à investir pour rester un pays moderne. Ainsi, augmenter les recrutements d’enseignants permettrait de réduire les effectifs d’élèves par classe, avec un impact positif sur la qualité de l’enseignement et les conditions de travail. Augmenter les salaires paraît également essentiel pour sortir de ce paradoxe : dans toutes les enquêtes, les enseignants proclament et leur amour du métier et le caractère démoralisant de son exercice. L’amélioration de l’enseignement n’est donc pas qu’une question de moyens, mais un peu quand même…. Le président promet d’ailleurs un budget massif, mais le Pacte qu’il propose aux enseignants ne constitue pas une véritable revalorisation, la hausse des rémunérations étant conditionnée par des missions supplémentaires. Outre le caractère discriminatoire de cette mesure envers les femmes, qui s’occupent plus de l’éducation des enfants, c’est oublier que les professeurs effectuent déjà beaucoup de travail gratuit. Si l’objectif était d’encourager l’investissement des enseignants, on pourrait rémunérer plus cher leurs heures supplémentaires comme dans le secteur privé, payer correctement les corrections des évaluations, les heures effectués lors des sorties scolaires ou de préparation de projet… Qu’importe, l’idée de faire « travailler plus » les enseignants est plébiscitée par l’opinion, en raison de la partie invisible de leur labeur (corrections, préparations des cours, contacts divers…), même si les français reconnaissent la difficulté de leur métier. Débloquer de l’argent après cinq ans de restrictions permet difficilement de négocier un donnant/donnant. Ni Lionel Jospin en 1992, ni Najat Vallaud-Belkacem en 2016 n’ont obtenu de contreparties lorsqu’ils ont accordé des augmentations, parce que celles-ci soldaient des mobilisations importantes et donnaient le sentiment aux enseignants concernés que l’Etat honorait enfin sa dette. Le programme présidentiel comprend une restructuration du métier d’enseignant, qui s’appliquerait à mesure que le corps se renouvelle. Le renforcement des hiérarchies locales vise à obtenir plus de docilité du milieu enseignant. Depuis 2019, le contrôle syndical des affectations et des carrières par le biais des commissions paritaires a quasiment disparu. Pap Ndiaye sera sans difficultés moins autoritaire que Jean-Michel Blanquer, mais l’essentiel n’est pas là : donner plus de libertés aux chefs laisserait-il à leurs subordonnés d’autres choix que la liberté d'obéir ? Le gouvernement peut continuer à casser le statut de la fonction publique, mais pour quel résultat ? Les pouvoirs publics ont renoncé au modèle du professeur concepteur de son métier au profit du technicien appliquant des protocoles. Mais plus que le conformisme innovant attendu, le risque est d’obtenir l’apathie, le chacun pour soi. Le président propose de mettre en œuvre des solutions néo libérales, appliquées dans la plupart des pays développés et dont l’inefficacité est patente. Dans son idéologie, seule une minorité de professionnels « mérite » d’être augmenté et doit servir d’exemple à des collègues moins dynamiques. La publication des résultats des élèves lors des évaluations nationales est censée servir d’outil de mesure. Toutefois, il est facile de brouiller les résultats en sélectionnant les élèves et/ou en pratiquant ce que les britanniques nomment « teach for test », un enseignement utilitaire adapté étroitement aux caractéristiques de l’évaluation. Ainsi, le consensus du corps enseignant contre l’individualisation des salaires s’explique par une défiance sur sa mise en œuvre, sur la capacité de la hiérarchie à reconnaître le travail réel (IPSOS/FSU, 2020 ) et sur la viabilité des pratiques recommandées par l’institution. Autre exemple, la critique de la rigidité bureaucratique de l’actuel système d’affectation des professeurs. Le système actuel est pourtant le plus rationnel et économe. Comment obtenir que des professionnels de haut niveau acceptent de travailler dans le moindre recoin du territoire ? Jusque-là, les enseignants affectés loin de leurs vœux acceptaient leur sort parce que des règles claires et transparentes leur donnaient un espoir de mutation ultérieure et qu’ils pensaient leur carrière sur le long terme. Avec la loi du marché, les professeurs qualifiés et capables de vendre leur talent ne postuleront pas partout. On aboutirait ainsi à créer des déserts professoraux, comme il existe aujourd’hui des déserts médicaux. Rien n’interdit au contraire d’améliorer le service public en changeant des critères. L’existence d’un statut national garantit le recrutement annuel de milliers de personnes dotées de compétences spécifiques, destinées à rester dans le métier. Celui-ci n'attirera jamais les mêmes profils que les entreprises à but lucratif. Dans le monde entier, les enseignants partagent des valeurs humanistes de coopération et de partage culturel. L’option la plus rationnelle est de prendre appui sur ces valeurs pour encourager leur engagement pédagogique, d’accompagner des enseignants qui seraient remotivés par les efforts financiers consentis par la nation. Espérons que le nouveau ministre se rendra à l’évidence : tout ne peut pas se gouverner par les nombres, d’une manière verticale, en divisant les personnels. Il est encore temps de partir du terrain et de faire vraiment confiance à ses acteurs. Laurent Frajerman Professeur agrégé d’histoire au lycée Lamartine, chercheur associé au Cerlis, université de Paris-Cité

  • Sciences Humaines, enseignants déclassés | Laurent Frajerman

    Laurent Frajerman, Sciences Humaines, n° 324, avril 2020 "Des profs déclassés ?" Déclassés, les profs ? Ils sont nombreux, en tout cas, à exprimer un sentiment de malaise. Alors qu’il leur échoit une immense responsabilité civique, ils se sentent insuffisamment valorisés et reconnus par la société. Leur vie, leur métier ne font plus rêver, ce dont témoigne la perte d’attractivité du métier d’enseignant. En 2020, les concours d’enseignement du second degré enregistrait une baisse de 10 % des inscriptions, cette chute concrétisant le sentiment d’un métier en perte de vitesse. ​ D’un point de vue prosaïque ​ Partons de l’indicateur le plus concret : le salaire. Les professeurs français figurent bien parmi les plus mal payés de l’OCDE. Et ce n’est pas parce qu’ils travailleraient moins que leurs voisins. Le salaire consacré à une heure de cours d’un enseignant doté de 15 ans d’ancienneté est 30 % plus faible que la moyenne de l’OCDE dans le premier degré, 21 % dans le second. Ce mode de calcul permet de neutraliser les différences de temps de travail selon les pays. Les professeurs allemands sont ainsi deux fois mieux payés que leurs homologues français. Et que dire de l’instituteur slovène, dont l’heure de cours reçoit une rémunération supérieure de 60 % à celle d’un français ? Cette dévalorisation relève d’une tendance de fond : entre 2000 et 2017, le salaire réel (c’est-à-dire à l’heure travaillée) des enseignants a augmenté partout, à l’exception de l’Angleterre, la France (- 10 %) et la Grèce. ​ Le déclin de la rémunération des enseignants peut se mesurer sous un autre angle, celui de leur positionnement dans la hiérarchie des fonctionnaires. En effet, chaque catégorie tient un bilan précis des avantages de la catégorie voisine. Les syndicats veillent à ce que toute avancée d’une catégorie se répercute sur les catégories équivalentes. Depuis le XXe siècle, les instituteurs se réfèrent aux capitaines, les professeurs certifiés aux lieutenants-colonels. Or, ceux-ci ont bénéficié d’un extraordinaire développement des primes, dont l’opacité a permis de contourner les parités. Les gendarmes bénéficient aujourd’hui de 174 indemnités… Ces primes représentent 53% du traitement de base des capitaines et lieutenants de police, contre 14 % pour les professeurs. Les professions régaliennes ne sont pas seules à être favorisées : l’écart se retrouve fidèlement avec tous les cadres de la fonction publique d’État : hors enseignants, le taux de primes en catégorie A varie de 48 % à 80 % (pour les hauts fonctionnaires). ​ Le malaise enseignant ​ Si l’on considère à présent le métier lui-même, il apparaît que les avantages relatifs des enseignants sont moins nets qu’il y a trente ans. En effet, les contraintes des différents métiers de la fonction publique se rapprochent. Les fameuses vacances des enseignants ? Elles ont certes une durée sans égale, mais une partie est consacrée au travail, tandis que les autres fonctionnaires bénéficient désormais des 35 h. La liberté d’organiser son travail ? Eux, si attachés à leur liberté pédagogique, ont parfois le sentiment d’être considérés comme des exécutants, appliquant des méthodes standardisées. Et de subir une injonction contradictoire, puisque dans le nouveau modèle de professionnalité enseignante, ils sont jugés sur leurs projets innovants et sur leur capacité de communication, loin du cœur du métier. La charge de travail ? Elle est perçue comme de plus en plus lourde, en raison des contraintes administratives, du contrôle continu et des injonctions à la différenciation dans des classes lourdes et hétérogènes. ​ L’évolution des mentalités participe aussi de cette impression diffuse de déclassement. Nombre d’enseignants ressentent une délégitimation de leur expertise professionnelle. L’idée même de transmission, associée à l’asymétrie de la relation enseignante, perd du prestige face à celles de novation, de créativité et d’auto-apprentissage. Dans le même mouvement où la profession se convertissait aux vertus de la bienveillance envers les usagers, elle a du faire face à la suspicion et parfois à l’irrespect d’une société de plus en plus clientéliste à l’égard de l’école. Car il faut un responsable à l’échec scolaire, devenu inacceptable : et c’est souvent le professeur qui est pointé du doigt. ​ Enfin, les enseignants ont bel et bien vu leur influence sociale et politique se dégrader, ce dont témoigne leur effacement progressif des instances dirigeantes du pays (municipalités, régions, état…). Leur empire associatif (MGEN, Ligue de l’Enseignement…) a perdu de sa centralité et s’est autonomisé. Les enseignants fournissaient des bataillons d’élus (particulièrement pour le Parti socialiste) ; ils dirigeaient les affaires scolaires, sociales et culturelles de nombreuses communes en tant qu’élus ; ils ont été remplacés par des professionnels de la politique. Leur statut de notable s’est également évanoui. Autrefois, les instituteurs servaient de médiateurs culturels dans les villages ; les professeurs étaient invités dans les cercles bourgeois de province. Dès 1978, un sondage indiquait qu’ils classaient leur profession comme nettement moins prestigieuse que médecin, chef d’entreprise ou ingénieur (Louis Harris). ​ Une image ambivalente ​ En dépit de ce climat, le statut social des enseignants ne s’est pas autant effondré qu’on le dit parfois. Car les Français sont plus ambivalents que les enseignants ne le pensent. 88 % des professeurs des écoles ont « le sentiment que le métier d’enseignant jouit » d’une mauvaise image, ce que 53 % seulement du grand public confirme (sondage Harris/SNUipp, 2014). 81 % des Français ont une image positive du métier d’enseignant et 76 % déclarent même qu’ils seraient fiers que leur enfant choisisse cette carrière (sondage CSA, 2012). Mais les y encourageraient-ils, alors qu’ils considèrent à 80 % que le métier est difficile (Opinionway, 2019) ? ​ Les Français sont conscients que les salaires des enseignants sont liés à leurs propres impôts. En 1988, 58 % déclaraient que « quelles que soient leurs conditions de travail, les enseignants n'ont pas à se plaindre parce qu'ils ont la sécurité de l'emploi », tout en étant 55 % à concéder que les avantages non salariaux ne compensent pas la faiblesse des rémunérations, « compte tenu de la fonction qu'ils occupent dans la société » (sondage CSA). La population ne perçoit guère la part invisible du travail des professeurs (préparation des cours, correction des copies, concertations diverses…). Il suffit qu’un sondage indique que les enseignants sont rémunérés « pour X heures devant les élèves par semaine », omettant le reste, pour que les Français les trouvent bien payés (Opinionway, 2019). ​ Pour conclure, les enseignants paraissent victimes d’une conjonction de facteurs. Les professeurs du second degré ressentent particulièrement le déclassement en se comparant à leurs prédécesseurs. Peut-on néanmoins comparer le monde d’hier à celui d’aujourd’hui ? On comptait 5 000 agrégés à la Libération, dix fois moins qu’aujourd’hui, et il était plus facile de les rémunérer correctement. Plus globalement, le corps enseignant peine à parer les critiques, en raison de son relatif isolement social, attesté par une importante endogamie (20 % des profs dans le premier degré et 30 % dans le second vivent en couple avec un enseignant). La démocratisation du système scolaire ayant battu en brèche leur emprise sur les études supérieures, les profs se voient confrontés à une problématique commune à toutes les classes moyennes : le déclin du rendement des titres scolaires. Ils se voient concurrencés par de nouvelles catégories de diplômés, mieux rémunérés, davantage respectés, mais pas nécessairement plus utiles à la société. Enfin, on ne peut exclure un lien entre les processus de féminisation et de déclassement de la profession, même si celui-ci n'est pas automatique. ​ Bibliographie succincte ​ * Laurent Frajerman, Les frères ennemis. L a Fédération de l’Education Nationale et son courant « unitaire » sous la IVe République . Paris, Syllepse, 2014. * Gérard Aschieri, Gérard Grosse, S’appuyer sur le travail pour réformer : l’exemple des enseignants , Revue des conditions de travail, n°8, décembre 2018 * Note DEPP n°2019-M04DEPP, Les différentes mesures statistiques du salaire des enseignants du secteur public * DGAFP, Rapport annuel de la fonction publique , 2018 ​

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