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  • Contribuer à transformer la société en respectant l’indépendance syndicale ?

    Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité) Ce billet reprend et complète un article paru dans la revue Enjeux du courant Unité et Action de la FSU. Il s'appuie sur des données concernant le syndicalisme enseignant, mais concerne des questions posées à tout le champ syndical. Sommaire Trois modèles historiques L'invention de l'indépendance syndicale, années 1930-1960 Un débat profondément renouvelé aujourd'hui Prioriser les sujets qui permettent l'union dans l'action Construire une manière syndicale d’envisager les questions politiques Le syndicalisme ne peut concevoir son action sans lui donner un sens politique plus global (humaniste et progressiste), sinon il se résume à du corporatisme, et se montre alors incapable de fixer un horizon commun à tous les travailleurs. Comme la société actuelle est profondément injuste, le syndicalisme ne peut obtenir des résultats significatifs sans œuvrer à une transformation globale. Mais si tel est son projet, sa réalisation impose de chercher des alliances avec d’autres forces, notamment partidaires. En France, les conquêtes sociales ont été actées par la loi, à l'issue d'un rapport de force social (par exemple les grèves de 1936) ET politique (le Front Populaire). Les salariés travaillant dans des secteurs peu syndiqués  bénéficient ainsi du SMIG et du droit du travail. Plus spécifiquement, le syndicalisme de fonctionnaires dépend pour la satisfaction de ces revendications de sa capacité de rassembler des soutiens au sein de l’Etat, et donc des soutiens politiques. D’ailleurs les syndicats enseignants ont joué un rôle politique important, notamment en dirigeant le mouvement laïque. Toutefois, la nature même du syndicalisme implique de réunir tous les travailleurs, comme l’indique le texte fondateur du courant Unité & Action, courant majoritaire de la FSU : « c'est l'existence d'intérêts communs et non pas une communauté idéologique qui fonde le syndicat. » [1] Mais comment éviter alors que les débats politiques ne deviennent des ferments de division, d’affaiblissement ? Ce risque varie selon les époques et les milieux professionnels. Ainsi, chez les cheminots, on a longtemps constaté une adéquation du milieu avec le syndicat majoritaire (CGT) et le PCF, auquel appartenait beaucoup de dirigeants CGT et qui dirigeait nombre de villes cheminotes (Saint-Pierre des Corps, Villeneuve-Saint-Georges, Longueau etc.). En revanche, les cadres d’Unité & Action avaient conscience d’être plus à gauche que la majorité de leurs collègues enseignants. Ce décalage, toujours actuel, était exploité par leurs adversaires réformistes, qui animent aujourd’hui le SE UNSA. Comment dépasser cette tension ? Comment le syndicalisme pense-t-il son rapport aux partis de gauche ? Petit examen d’une question brûlante et mouvante. Trois modèles historiques A la charnière du XIXe et du XXe siècle, trois modèles se mettent en place en Europe [2]  : En Angleterre, le modèle travailliste : le syndicat construit le parti (février 1900), pour qu’il soutienne ses revendications. Il domine le Labour Representation Committee, même si peu à peu les députés prennent leur indépendance. Tony Blair coupe le lien en fondant le New Labour dans les années 1990. En Allemagne, le modèle Social-démocrate est à l’opposé, le parti dirige le syndicat. Le syndicalisme allemand établira dès le début du XXe siècle des relations plus équilibrées avec le parti social-démocrate. Mais il a influencé le mouvement communiste avec la 9e condition d'adhésion à l'Internationale Communiste : « Des noyaux communistes doivent être formés, dont le travail opiniâtre et constant conquerra les syndicats professionnels au communisme. (…) Ces noyaux communistes doivent être complètement subordonnés à l'ensemble du Parti. » En France, avec la Charte d’Amiens, la CGT syndicaliste-révolutionnaire instaure une concurrence, sous couvert d’indépendance syndicale. Se méfiant des dirigeants de gauche issus de la petite bourgeoisie (avocats, journalistes etc.), elle proclame que c’est le syndicat qui fera la révolution et qui deviendra la matrice de l’économie socialiste à venir. La Charte reste une référence pour une autre raison, parce qu’elle demande au militant d’un parti « de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors » et parce qu’elle assure que les syndicats n’ont pas « à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale. » L'invention de l'indépendance syndicale, années 1930-1960 Cette conception stricte de l’indépendance syndicale est devenue la pierre angulaire du syndicalisme réformiste, autour de Force Ouvrière, en évacuant la dimension révolutionnaire du texte. Ceci s’explique notamment par la concurrence avec le syndicalisme « unitaire », lié au PCF et qui défend donc une coordination avec les partis de gauche. Celui-ci se fonde sur la Charte de Toulouse, adoptée en 1936 lors de la réunification entre les deux confédérations, selon laquelle la CGT se réserve « le droit de prendre l'initiative de ces collaborations momentanées, estimant que sa neutralité à l'égard des partis politiques ne saurait impliquer son indifférence à l'égard des dangers qui menaceraient les libertés publiques, comme des réformes en vigueur ou à conquérir. » Enfin le syndicalisme d’origine chrétienne, CFTC puis CFDT, forgé dans la promotion de la doctrine sociale de l’Eglise, a toujours défendu une conception active des rapports avec les partis, y compris de centre droit. La CFDT actuelle se retrouve donc naturellement dans les combats contre l’extrême droite et pour l’environnement. Elle cherche toujours à jouer un rôle moteur, en initiant en 2019 son Pacte du pouvoir de vivre, une alliance de la société civile avec la CFDT. On retrouve cette volonté d’indépendance d’action politique (le syndicat agit en fonction de ses propres principes, en cherchant des alliances politiques, mais sur un pied d’égalité) dans le cas de la FEN, sous la IVe République. Située au cœur d’un puissant réseau d’associations, elle entretenait des liens privilégiés avec les partis de gouvernement de centre-gauche. Elle s’était néanmoins opposée au Parti Socialiste (SFIO) pour défendre la laïcité et lors de l’avènement de la Ve République. Les débats sur l’indépendance syndicale se polarisent généralement sur l’idée de courroie de transmission, oubliant que ce mécanisme fonctionne dans les deux sens [3] . La création du statut de la Fonction Publique est symptomatique. Elle est l’œuvre du ministre communiste, Maurice Thorez, et de son collaborateur Jacques Pruja, secrétaire adjoint de l’UGFF, qui convainquirent les fonctionnaires CGT d’abandonner leurs réticences contre l’idée d’un statut. Une version aussi favorable aux fonctionnaires n’aurait pas vu le jour sans un rapport de force social. La réalité des fonctionnaires est influencée par leur rapport à l’Etat-patron [4] . Ainsi, la vision de l’école des partis de gauche était l’objet de toutes les attentions syndicales, surtout quand la perspective de leur accession au pouvoir devenait crédible. Par exemple, dans les années 1970, la commission enseignement du PCF réunit des dirigeants syndicaux Unité & Action, ceux-ci prenant leurs distances dans la décennie suivante. Au PS, François Mitterrand suit attentivement la situation syndicale, grâce à des notes d’un dirigeant du SNI [5] . La revendication des professeurs d’EPS de rattachement au ministère de l’éducation nationale est ainsi acquise par un lobbying patient au sein des partis de gauche, conjugué à de puissantes mobilisations. Lire aussi : L ivre dirigé par Laurent Frajerman, La Fédération de l’Éducation nationale (1928-1992). Histoire et archives en débat , Lille, Presses du Septentrion, 2010 Un débat profondément renouvelé aujourd'hui Le paysage actuel est complètement différent. Les liens ont été coupés par les recompositions syndicale (naissances de la FSU et de SUD) et politique (affaissement du PCF et en partie du PS, apparition de nouveaux partis). Les affiliations partidaires ont perdu de leur importance au sein des OS, même si le rapport à la politique au sens général du terme reste intense chez les militants, car il fonde souvent leur propension à s’investir activement. Les militants non membres d'un parti ont tendance à reporter sur le syndicat l'ensemble de leurs préoccupations, le poussant vers un rôle plus politique. De leur côté, les salariés, impactés par le scepticisme ambiant, affichent leur désintérêt pour l’action politique. Ils réclament en conséquence une neutralité syndicale illusoire sous bien des aspects. Ceux qui ne se syndiquent pas allèguent  la politisation des OS et le souci de garder leur "indépendance". L’écart a donc grandi avec les militants... Avis des enseignants sur la légitimité de l'intervention syndicale dans le domaine politique. Militens, 2017. Même chez les enseignants, réputés pour leur ancrage à gauche et leurs valeurs humanistes, l'idée prévaut que le syndicalisme doit se garder d'intervenir sur ces sujets. Il est assigné par sa base à une fonction revendicative, et en partie éducative. Heureusement pour les OS qui persistent à intervenir en dehors de leur champ naturel, rares sont les syndiqués qui s'intéressent à leurs multiples prises de position. Les statistiques des sites internet montrent notamment un grand succès des pages concernant les renseignements sur les droits et carrières, le métier, au détriment de ces aspects.  Ces nouveaux paramètres impliquent de repenser l’articulation entre les revendications professionnelles et la perspective globale du syndicalisme. Je privilégierai deux pistes. Prioriser les sujets qui permettent l'union dans l'action Dans les années quatre-vingt-dix, la FSU développait une intervention sociétale en collaboration étroite avec des associations médiatiquement reconnues. Les thématiques comme le droit au logement, le chômage, ou la lutte contre l’extrême droite permettaient une convergence naturelle entre engagement syndical et sociétal. Des militants peu nombreux, qu'ils soient des courants Unité Action ou École Émancipée, s'investissaient dans ces combats qui renforçaient la légitimité de leur organisation. La Fédération Syndicale Unitaire bénéficiait ainsi d'une image de modernité qui la distinguait d'organisations perçues comme plus corporatistes telles que Force Ouvrière ou la CGT.   Aujourd'hui, cet avantage comparatif s'est largement estompé. Les thématiques progressistes traditionnelles sont devenues sources de divisions profondes, y compris au sein de la gauche. Ce phénomène, parfois qualifié de "wokisme", se manifeste dans plusieurs domaines. La laïcité est désormais un terrain de controverses, notamment autour de la notion d'islamophobie. Des députés LFI ne combattent-ils pas l’école privée quand elle est catholique pour la soutenir quand elle est musulmane, même si elle est soupçonnée de véhiculer une idéologie islamiste ? L'antiracisme, autrefois consensuel dans le monde syndical, génère désormais des tensions importantes, particulièrement autour des approches intersectionnelles, véhiculant l'idée selon laquelle seules les personnes blanches pourraient être racistes. Un phénomène similaire s'observe avec une forme de néo-féminisme, qui pourrait sembler mettre en accusation les hommes, quel que soit leur comportement. Or, même les enseignants sont loin d'adhérer à ces thèses. Avec le questionnaire Militens , j'ai construit un indice synthétique des opinions sociétales à partir de questions bien moins clivantes que celles évoquées précédemment (vote des étrangers aux élections municipales, et non abolition des frontières par exemple). Pourtant un tiers seulement des enseignants peut être ainsi qualifié de moderniste, loin derrière une position modérée : Indice synthétique des opinions sociétales enseignantes, Militens, L. Frajerman, 2017 Les syndicats ne peuvent se désengager des questions sociétales, qui font partie de leur identité humaniste. Cependant, ils doivent développer des modalités d'intervention spécifiques et avec leurs objectifs propres pour éviter les clivages. Conformément à sa priorité au rassemblement et à sa vocation à représenter tous les salariés, le syndicalisme doit prendre en compte la diversité des opinions, sans se positionner comme une avant-garde éclairée qui donnerait la leçon. Construire une manière syndicale d’envisager les questions politiques Le deuxième aspect concerne l'ancrage du syndicalisme dans les réalités professionnelles. Si la neutralité est un aveu d'impuissance, répéter un discours venu de l'extérieur n'a pas grande utilité. Pire, c'est dangereux, comme le prouve un précédent : un syndicat majoritaire, très puissant, s'effondrant du fait d'une politisation excessive. A son apogée, l'UNEF syndique un étudiant sur deux et possède de nombreux restaurants universitaires et cafétérias. Dans l'euphorie de mai 68, elle se proclame «mouvement politique de masse»,  et se délite rapidement au gré de ses prises de position radicales. Le syndicalisme étudiant ne s'en relèvera jamais. La pertinence de l'intervention syndicale réside dans sa capacité à témoigner des réalités concrètes des métiers, à développer un point de vue spécifique sur les questions politiques ou sociétales. La question du nucléaire illustre ce principe : si les syndicalistes du secteur de l'énergie sont légitimement concernés et doivent se positionner, d'autres professions, comme les enseignants, n'ont pas d'expertise particulière à apporter. Prendre position sur ce sujet revient alors à se conforter à l’opinion dominante, fluctuante au gré des événements. Après Fukushima, la mode était au rejet du nucléaire, même si l’accident avait causé très peu de morts. Aujourd’hui l’urgence climatique impose une révision qui met les antis nucléaires en porte à faux. Le syndicalisme apporte donc une valeur ajoutée lorsqu'il se concentre sur son domaine d'expertise. Sur la question féministe, par exemple, sa contribution la plus précieuse concerne l'égalité salariale et la lutte contre les discriminations professionnelles. Sur l'immigration, les mêmes enseignants qui ne veulent pas d'une position de principe de leurs syndicats les approuvent quand ils soutiennent Réseau Éducation Sans Frontières, parce que des élèves étrangers sont menacés d’expulsion. **** Cette auto-limitation du syndicalisme, loin d'être un renoncement, constitue un moyen d'agir plus efficacement pour la transformation sociale, sans se perdre dans des controverses qui fragilisent sa cohésion interne. L'exigence d'indépendance syndicale s'étend désormais au-delà des seuls acteurs politiques, englobant l'ensemble des forces extérieures au syndicalisme. Si la collaboration avec des partenaires, notamment associatifs, est indispensable, elle ne doit pas conduire à des positionnements qui échapperaient au contrôle des organisations syndicales. Surtout, elle ne doit pas entraver la démocratie syndicale, ce qui est le cas quand les mandats des OS ne reflètent pas l'opinion de leurs membres. Cette approche permet au syndicalisme de maintenir sa spécificité tout en contribuant efficacement aux combats pour société plus juste et plus égalitaire.   [1]  Unité et Action, Unité et tendances dans le syndicalisme enseignant , Paris, U & A, 1971, 103 p., p. 15 [2]  Boll, Prost, et Robert éd.  L’invention des syndicalismes . Paris, Éditions de la Sorbonne, 1997 [3]  Laurent Frajerman, « Paradoxes et usages de l’indépendance syndicale. Le cas de la Fédération de l’Éducation Nationale sous la IV° république », La Pensée , n°352, 2007, pp. 51-62. [4]  Danièle Lochak, « Les syndicats dans l' Etat : les ambiguïtés d' un combat », in  L'actualité de la Charte d'Amiens , Amiens, CURAPP, 1987. [5] Jean Battut, Quand le syndicalisme enseignant rencontre le socialisme. 1975-1979 – Notes régulières transmises par la FEN et le SNI à François Mitterrand , L’Harmattan, 2013.

  • Grèves de fonctionnaires : les conditions du succès

    Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité) Presque tous les syndicats de la fonction publique ont appelé à une grève le 5 décembre 2024. Ils ont réussi une grève importante dans l'Education nationale, mais non majoritaire, alors que la censure du gouvernement pouvait avoir un effet démobilisateur. Un mouvement social gagnant dans la fonction publique reste possible, mais  à condition d'innover dans un contexte difficile,. Sommaire Préparer la grève des fonctionnaires Un répertoire d'action bloqué entre deux impasses Mobiliser les grévistes occasionnels : l'exemple des enseignants L'unité syndicale à préserver Proposer une perspective de lutte. Entre volontarisme et réalisme La culture gréviste n'a pas disparu de la fonction publique, principalement portée par les enseignants. Mais trois vagues de grève n'ont pu empêcher des reculs sociaux sur les retraites (même si celle de 2019-2020 a été temporairement victorieuse et a évité aux enseignants une catastrophe). Une riposte sociale n'a donc rien d'automatique, du fait d'un possible défaitisme. Les grèves dans la Fonction publique d'état depuis 2005 Trop souvent, les syndicalistes de la fonction publique conçoivent la préparation d'une grève comme de longues négociations entre eux pour déterminer une date, savoir si l'appel laisse ouverte ou non la possibilité d'organiser des rassemblements (en général quand ils anticipent un flop). Il ne leur reste plus alors qu'à écrire des mails aux syndiqués et à la profession, à communiquer sur les réseaux sociaux et enfin à sortir les banderoles le jour J. Tout cela est utile et nécessaire, peut obtenir des résultats quand les agents sont mécontents, mais ne suffit pas à créer le rapport de force nécessaire face à un gouvernement arcbouté sur sa politique. Préparer la grève des fonctionnaires Une intense mobilisation militante s’avère nécessaire pour que les syndicats réussissent leur pari. Il leur faut : convaincre , par exemple en expliquant que les fonctionnaires ne sont pas responsables du déficit, des baisses d’impôts pour les riches et de la mauvaise politique économique menée depuis longtemps. Ils doivent contrecarrer les campagnes fallacieuses présentant les fonctionnaire comme des privilégiés, rappeler que les traitements de la fonction publique (surtout ceux des professeurs) ont baissé, contrairement à ceux des salariés du privé. Tout en ne nourrissant pas des clivages déjà prégnants, exercice délicat ! populariser la date, en faire un évènement. Le 5 décembre 2019 était connu de tous, car il avait fait l'objet d'une puissante couverture médiatique. Or, les OS de la Fonction Publique oscillent entre construire des convergences interprofessionnelles et choisir une date séparée pour ne pas invisibiliser leur combat. prouver aux agents que la grève sera utile. Les échecs passés ont nourri une forme de résignation qui est le principal obstacle à la conflictualité. Lire aussi : L ivre de Laurent Frajerman, La grève enseignante, en quête d’efficacité , Paris, Syllepse, 2013 Un répertoire d'action bloqué entre deux impasses Le mouvement syndical oscille entre deux formes d'action qui ne marchent pas, ou plus. Dans la fonction publique, doté d’un pouvoir de nuisance peu évident, il privilégie la journée d’action. Les journées d’action étaient des démonstrations de force qui attestaient du lien de la base aux directions syndicales en train de négocier. Ce système, vestige d’une époque où le dialogue social existait, est devenu peu opérant.  Régulièrement, les syndicats les plus combatifs lancent des journées d'action comme des bouteilles à la mer. Au risque de tirer leurs cartouches avant un affrontement plus important, par exemple quand le gouvernement lance une contre réforme. L’objectif était aussi d’interpeller l’opinion. Ce qui impliquait de choisir des thèmes consensuels. Or, celle-ci, salariés du privé compris, approuve les mesures d'austérité pour les fonctionnaires. Tant que ce sont les autres qui paient ! Certes, une grève permet aux syndicalistes d'argumenter dans les médias, mais compter sur le soutien de l'opinion paraît risqué. L’opposé ne marche pas plus dans la fonction publique : la grève reconductible est un mythe qui mène systématiquement les plus militants dans un mur. Par exemple, le coût économique de la grève enseignante est marginal : en 2012, les congés maladie immobilisaient les agents du MEN 76 fois plus longtemps [1] et surtout le gouvernement réalise des économies salariales. Lors du très puissant mouvement de 2003, les enseignants ont ainsi offert à leur adversaire 230 millions € [2] .  Elle représente tout de même un coût pour l’ensemble de la société, perturbant le travail des parents, et pour les mairies chargées de l’accueil des enfants. Ce qui confère un rôle stratégique aux professeurs des écoles. Si l'ensemble des services publics était à l'arrêt sur une certaine durée, cela aurait un impact évident, mais bien différent du cas de beaucoup d'entreprises privées, pour lesquelles la continuité de l'action joue un rôle : plus le temps d'arrêt de l'activité est long, plus l'entreprise est désorganisée et ses stocks insuffisants, plus elle perd de l'argent, et dans certains cas risque de perdre des marchés au bénéfice de la concurrence. La grève reconductible permettrait tout de même d'entrainer les fonctionnaires dans une dynamique de lutte, avec son cortège d'assemblées générales et d'actions spectaculaires. Et surtout elle apparaît à beaucoup de militants, notamment d'extrême-gauche , comme l'archétype de la grève, de par ses origines ouvrières. C'est pourquoi ils tentent de l'importer dans la fonction publique, par exemple en proposant de poursuivre la grève le 6 décembre 2019, mais le résultat fut tellement faible que le ministère de l'Education nationale ne l'a pas comptabilisé. La chute de la participation enseignante pour les grèves hebdomadaires suivantes montre que même ce système est en difficulté. Il faut dire que nombre de grévistes anticipent la défaite et calculent de combien de jours sans salaire ils estiment pouvoir se passer. Taux officiel de professeurs des écoles grévistes (L Frajerman, 2019-2020) Lire aussi : Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde , 8 janvier 2020 : "Syndicalisme : « Nous assistons à la résurgence du mythe de la grève générale » Mobiliser les grévistes occasionnels : l'exemple des enseignants J'ai étudié les ressorts de la conflictualité dans le champ professionnel de l'éducation. Les enseignants constituent l'un des moteurs des luttes sociales en France, bien au delà de leur poids dans la population active. En 2022, ils représentent 85 % des jours de grève de la Fonction Publique d'Etat pour 53 % des effectifs. Contrairement aux prévisions défaitistes , leur culture gréviste est restée intacte. Répartition des grèves en 2015, par type de salarié Le questionnaire représentatif  Militen s montre que la grève a déjà été pratiquée par au moins 83 % des enseignants. L’essentiel de la conflictualité provient d’un groupe de grévistes fréquents (19 % de la profession) épaulé de temps en temps par des grévistes réguliers (17 %) et rejoint dans les grands moments par les grévistes occasionnels (26 %). En revanche, 38 % % des enseignants ne participent à des mouvements qu’exceptionnellement, voire jamais. Ceux-ci sont beaucoup plus souvent de droite et socialisés dans des milieux étrangers à ce type de protestation (scolarité dans l’enseignement privé, famille de commerçants ou de cadres du privé, etc.). La réussite du 5 décembre 2019 provenait du cumul des grévistes fréquents, réguliers et occasionnels, ce qui n’est pas évident : en 2013-2014, moins de la moitié des professeurs des écoles (PE) opposés à la réforme des rythmes scolaires a participé à des actions dures (grèves, manifestations) contre elle. Réussir une grève majoritaire suppose de convaincre le groupe intermédiaire, or il est moins sensible à l’unité syndicale que les grévistes réguliers ou fréquents. Pour ceux-ci, l'unité syndicale sert de boussole, elle indique que cette grève précise est importante dans un contexte où certains syndicats lancent plusieurs grèves par an (les plus radicaux lancent en moyenne presqu'un appel par mois). Sauf lorsqu'un mouvement social a démarré, la plupart d'entre elles ont trop peu d'écho pour être comptabilisées par le ministère, car même les grévistes fréquents trouvent ce rythme excessif. Très rares sont les enseignants acceptant de perdre plusieurs journées de salaire par an, surtout quand ils sont seuls ou une poignée dans leur établissement. Paradoxalement, ce type d’action à l’échec programmé aboutit donc à une individualisation de la lutte, soit l’effet inverse du sens profond de la grève : un moment collectif, qui renforce la cohésion du groupe. L'unité syndicale, un atout pour la grève ? Selon le niveau de conflictualité Lire aussi : Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde , 10 décembre 2019 : "Grève du 5 décembre chez les enseignants : « un chiffre officiel sous-évalué »" L'unité syndicale à préserver L’unité syndicale est plus difficile à construire en dehors des contre réformes sur les retraites. L'intersyndicale, au niveau interprofessionnel comme de la fonction publique, est restée dans un entre-deux. Elle continue de se réunir et de rechercher des actions et positions communes. Toutefois, le besoin de se distinguer en vue des prochaines élections professionnelles a repris de la vigueur. Aucun travail programmatique n'a été entrepris, aucune structure n'officialise l'intersyndicale. Les alliances sont à nouveau à géométrie variable, comme lorsque l'extrême droite menaçait de prendre le pouvoir (FO, CFTC, CGC refusaient de prendre position). Les syndicats les plus combatifs ont tenté des grèves peu suivies, alors que les plus modérés ne proposaient aucune forme alternative. FO a repris son habitude du cavalier seul, proposant 3 jours de grève pour 3 jours de carence. Une idée loin d'être absurde, mais qui ne justifie pas de refuser de se joindre à la date qui fait consensus. Bref, les syndicats seront d'autant plus unis que les agents seront mobilisés et déterminés. Lire aussi : Tribune de Laurent Frajerman dans Libération , 11 septembre 2023 : « Comment conserver l’unité syndicale du mouvement contre la réforme des retraites ? » Proposer une perspective de lutte. Entre volontarisme et réalisme Comment éviter d’effrayer les agents les plus modérés tout en garantissant aux plus combatifs que l’action sera assez dure pour avoir une chance de gagner ? Le problème est particulièrement ardu dans la Fonction publique hors enseignants, dont la culture est de moins en moins conflictuelle . Il n'existe ni solution simple, ni formule miracle que les syndicats refuseraient de traiter. Ainsi qui ont le plus recours à la grève de 24 h, comme la FSU, ne la fétichisent pas non plus, ils utilisent cet outil faute de mieux. Le SNES FSU et la grève de 24 h (intervention de Frédérique Rolet au colloque de 2013) Les syndicats sont donc confrontés à l'impératif d'innover, de faire bouger les lignes. Depuis 15 ans, dans le monde entier, des mouvements sociaux de grande ampleur ou des révolutions sont facilitées par l'usage des réseaux sociaux, l'horizontalité qu'ils permettent. (non sans risques de manipulation...). Avec le déclin des traditionnelles assemblées générales, qui ne réunissent plus que les militants d'extrême-gauche, la délégation de pouvoir aux directions syndicales a augmenté. Or celle-ci ne permet pas l'expression de la créativité de la base et limite son appropriation des enjeux. Considérant que le plus important est la participation du plus grand nombre, le caractère majoritaire de l'action, certains syndicats innovent en tentant de tester le niveau de mobilisation envisageable. Le SNES-FSU a ainsi lancé début 2024 une consultation de ses syndiqués  pour savoir s'ils étaient prêts à "s'engager sur une mobilisation dans la durée après" une première grève. Le résultat a servi de guide pour la direction, sans être rendu public. L'initiative la plus intéressante a été prise par le SNUipp FSU en 2016  : désireux de lancer le boycott d'un temps de travail (les Activités pédagogiques complémentaires), action risquée si les professeurs des écoles sont isolés, il a recueilli sur un site internet leur engagement personnel à y participer. Au bout de 35 000 engagements, il a lancé officiellement cette campagne, qui a été un succès. Actuellement, la grève est plus un moyen d'expression qu'un outil pensé comme capable de gagner. Ce qui crée un cercle vicieux : comment démontrer le contraire si les agents ne jettent pas toutes leurs forces dans la bataille ? Bref, il est important de proposer une perspective crédible et de montrer en actes que l'action constituera un évènement. Il est donc capital de prévoir des suites aux actions programmées, d’enclencher une dynamique de lutte. On l'a vu, ce n'est pas gagné. Les syndicats les plus modérés ne poursuivent la lutte que s'ils ont la garantie qu'elle sera très suivie. Ce qui est compréhensible mais ne créée pas toutes les conditions pour qu'elle le soit. Autre cercle vicieux.... Notes : [1]  11,4 jours par agent contre 0,15 jour de grève. RA DGAFP 2015, Figure 8.4 4. [2]  Réponse à la question au gouvernement n° 32625 du député Alain Bocquet, 27 janvier 2004. Lamyline.fr .

  • L'avis des enseignants sur les principes des réformes

    Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité) Cette rentrée scolaire très particulière, avec une ministre démissionnaire, est l'occasion de revenir sur les fondements des politiques éducatives, de se focaliser sur les aspects structurels. Comment les enseignants appréhendent-ils les principes des réformes ? Les professeurs du secondaire et du primaire se distinguent-ils encore sur cet aspect ? Ce post est issu d'un document de travail de mon Habilitation à Diriger des Recherches (en cours ). Des professeurs pragmatiques Les enseignants, sur le terrain, ne se reconnaissent pas dans les couples antagoniques innovation/tradition, éducation/instruction, égalité/mérite, bienveillance/exigence. Ils s’avèrent très éloignés des théories, et très pragmatiques. Il était difficile d'obtenir une réponse à la question "Pour vous, c’est quoi être enseignant ?", destinée à recueillir les valeurs générales des professeurs, à situer leur rapport à l’élève. L'équipe de Militens  a constaté qu'ils ne théorisaient pas ces aspects, dans leur majorité. Fabienne [1]  (32 ans, agrégée d’anglais en collège, non syndiquée) nous donne une définition remarquablement neutre et floue de ses valeurs éducatives : « Essayer de faire en sorte que tout le monde progresse, d’une façon ou d’une autre . Essayez d’apporter quelque chose à nos élèves quels qu’ils soient. ». Comme en écho, Hortense semble regretter son manque de « dogme » sur les pratiques pédagogiques : « c’est affreux d’en arriver à ce constat-là après tant d’années, ce sont d’abord des qualités individuelles qui font l’enseignant » (55 ans, certifiée de lettres en collège, syndiquée au SNES). Ainsi, si le Socle Commun des Connaissances et des Compétences, instauré en collège par François Fillon en 2005 dans le but de supplanter la logique disciplinaire et de rapprocher premier et second degré, a suscité un rejet massif, celui-ci était moins motivé par des raisons idéologiques que par son caractère descendant et inapplicable (Lantheaume et Simonian, 2012). L’éclectisme des professeurs est un phénomène ancien : le début du XIXe siècle est marqué par le conflit entre les modes simultané et mutuel, mais en pratique, on constate un « éclectisme pédagogique fréquent » (Chapoulie, 2010, p. 50). Etudiant les dispositifs pédagogiques concrets, Stéphane Bonnéry constate que malgré des discours opposés, les six enseignants observés « mettent en œuvre des dispositifs qui convergent » (Bonnéry, 2009). Dans sa thèse, il constate que ce qui s'observe le plus souvent dans les classes est un mélange entre pédagogies anciennes et récentes, pédagogies pour tous et "adaptées" aux difficultés réelles ou supposées des élèves (Bonnéry, 2007). Lire aussi : Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde , 31 mai 2022 : « Espérons que le nouveau ministre de l’éducation se rendra à l’évidence : tout ne peut pas se gouverner par les nombres » Pour ou contre le modèle officiel qui sous-tend les réformes ? Un clivage oppose les partisans et les défenseurs du nouveau modèle officiel de professionnalité, pensé comme la reproduction fidèle de techniques conçues par des experts, les pratiques étant modifiées en fonction de l’évaluation des performances des élèves. Ce modèle accorde une place centrale à l’investissement dans l’établissement, au travail en équipe sous l’autorité des hiérarchies de proximité. Pour l’instant, celui-ci est loin d’avoir convaincu la majorité des professeurs. En 2002, quand on interroge les professeurs du second degré sur ce qui est le plus satisfaisant dans leur métier, ils répondent en second « le fait de transmettre des connaissances (68 %) et en troisième le « contact permanent avec une discipline qu'on aime » (62 %) (Sofres / SNES). Le questionnaire Militens  montre que les éléments concrets de ce modèle sont toujours désapprouvés. Lorsqu’on leur demande de hiérarchiser les définitions d’un bon professeur, les items valorisés par les prescriptions officielles sont relégués en fin de classement (« savoir travailler en équipe », « être innovant » et en dernier « développer des projets, communiquer à leur sujet »). Ces items valorisent la norme d’un enseignant organisateur, travaillant en réseaux et sachant communiquer sur ses projets. Ils sont surpassés, même chez les professeurs des écoles - souvent présentés comme plus ouverts à la novation pédagogique que ceux du second degré - par les définitions traditionnelles (ex aequo « être capable de bien expliquer le cours, maîtriser les sujets abordés » et « avoir une bonne relation avec ses élèves »). Sont plébiscitées des notions-valises, comme la capacité d’expliquer le cours, qui ne préjuge en rien de la méthode employée, ou un item connoté comme conservateur, mais qui correspond au quotidien des professeurs : « savoir mettre les élèves au travail ». J'ai construit un indice synthétique regroupant des questions emblématiques des normes pédagogiques officielles de l'époque (Gabriel Attal a impulsé une inflexion vers un discours moins "bienveillant" envers les usagers, mais l'essentiel reste), telles que le travail en équipe, l'importance de la formation continue. Le questionnaire ne mentionne pas la compatibilité de certaines réponses avec les normes officielles, cet indice est le fruit d’un raisonnement postérieur, les répondants n'ont donc pas été influencés. 60% des professeurs des écoles contestent ces normes (- 10 points par rapport aux professeurs de lycée et collège, ce qui est cohérent avec les observations sociologiques). Au moyen d’une régression logistique, j’ai déterminé le profil moyen de l’enseignant du second degré hostile à la pédagogie officielle : un professeur jeune ou au contraire âgé, qui voit la fréquence des réunions comme une difficulté, qui avait la vocation du métier, rarement conflictuel, syndiqué ou ex syndiqué. Enfin, sa sociabilité est fréquente ou au contraire rare. Ces résultats dessinent un paysage éclaté des oppositions aux nouvelles normes pédagogiques, ce qui en rend plus difficile l’interprétation. Si le refus des réunions fait consensus, on voit coexister un public qui ne semble pas vouloir s’investir davantage (sociabilité rare, âge élevé), et/ou qui fait preuve de scepticisme (faible conflictualité, qui ne signifie pas forcément adhésion aux politiques éducatives, mais plutôt l’emploi de l’arme de l’inertie), avec un public qui s’intéresse à l’éducation, mais en portant d’autres valeurs (les syndiqués, les professeurs sociables et vocationnels) ou ayant fait l’expérience d’une inadéquation de ces normes avec ce qu’ils estiment être leurs besoins (les ex syndiqués, les jeunes). Ainsi les deux tiers des enseignants ne se retrouvent pas dans les fondements des politiques éducatives menées depuis plusieurs décennies, ce fait explique la récurrence et la force de leurs mobilisations sur les diverses réformes. Sera-t-il intégré par le nouveau gouvernement ? Lire aussi : Tribune de Laurent Frajerman dans Le Monde , 8 décembre 2020 : « La défiance des enseignants envers leur ministre est un handicap pour ses réformes » [1] Militens , Interview Laurent Frajerman, ‎31 ‎mars ‎2015

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  • Laurent Frajerman / Formations syndicales FSU

    Laurent Frajerman, "La formation syndicale au cœur des pratiques militantes de la FSU" Unité & Action-Enjeux, 2015 Cet article s’appuie sur les observations et les entretiens de la recherche Militens et sur ma pratique de l’observation participante au sein de la FSU. Je suis intervenu dans 45 stages organisés par la FSU, le SNES, le SNUipp, le SNEP et leurs sections. Je suis aussi associé régulièrement à la réflexion des secteurs formation de ces structures. Les formations de la FSU participent de ses pratiques, malgré une difficulté à trouver leur place dans les dispositifs militants. En effet, la partie concrète de l'apprentissage du métier de militant, de l'imprégnation des normes de l'organisation se fait d’abord sur le terrain, au mieux par le parrainage de militants plus anciens, au pire sur le tas. L'autre partie, celle de l'assimilation de la doctrine, est surtout assurée par les congrès, la lecture de la presse syndicale et par les évènements préparés par l'organisation (colloques, débats....). On pourrait en déduire un peu rapidement que des formations sont superfétatoires. Encore plus quand elles s'adressent à des enseignants, public très diplômé et habitué à l'auto formation. Pourtant, elles existent dans toutes les organisations syndicales(1), car le renouvellement des équipes militantes implique de formaliser la transmission. Les formations répondent à plusieurs besoins : l'approfondissement, le travail en petit groupe, plus propice à la compréhension et à la mémorisation, et enfin une réflexion plus objective, notamment grâce à la rencontre avec des chercheurs. La formation permet aussi une socialisation des militants presque dépourvue d’enjeux de pouvoir. Surtout, les formations dispensées par la FSU présentent l’originalité de se tourner vers l’ensemble des enseignants, et non vers les seuls militants. Il faut dire que le contexte est porteur : le droit à la formation syndicale est généreux et sous-utilisé : 12 jours par an pour tous les agents(2). Or, la formation continue vit un véritable naufrage, non seulement parce qu’elle est sous financée, mais aussi parce que ces méthodes sont contestées (intervenants insuffisamment pointus, programmes centrés sur les préoccupations de l’institution…). Ceci ouvre un espace à une offre alternative. Ainsi, le SNUipp du Doubs relève qu’il rassemble 174 professeurs des écoles en une journée de stage sur « Les enseignants en quête de reconnaissance », quand ils sont seulement 227 à s’inscrire au Programme académique de formation sur toute l’année 2014-2015… Ces formations répondent à la recherche de sens perceptible chez les enseignants et apportent une valeur ajoutée aux réunions syndicales plus classiques. Cependant, le pluralisme de la FSU s’exprime aussi dans la manière de traiter cet enjeu de formation, en termes de méthodes et de priorités : consolider l’organisation ou s’en servir comme vecteur auprès des collègues ? La formation en action(s) La formation n’est pas un supplément d’âme, elle se situe au cœur de l’activité syndicale, sous toutes ses facettes. Elle est particulièrement appropriée à la structuration de mobilisations de longue durée, nécessitant un apport de savoir, par exemple lorsqu’il s’agit de construire un mouvement contre une réforme. Lors du mouvement sur les retraites en 2010, un dirigeant de la CGT expliquait le succès des manifestations par le travail des 25 000 militants passés en formation sur ce dossier(3). La FSU, elle, ouvrait ses stages aux non-syndiqués. L’actuelle réforme du collège fournit un bon exemple de cette originalité enseignante. Les stages d’analyse critique de la réforme ont fleuri, attirant un public nouveau, non militant, systématiquement mis en valeur sur Twitter. Le S3 de Versailles, qui a changé de lieu pour accueillir les 200 inscrits à son stage, a publié un storify(4) retweeté par Le Monde éducation. Autant que le nombre de grévistes et de manifestants, le succès de ces stages a constitué un indicateur de la montée du mécontentement et crédibilisé le SNES. D’autant que les soutiens du gouvernement, SE-UNSA et SGEN-CFDT, étaient bien en peine de montrer des stages équivalents, au point de tweeter régulièrement sur des réunions d’instance(5). De plus en plus intégrés à l’activité ordinaire, les stages syndicaux peuvent bénéficier de comptes rendus dans la presse locale. Ils font aussi l’objet d’une médiatisation nouvelle grâce aux réseaux sociaux, qui démultiplient leur audience. Cette publicité attire des enseignants aux sessions et rend visible cette activité(6). Toutefois, les sites internet des sections ne les annoncent pas tous, et pourraient les mettre davantage en avant. Le répertoire des formations FSU Les formations répondent à trois usages fondamentaux, selon deux modalités. Un premier besoin touche aux soucis militants quotidiens, au terrain. Sont concernés les stages organisés dans un objectif d’action, comme élément d’un processus de mobilisation, ou pour construire des revendications. Les sections combinent quelquefois réunions syndicales et stages. Ajoutons les stages de formation des militants, qui peuvent aussi bien concerner de nouveaux responsables que l’approfondissement des connaissances. Les dirigeants interrogés citent quelques stages effectués, mais ne leur attribuent pas un rôle décisif dans leur apprentissage. D’autres initiatives s’inscrivent dans une visée organisationnelle. Dans le cas des CFR FSU, le stage annuel, en général de deux jours, représente un évènement aussi important que le congrès. Très préparé, il est l’occasion de réunir les cadres. L’exemple archétypique de cette volonté de souder l’organisation fut le développement de la formation par la FEN des années 1970, dans l’objectif « de renforcer le pouvoir fédéral » face aux minorités et aux syndicats nationaux(7). Il nous semble que cette visée est aussi repérable dans l’organigramme du SNUEP, avec l’insertion de la formation dans le secteur syndicalisation, en cohérence avec les besoins d’une organisation en développement. Cas particulier, les réunions des courants de pensée ne bénéficient pas du label du CAFORM FSU, mais s’organisent selon des modalités typiques des formations (conférences, débats, notes...). Enfin, des stages correspondent au besoin de s’adresser à l’ensemble de la profession. La majorité d’entre eux concernent les questions corporatives : titularisation, mutation, retraite, souffrance au travail, droits… D’autres stages en direction des enseignants développent un contenu pédagogique, soit en abordant des thèmes généraux, soit en se centrant sur la didactique, ou un problème précis, comme la place des professeurs de langue vivante vis-à-vis des autres disciplines. Ces visées s’articulent à des modalités de formation. La première est tournée vers l’intérieur du syndicat, autocentrée : les intervenants sont des militants. La seconde, beaucoup plus développée à la FSU que dans le reste du monde syndical, s’ouvre à l’extérieur, aux chercheurs et experts. Ces intervenants, heureux de s’adresser à un public élargi et proche de leurs préoccupations, sont sollicités à titre bénévole, leur notoriété contribue au succès du stage, même si le plus souvent, le programme n’est pas détaillé. Du point de vue des syndicalistes, la construction des stages les incite à se documenter et à entrer en contact avec le monde des chercheurs, ce qu’ils trouvent souvent valorisant. Cela permet aussi de faire vivre un réseau d’influence. Cette ouverture se pratique tant pour la diffusion de connaissance, par le biais de conférences, que pour leur production, lors d’un colloque ou d’une journée d’étude. Le CFR FSU de Bretagne est allé au bout de cette logique, en publiant les actes de ses stages/colloques. Regards sur l’histoire du système éducatif en Bretagne a été signalé dans Ouest France, interview de Jean-Luc Le Guellec à l’appui. Le colloque académique organisé par l’Institut de Recherches de la FSU sur « la grève enseignante, en quête d’efficacité » était également considéré comme une initiative de formation. Les méthodes pédagogiques Les professeurs de formation initiale ont besoin de s’adapter à la formation pour adulte, lesquels acceptent moins le cadre, sont prompts à retrouver leurs réflexes d’écoliers tout en se sentant infantilisés. Parmi les normes communément admises dans la FSU se trouve l’idée qu’il faut limiter la délégation de pouvoir. On pourrait en déduire que les méthodes actives, dominantes dans l’ingénierie de formation pour adultes, sont aussi privilégiées dans les formations syndicales. En réalité, le cours magistral suivi d’un échange domine. Comme il est très difficile de dépasser une journée de stage, même au niveau national, la tentation est grande d’alourdir le programme, de rogner sur les temps de discussion formels et informels (les pauses). Conséquence ? Les formateurs se heurtent même au problème du bavardage, du manque de concentration. De plus, les cultures professionnelles jouent un grand rôle. Le SNUipp et le SNEP cherchent à mieux faire participer en utilisant quelquefois des outils tels que conférences avec diaporama, exercices, discussions après lectures en groupe… Cela correspond à la norme pédagogique de leur milieu. Même quand ses méthodes sont adoptées, elles restent souvent secondaires, servent quelquefois de variable d’ajustement. Pourtant, la rénovation des stages du SNUipp pour les élus du personnel a suscité l’intérêt des formateurs comme des participants. Alors que les dirigeants nationaux lisaient souvent un diaporama, et que les stagiaires se plaignaient de la technicité des cours, des jeux de rôles ont été instaurés. Au SNES se pratique un enseignement magistral, privilégiant le contenu. Des dossiers documentaires très complets sont fournis, comprenant des articles scientifiques. D’autres variables existent dans la conception des stages. Officiellement, la formation apparaît comme un outil au service des directions syndicales pour diffuser leurs positions auprès de la base. Mais cette vision descendante se heurte à une réalité : des stages sont annulés faute de combattants. La programmation du syndicat révèle certes ses priorités, son projet, mais l’affluence constitue un critère essentiel. On peut donc parler de régulation par la demande. La plupart du temps, les organisations proposent un catalogue de stages, très varié, d’une durée d’un jour (le plus souvent) ou deux. Quelle marque laisse une formation aussi épisodique ? À l’origine, la formation des militants se structurait par cycle de stages sur plusieurs semaines, pour permettre une imprégnation des connaissances. Le SNUipp, qui relance depuis un an sa formation des cadres intermédiaires au plan national, a choisi ce système. Dans ce cas comme dans les exemples antérieurs, cela ne supprime pas le « zapping », qui limite l’efficacité du cycle. Notons qu’à ce stade de l’enquête, les stagiaires interrogés se montrent satisfaits des méthodes et du format adoptés par leur syndicat, ce qui montre que les cultures militantes s’ajustent aux cultures professionnelles. Les spécificités des syndicats nationaux de la FSU Selon leurs traditions et le milieu auquel ils s’adressent, les syndicats puisent différemment dans le répertoire des formations de la FSU. Au SNUipp, les stages sur l’enseignement constituent une ressource ordinaire de l’action des sections départementales. Un auteur comme Rémi Brissiaud fait le tour de France et remplit les salles sur les mathématiques. C’est une alternative intéressante aux Réunions d’Information Syndicales (une seule par an est effectuée sur le temps réel de travail). Cependant dans le premier degré, l’administration peut limiter les inscriptions au nom de la continuité du service. Elle refuse de fermer les petites écoles et se sert de la difficulté à assurer les remplacements. Cette injustice flagrante par rapport aux autres salariés, institue le droit à la formation en enjeu de lutte(8). L’université d’Automne constitue une initiative originale de formation, qui permet aux sections de tester les intervenants. Elle évoque peu les sujets syndicaux. En revanche, la formation des militants a longtemps été le parent pauvre, à l’exception des stages post-élections paritaires, qui renforcent la coordination entre SD d’une académie et permettent un dialogue avec les dirigeants nationaux. Mais le nouveau programme national de formation des cadres intermédiaires est un succès. Le SNES, lui, perpétue une tradition de formation militante. Son secteur formation élabore une large palette de stages, en direction principalement des cadres intermédiaires. Leur animation et leur contenu reposent sur les secteurs du S4. Les stages locaux à destination des enseignants sont un peu moins fréquents, et quand ils abordent la pédagogie, privilégient des questions transversales. Le SNEP a inscrit la formation au cœur de son projet, à la fois comme pratique de masse (10 000 participants en quelques années), comme moyen de faire infuser dans la profession ses conceptions et comme mise en musique de ses conceptions pédagogiques. Conclusion Praticien des formations de la FSU depuis plusieurs années, comme intervenant puis comme observateur, je constate leur richesse. Il me semble toutefois qu’elles pourraient encore s’améliorer pour répondre à une forte demande. Du point de vue quantitatif, cela suppose de dépasser l’artisanat, de simplifier la mise en œuvre des stages. Par exemple, les sections pourraient disposer de véritables catalogues nationaux de formation. Quand un intervenant a mis au point sa séquence, c’est un gain de temps que de la proposer dans d’autres formations. Du point de vue qualitatif, en exploitant complètement les dispositifs pédagogiques mis en œuvre, en encourageant les échanges de pratiques entre formateurs, en utilisant plus systématiquement les retours des stagiaires, etc… Les syndicats pourraient aussi mieux intégrer la dimension militante dans les stages destinés à un large public. On n’y voit pas toujours la palette des publications syndicales, souvent reléguées à une table. Les dossiers des participants permettent quelquefois de compenser cette difficulté en insérant de vieux numéros. Si l’intervenant ne fait pas lui-même le lien avec les positions syndicales, ce sera dans le meilleur des cas le rôle du responsable local, d’une manière brève. Ces pistes d’amélioration impliquent de ne pas considérer la formation comme un supplément d’âme de l’activité syndicale. Les stages locaux étant généralement animés par des dirigeants nationaux, et les stages nationaux remplis de militants locaux, ces temps forts de l’activité contribuent à l’homogénéisation de l’organisation. Plus fondamentalement, la formation est un instrument essentiel de la circulation des savoirs entre les recherches académiques et les préoccupations du terrain, aussi bien enseignant que militant. Un syndicalisme réflexif (9) ne dissocie pas l’action de l’analyse ; pour transformer un monde complexe et mouvant, il opère continuellement la jonction des deux. Les formations par leur souplesse lui sont indispensables. Notes Nathalie Ethuin et Karel Yon, La fabrique du sens syndical. La formation des représentants des salariés en France (1945-2010), Bellecombe-en-Bauges, éd du Croquant, 2014. Art. 34 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984. Nathalie Ethuin, Karel Yon, « Les mutations de l'éducation syndicale : de l'établissement des frontières aux mises en dispositif », Le Mouvement Social, 2011, n° 235, p. 3-21 – p. 4. Compilation des tweets publiés pendant l’évènement, réalisée par Sophie Venetitay, co secrétaire générale du S3. Par exemple, le 29 mai, les tweets du SGEN-CFDT montrent que son « séminaire » sur le collège réunit une dizaine de permanents… À condition de maîtriser les codes de cette nouvelle communication... Brucy Guy, « Le fétichisme de la formation et les enjeux politiques d'un dispositif centralisé. Le cas du Centre fédéral de formation de la FEN (1976-1982). », Le Mouvement Social, 2/2011, n° 235, p. 121-136. Ainsi, dans le Lot-et-Garonne, 57 inscrits et seulement 23 autorisations accordées pour un stage « souffrance au travail ». Le sujet aurait-il déplu ? Le SNUipp a abordé la question en CAPD. André D. Robert utilise ce concept en référence à Anthony Giddens, in Le syndicalisme enseignant et la recherche: clivages, usages, passages. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2004 – p. 379.

  • La syndicalisation, un champ d'innovation (Militens)

    Laurent Frajerman, "La syndicalisation : un champ d’expérimentation et d’innovation" Introduction à Regards Croisés n°26, avril-juin 2018, 9-14 Cet article introduit un dossier consacré à l'impact du militantisme sur la syndicalisation, qui a permis à l'équipe de la recherche Militens de faire un premier bilan de son travail. Le thème de la désyndicalisation connaît une grande fortune éditoriale et a été adopté par de nombreux militants, qui y trouvent une grille d’explication de la difficulté de leur travail (1). Les temps sont durs pour le combat syndical, dont l'efficacité est minée par l'offensive néo libérale, le contexte de crise économique et sociale, un environnement politique défavorable. Ajoutons le poids d'évolutions sociétales qui aboutissent à la raréfaction de l’adhésion inconditionnelle. Le risque existe donc pour les syndicats de connaître le même sort que les églises : believing without belonging (2). Pourtant, la théorie d’une crise du syndicalisme néglige les facteurs explicatifs de la persistance du fait syndical et les éléments de dynamisme. Les facteurs exogènes compliquent la tâche des organisations, mais ne la rendent pas impossible. D'autant que des facteurs endogènes comptent, même s'ils sont souvent refoulés dans le discours ambiant. Loin du fatalisme dominant, rien n’interdit de développer des stratégies pour lutter contre ces causes, dans une optique volontariste. Dans le monde, ce constat a suscité des campagnes de syndicalisation non dénuées de résultat, et qui créent les conditions d’une combativité nouvelle. Le syndicalisme des USA, avec son pragmatisme coutumier, a appliqué les méthodes du marketing à l’organizing. Il a consacré des moyens durables à cet objectif, utilisant des militants souvent diplômés, étrangers aux publics ciblés, qui s’intéressaient tant au recrutement qu’à la fidélisation. L’exemple le plus célèbre est la campagne Justice for Janitors , sujet du film de Ken Loach, Bread and Roses . En France, la CFDT a mobilisé entre 1985 et les années 2000 des développeurs dont le travail de longue haleine a permis de syndiquer une partie de l’électorat cédétiste, et de compenser ainsi les vagues de départs de l’aile gauche (3), au fil de ses renoncements devant des contre-réformes. Il ressort de cette expérience « que l'attitude des militants - autant les services qu'ils rendent que la posture qu'ils adoptent (respect, écoute, humilité) - apparaît comme un vecteur essentiel de l'adhésion syndicale » (4). Le travail méticuleux d’implantation de la CFDT lui permet désormais de menacer la position historiquement dominante de la CGT. Celle-ci a beau être combative, fournir les gros bataillons des manifestations, sa mauvaise structuration l’empêche d’exploiter son potentiel. Ajoutons que les tentatives réussies ne sont guère pérennisées et mutualisées (5), par manque de volonté stratégique de la confédération (6). Notre équipe a donc choisi d'analyser la syndicalisation, d’interroger les moyens que le collectif met en œuvre pour gagner et conserver des membres. Ce projet repose sur une idée force : pour comprendre la désyndicalisation, il faut analyser le rapport des non-syndiqués et des syndiqués « de base » aux militants, leur perception de l’organisation et de ceux qui la représentent, mais aussi et réciproquement, les stratégies déployées par le syndicat envers ces fractions du corps enseignant. L’étude des difficultés de syndicalisation est donc indissociable de celle de l’activité militante et de ses paradoxes. Notre terrain est le syndicalisme enseignant, qui reste aujourd’hui l’un des rares exemples en France de syndicalisme d’adhérents, et non d’électeurs. Si seulement un peu plus de 10 % des salariés sont syndiqués, la proportion est double dans la fonction publique et le taux de syndicalisation des enseignants approche les 30 % (7). Mais la FSU, marquée par l'héritage de la FEN, tient inconsciemment pour acquis que les personnels susceptibles de se syndiquer le feront spontanément. De ce fait, les militants naturalisent leurs pratiques et ne posent guère de diagnostic, aussi bien dans les sections en déclin que dans celles en progrès. Historique de la désyndicalisation enseignante Depuis la création des amicales, sous la IIIe République, puis leur transformation en syndicats dans les années 1920-1940, la norme pour les enseignants est d’appartenir à l’organisation corporative. Sous la IVe République, 80 % au moins des instituteurs sont membres du SNI et 50 % des professeurs au SNES. L’adhésion sert à créer du lien social, à se protéger contre l’administration et les élus locaux, à affirmer son identité professionnelle (8). Mais ce système décline depuis mai 1968. La désyndicalisation touche la FEN à partir de 1976, quelle que soit la tendance en responsabilité. Elle est accentuée par les déceptions générées par la victoire de François Mitterrand. Au début, la baisse en pourcentage est masquée par la hausse en volume, en raison de la hausse des effectifs enseignants. En 1993, la scission de la FEN aboutit à une chute du taux de syndicalisation dans le premier degré, masqué par le dynamisme du SNUipp FSU naissant. Mais l’essor de la FSU est arrêté par la confrontation avec le ministre Claude Allègre, qui a su exploiter ses failles (notamment les divisions entre syndicats) (9). Depuis, le SNES a perdu un tiers de ses effectifs, alors que le SNEP et le SNUipp ont stabilisé le leur, malgré quelques aléas. Depuis quatre ans, ces syndicats voient leurs effectifs progresser modérément, voire plus dans le cas du SNUipp. On peut attribuer la hausse de 8 % de son nombre d’adhérents à une victoire syndicale : la création d’une indemnité, l’ISAE, puis sa mise au niveau de l’ISOE des enseignants du second degré. Les atouts du syndicalisme enseignant La persistance du fait syndical s’insère dans une cohérence globale : les enseignants manifestent également une surconflictualité et une politisation nettement plus à gauche que la moyenne. 30 % des enseignants environ se reconnaissent dans la droite et le centre droit. Ils ressentent un décalage inévitable avec le positionnement du syndicat, et l’expriment par vives critiques contre la politisation syndicale. Paradoxalement, la syndicalisation pourrait être nettement plus importante : en effet, pas moins de 24 % des PLC et 23 % des PE sont prêts à se syndiquer (3 % « j’y pense sérieusement » et le reste « c’est possible »). Les non-syndiqués se décomposent en trois groupes : ceux, le plus souvent ex-syndiqués, qui restent dans la sphère d’influence d’une organisation précise, ou du syndicalisme en général, les ex-syndiqués qui s’en sont éloignés et enfin ceux qui n’ont jamais été syndiqués, pour lesquels on peut évoquer un hiatus avec l’univers syndical (ceux-ci font moins grève et votent moins aux élections professionnelles). Phénomène lié : loin du stéréotype du vieillissement des cadres syndicaux, la FSU a réussi à renouveler son corps militant. Elle trouve de nouveaux responsables à un rythme qui s’accélère à cause du turn-over : le souci de nombreux responsables de section, à peine nommés, est de trouver un successeur. Il reste qu’en pratique, le militantisme est souvent réservé aux déchargés (Georges Ortusi et Gérard Grosse). Élargir le noyau militant, faciliter des itinéraires non linéaires s’avère difficile. L'engagement résulte d’un ajustement entre une histoire personnelle et une organisation. Dans les parcours militants, on valorise désormais la recherche de sens, la réalisation de soi et l'autonomie (11). La moitié des syndiqués envisagent de participer davantage à l’activité de leur organisation si on le leur propose. Mais comment les solliciter ? Quelle tâche leur confier pour reconnaître leurs attentes et leurs compétences ? Une crise inéluctable malgré tout ? Une des explications fortes de la désyndicalisation est la mutation de l’engagement, liée à la mise en place d’une société des individus. Jacques Ion a popularisé l’idée d’une opposition entre deux modèles d'engagement dans la vie de la cité : l'ancien, militant, où l'individu adhère totalement à l'organisation qu'il sert et le nouveau, distancié, où l'individu se sert de l'association comme d'un outil pour mener une action limitée dans le temps. Au militantisme total correspondrait le timbre de la carte d’adhérent (qui suppose qu’on adhère fortement au groupe), tandis que le militantisme distancié serait symbolisé par le post-it, facilement décollable, que l’on peut successivement apposer sur une multiplicité de supports (12). Ce schéma est discuté, tout comme la thèse d’une montée de l'individualisme, mais il a pour intérêt de pointer un problème structurel du syndicalisme, fondé sur la pérennité, la structuration permanente d’une révolte sociale, ce qui le rend sensible à la remise en question des institutions (13). Toutefois, l’individu contemporain fuit certes les liens forts, indéfectibles, mais en multipliant les liens faibles (14). L’adhésion à un syndicat ne ressort-elle pas de cette catégorie (Gérard Grosse) ? Même dans la période où la FEN était hégémonique, cela ne signifiait pas une approbation sans réserve à son action. La participation aux réunions de ses très nombreux adhérents était faible, les militants ne cessaient de se plaindre de l’atonie de leurs troupes. L’adhésion peut apparaître parfois plus comme une assurance qu’une forme d’engagement. Le héraut du syndicalisme révolutionnaire, Pierre Monatte, ne supportait pas cette conception : « Le syndicat n’est aux yeux de beaucoup qu’une société protectrice, non des animaux bien sûr, mais des travailleurs sans courage. On paye sa cotisation syndicale comme on règle sa feuille d’impôts. » (15) Les techniques d’enquête sociologique nous éclairent à propos de l’opinion des syndiqués sur leur organisation, et notamment de l’hypothèse d’une adhésion strictement utilitaire : On constate l’ancienneté du phénomène de l’appartenance syndicale distanciée, puisqu’en 1978, la moitié des syndiqués considéraient que leur organisation ne jouait pas toujours un rôle positif dans un domaine crucial (voire jamais pour 11 % d’entre eux). On aurait pu imaginer que la baisse du nombre de syndiqués concernerait cette frange moins attachée à leur organisation, et n’impacterait pas l’influence des syndicalistes sur le milieu. Ces sondages attestent au contraire d’une évolution parallèle, le pourcentage d’enseignants estimant que le syndicalisme joue un rôle positif sur le plan éducatif est divisé par deux, au moment où la FEN subit une hémorragie de ses effectifs. Ce qui prouve que l’acte d’adhérer est performatif : choisir de franchir la frontière entre ceux qui font partie du syndicat et ceux qui regardent son action avec sympathie a du sens (Marie-Amélie Lauzanne). Outre l’inclusion dans un groupe, l’adhésion offre évidemment à l’organisation la possibilité de solliciter directement ses adhérents. Même si le statut de syndiqué signifie surtout qu’on paie une cotisation, qu’on est en contact officiel avec l’organisation, se syndiquer n’est pas anodin, et peut être l’amorce d’une conscientisation plus intense, d’un militantisme. Ce constat se vérifie au moment des élections professionnelles (Tristan Haute). Contrairement à ce qu’annoncent les Cassandre depuis des décennies, le lien entre les enseignants et leur syndicalisme ne rompt pas, parce qu’il remplit efficacement sa fonction principale. Il est vécu comme une institution et en tire puissance et légitimité. Les enseignants expriment une demande de syndicats protecteurs et en capacité de leur donner le mode d’emploi d’un système administratif opaque. Pour autant, ils souhaitent aussi davantage d’horizontalité, être impliqués dans les choix stratégiques. Dès les années 1980, l'émergence de coordinations témoignait de cette prise de distance de jeunes enseignants avec le SNI et son fonctionnement, jugé bureaucratique (16). Mais le caractère éphémère de ce phénomène montre que la forme syndicale était moins condamnée que certaines de ses manifestations. Les freins à la syndicalisation La désyndicalisation est aggravée par certains comportements militants. Une approche syndicale trop agressive, trop insistante est décrite comme répulsive, d’autant que la profession évite les questions syndicales ou politiques lorsqu’elles apparaissent comme un facteur de division. Agnès (professeure d’Anglais, 56 ans) a quitté le SNES parce que ses représentants s’exprimaient « de manière limite », étaient trop tranchés. Mais le reproche inverse existe aussi, car les collègues comptent sur la pugnacité de leurs syndicats. Agnès trouve ainsi les actuels militants SNES du lycée « trop mous », sympathiques, mais « trop consensuels ». Aller au contact des collègues requiert donc des talents d’équilibriste, ce qui ne va pas de soi. Il est pourtant essentiel dans une stratégie de développement syndical d’éviter le repli sur le local et les tâches institutionnelles. Cela dit, il est impératif aussi de maintenir un service efficace à une profession habituée à cette démarche. Les sections qui se développent ont pour point commun de déployer un travail régulier qui porte ses fruits. Fréquemment, elles misent sur l’accompagnement des stagiaires et n’hésitent pas à téléphoner aux ex-adhérents. Mais rares sont celles qui rationalisent leur travail, en tenant des listes à jour, en profilant les envois de mail, en choisissant des cibles pour les visites sur le terrain, par exemple les déserts syndicaux. Les réticences à proposer l’adhésion proviennent d’un sentiment d’illégitimité et d’un obstacle culturel : dans les sections, la syndicalisation est d’abord appréhendée par le prisme financier. Le trésorier fait un point rapide en début ou en fin de réunion sur l’évolution des effectifs. Nous n’avons guère observé de discussion politique sur ce qui ressemble à un exercice comptable. Or, la confusion trésorerie/syndicalisation ne permet pas de donner du sens. Un enseignant qui se syndique n’est pas vu comme accomplissant un acte politique, comme renforçant la puissance et l’attractivité de l’organisation. Quelques militants envisagent l’adhésion sur le mode du « pied dans la porte », une opportunité pour l’organisation d’amener les collègues à intensifier leur engagement. Mais généralement, il s’agit plutôt de récupérer de l’argent, ce qui provoque la gêne de certains militants rétifs à une démarche assimilée à celle d’un commercial. Un rapport instrumental à l’institution syndicale La cotisation syndicale est mise par certains enseignants en équivalence avec un don à une association caritative : « j’arrive encore un peu à donner aux... Médecins du Monde, ce genre de choses, et donc le syndicat (…) c’est ce qui passe à l’as. » (Héloïse, 40 ans, PE). Ce type d’adhérent potentiel investit très peu l’organisation syndicale, il est prêt à payer des professionnels de la représentation et de la défense du corps, plus qu’à participer à l’action collective. Les militants aiment raconter des anecdotes sur ces attitudes consuméristes, qui entrent en résonnance avec leur propre tendance au clientélisme. L’observation des permanences syndicales a mis à jour un cercle vicieux : généralisant les comportements utilitaires de certains de leurs interlocuteurs, ils renoncent aux explications plus globales, au rappel des causes de leurs difficultés et se concentrent sur l’explicitation des règles administratives. Ce discours technique répond à l’attente d’information des enseignants, mais les conforte aussi dans une représentation institutionnelle du syndicat. Ainsi pratiqué, le service syndical n’est pas complémentaire de la lutte. Le cas du lycée étudié par Camille Giraudon montre que des enseignants peuvent apprécier l’action du SNES FSU tout en cherchant un équilibre. Ils appuient alors l’émergence d’une autre liste, qui rassemble adhérents de petits syndicats et non-syndiqués, en tant que contre-pouvoir asyndical au contre-pouvoir syndical. En valorisant les règles impersonnelles et universelles, qui par définition peuvent être mobilisées par le personnel sans leur intervention, les syndicats de la FSU affaiblissent leur influence sur les carrières et donc la nécessité pour les enseignants de les rejoindre. Toutefois, le syndicat dispense des ressources, des conseils, et s’avère un soutien précieux dans les circonstances délicates. Il peut donc faire jouer les mécanismes de reconnaissance. Conclusion Les expériences de syndicalisation dépendent étroitement du contexte professionnel, national et syndical dans lequel elles ont éclos (Stephan Mierzejewski et Igor Martinache). Quelques principes sont transposables, et vérifiés par notre recherche : le syndicalisme ne peut espérer gagner des adhérents sans repenser leur place dans ses structures et son fonctionnement. Une politique ambitieuse de syndicalisation dépend de l’impulsion de la direction et de sa durabilité. Elle est conçue à partir d’une analyse fine, à laquelle des chercheurs engagés peuvent contribuer. Elle implique des répercussions sur les pratiques militantes, ce qui entraîne le besoin de déconstruire les représentations à tous les niveaux, de tendre vers un syndicalisme réflexif. Si les enseignants disposent des ressources pour s’auto-organiser, ils manquent de vision d’ensemble, ont besoin d’une structure pérenne pour construire les mouvements protestataires qu’ils jugent nécessaires. Le syndicalisme a donc un avenir, à condition probablement de se montrer à la fois efficace et modeste (17). Notes Gérard Grosse, Elisabeth Labaye, Michelle Olivier, Syndicaliste : c'est quoi ce travail ? Militer à la FSU, Paris, Syllepse, 2017. Nicourd, Sandrine. Le travail militant. Rennes, PUR, 2009. Grace Davie, « Believing Without Belonging: Is This the Future of Religion in Britain ? » Social Compass, vol 37, 1990 Cécile Guillaume et Sophie Pochic, « La professionnalisation de l'activité syndicale : talon d'Achille de la politique de syndicalisation à la CFDT ? », Politix, 2009, n° 85. Bruno Duriez et Frédéric Sawicki, « Réseaux de sociabilité et adhésion syndicale », Politix, vol. 63, 2003. Sophie Béroud, « Organiser les inorganisés » Des expérimentations syndicales entre renouveau des pratiques et échec de la syndicalisation », Politix, 2009, n° 85. Interview de Patrick Brody, responsable confédéral de cette question : http://mouvements.info/la-syndicalisation-petite-histoire-dun-enjeu-vital-pour-les-syndicats/ Dares-DGAFP-Drees-Insee, enquête Conditions de travail 2013. Laurent Frajerman, Les frères ennemis. La Fédération de l’Education Nationale et son courant « unitaire » sous la IVe République, Paris, Syllepse, 2014. Antoine Prost et Annette Bon, « Le moment Allègre (1997-2000). De la réforme de l’Éducation nationale au soulèvement », Vingtième Siècle, n° 110, 2011. DARES et MEN pour les grèves (enseignants et ATOSS premier et second degré, compilés par LF). INSEE et DEPP pour les effectifs. Bénédicte Havard Duclos, Sandrine Nicourd, Pourquoi s'engager ? Bénévoles et militants dans les associations de solidarité, Paris, Payot, 2005. Jacques Ion, La fin des militants ?, Paris, L’Atelier, 1997. François Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002. François de Singly, Les uns avec les autres, Armand Colin, Paris, 2003. Pierre Monatte, Trois scissions syndicales, Paris, Editions Ouvrières, 1958 — p. 5-6. Bertrand Geay. « Espace social et "coordinations". Le mouvement des instituteurs de l'hiver 1987 ».Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 86-87, 1991. Michel Crozier : État modeste, État moderne. Stratégies pour un autre changement, Paris, Fayard, 1987.

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