Par Laurent Frajerman, professeur agrégé d'histoire, spécialiste de l’engagement enseignant, chercheur associé au Cerlis (Université Paris Cité)
Ce post est issu d'un document de travail de mon Habilitation à Diriger des Recherches (en cours).
Une nouvelle fois, les professeurs de lycée et leurs syndicats se sont affrontés sur la perspective d’un blocage du baccalauréat, sous le regard des élèves et de leurs parents. Comme toujours, les médias ont accordé une place notable à cette question, le bac conservant son prestige symbolique, contre vent et marées. Et une nouvelle fois, l’examen a résisté, les épreuves se sont déroulées sans encombre. Pour quelles raisons ?

Dans l’histoire, une popularité qui reste théorique
Depuis les années 1950, la recherche d’une alternative peu coûteuse à la grève classique conforte la forte popularité parmi les enseignants de la grève des examens, laquelle procure un impact conséquent, puisque tout le système scolaire repose sur la certification. Mais toutes les grèves d’examen s’étaient brisées sur un double écueil : d’une part, la possibilité pour l’administration de sanctionner pour « service non fait », loin du mythe de la grève gratuite. D’autre part, la vigilance des parents sur ce sésame indispensable à la carrière de leurs enfants transforme la grève du baccalauréat en action particulièrement impopulaire. L’appel à l’opinion publique s’avère donc contradictoire avec l’emploi déterminé de la grève d’examens. Ajoutons que la relation à l’élève est au cœur de la professionnalité enseignante.
L’idée de bloquer le baccalauréat est pourtant régulièrement évoquée, car elle garantit une large audience médiatique. Ainsi, en 1983, Le Monde explique que le président de la Société des Agrégés « fait planer des menaces sur le baccalauréat. » Il précise même quel jour sera prise la décision. Ce suspense s’arrête avant l’épreuve… Car toutes les tentatives ont échoué. Ainsi, en juin 1989, le SNALC appelle à la grève les correcteurs convoqués. On compta 50 grévistes sur 11 149 personnels attendus : 0,44 % ! Ce débat rebondit en 2003, à l’occasion du très puissant mouvement contre une réforme des retraites. Ce mouvement est l’apogée de la surconflictualité enseignante, mais il s’affaiblit et l’aile la plus mobilisée des professeurs cherche une issue dans le blocage du baccalauréat. Idée contestée, par exemple dans une tribune parue dans Libération : « Assurer le bon déroulement de l'examen nous paraît une obligation déontologique et l'indice d'une cohérence par rapport aux fins que se propose le mouvement des enseignants. »[1] L’obstacle de l’opinion publique transforme les discussions avec le gouvernement en théâtre d’ombres, aucun partenaire n’acceptant d’endosser la responsabilité de l’interruption du baccalauréat. Soucieuse de sa popularité, l’intersyndicale (les confédérations CGT et FO, la FSU) rejette « toute action de nature à nuire au déroulement des examens », position confirmée par le syndicat majoritaire dans la profession, la FSU, ce qui provoque l’amertume des professeurs les plus investis[2].
Cet examen inhibe donc la combativité des professeurs de lycée, toujours soucieux de finir le programme. Ils ont beau être plus syndiqués que les professeurs de collège, leur participation globale aux grèves est moindre. En effet, « l’idéologie du service » public et du service à autrui peut autant légitimer que délégitimer les actions des professionnels[3]. Ce que constatent deux professeurs, à l’issue du bras de fer de 2003 : « un seul et même souci, l’opposition à la précarisation du service public, portait les fonctionnaires, d’un même trait, à arrêter le travail et à poursuivre leurs missions. Cet attachement à la mission est un attachement au service public. »[4]
La grève du bac de 2019, la seule tentative sérieuse
Le blocus du baccalauréat de 2019 est la première tentative sérieuse de grève d’examen depuis 1927[5] en France, même si le résultat est en demi-teinte. Comme le signale le sondeur Jérôme Fourquet, « un tabou est tombé » (Le Figaro, 16 juillet 2019). L’initiative du SNES FSU de lancer une grève des surveillances dès le premier jour, au risque d’empêcher l’épreuve, s’inscrivait en rupture avec la prudence constante du syndicat majoritaire sur ce sujet. Elle n’a pas atteint son objectif (avoir suffisamment de surveillants en grève pour provoquer des perturbations) mais son succès relatif a créé une dynamique, qui s’est manifestée par la rétention de nombreuses copies. Si elle n’était le fait que de quelques milliers de correcteurs, le soutien manifesté par la majorité de leurs collègues a évité qu’ils ne soient isolés, et donc vulnérables. Un contexte nouveau explique cette épreuve de force, peu commune dans le milieu enseignant. D’une part, la réforme du bac a levé les obstacles pédagogiques, puisqu’il ne s’agissait au fond que d’une anticipation de la quasi-disparition de ce rite national. Pour preuve, la réaction de Jean-Michel Blanquer (prendre les notes de l’année de l’élève, ou en inventer si nécessaire) a démontré le peu de cas qu’il fait de l’examen terminal. D’autre part, le mouvement des gilets jaunes n’était pas reproductible dans ce groupe social, mais ces résultats, comparés aux défaites des derniers mouvements organisés par les syndicats, ont impulsé une radicalité nouvelle.
Aiguillonnés par le besoin de durcir le ton face à un pouvoir déterminé, les « bloqueurs » — pour l’essentiel militants d’extrême gauches ou néo grévistes radicalisés — se sont tournés vers un moyen d’action puissant, quoique difficile à manipuler. Dans une époque où l’exposition médiatique compte autant que la tonalité des commentaires, l’écho a été à la mesure de leurs espoirs : 162 articles consacrés au mouvement dans la seule presse nationale en juin et juillet, dont au moins 5 éditoriaux. Ce tsunami médiatique était principalement hostile, d’autant que 61 % des Français soutenaient les sanctions financières et disciplinaires dont le ministre menaçait les grévistes (sondage Kantar). Les médias se sont focalisés sur le déroulement des évènements, l’angoisse des élèves, et ont peu relayé le message des grévistes. Mais cela a affaibli l’image du ministre, et souligné auprès du grand public le malaise ambiant dans les salles de professeurs. Si cette lutte atypique démontre la plasticité du répertoire d’action enseignant, elle n’a pas non plus bouleversé son cadre. La grève des surveillances ne durait qu’une journée, et nombre d’enseignants l’ont effectuée dans l’état d’esprit si bien décrit par ce titre d’un article de Libération : « Bac : en grève sans “déranger les élèves” » (18 juin 2019). Même les « bloqueurs » affichaient en réalité un objectif modéré, celui de retarder de trois jours seulement la publication des résultats. Cette pondération du mouvement a sans doute diminué le mécontentement des parents d’élèves, surtout elle était nécessaire pour lever les préventions des enseignants.
En 2023 encore, les professeurs ont refusé de perturber le bac. Au fond, cette arme séduit les professeurs par sa radicalité, parce qu’elle leur donne le sentiment qu’ils pourraient ainsi bénéficier de la possibilité de bloquer le pays, si utile aux cheminots par exemple. Mais elle brouille leur engagement professionnel, le sens qu’ils donnent à leur travail et contredit frontalement un objectif essentiel de leurs actions : populariser leurs revendications. Cependant, le bac n’étant plus que l’ombre de lui-même, même si l’inertie lui confère encore une valeur symbolique, cette réticence pourrait disparaitre.
[1] Marie-Paule Guerin et Pierre Windecker, « Menacer le bac, un signe dangereux », 16 juin 2003. [2] Geay Bertrand, 2003, Le « Tous ensemble » des enseignants. In : Béroud, S., Mouriaux, R., (dir.), L’année sociale, Syllepse, Paris.
[3] Robert, A. & Tyssens, J. (2007). "Pour une approche sociohistorique de la grève enseignante". Éducation et sociétés, n° 20, 5-17, p. 16 [4] Jobard Fabien, Potte-Bonneville Mathieu, « la grève depuis son avenir », Vacarme 1/2004 (n° 26), p. 14-15 [5] Verneuil Yves, « France: la grève du “bachot” de 1927 », Paedagogica Historica, vol. 44, octobre 2008, p. 529–541