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- Primaire Populaire, accusations de racisme contre les enseignants & liberté pédagogique
Une organisation nouvelle est apparue dans le champ politico-médiatique. Au nom d’un objectif louable (obtenir l’union de la gauche aux prochaines échéances électorales), ses organisateurs ont développé un programme détaillé qu’ils prescrivent à la gauche. Or plusieurs aspects sont inquiétants pour les enseignants et nécessitent une clarification de la part de la Primaire Populaire. Une collaboration étrange Mes interrogations sur la Primaire Populaire remontent à novembre 2021, lorsque je découvre avec étonnement qu’elle invite Fatima Ouassak à un événement qu’elle organise. Les positions de cette proche de Sandrine Rousseau commençaient à être connues. Notamment via un article de Marianne. Je me fends alors d’un tweet à un autre invité de la Primaire Populaire : Cette réponse du Community Manager qui assume parfaitement la rhétorique de Fatima Ouassak avait le mérite de la clarté. Je l’ai repostée un mois plus tard, dans un thread qui interpellait la Primaire Populaire, sans réponse de sa part. J’en déduis que la présence d’une adepte du #profbashing n’est pas le fruit du hasard. Des soutiens de la Primaire Populaire qui pratiquent le #profbashing en accusant les enseignants de racisme Dans le thread déjà évoqué, je reproduisais l’essentiel du manifeste fondateur du Front de Mères, le « syndicat » de parents d’élèves créé par Fatima Ouassak. L’objectif est clairement d’opposer les parents des quartiers populaires aux enseignants. Ce discours profite de la crise de l’école, qui remplit mal sa mission. Accuser les enseignants offre un dérivatif à l’inquiétude des familles. Ce phénomène est répandu, et instrumentalisé par de nombreux démagogues : Jean-Michel Blanquer, des éditorialistes médiatiques, des journaux de droite. Il s’agit ici d’un nouveau type de #profbashing, d’autant plus dangereux qu’il offre une grille de lecture biaisée aux familles des quartiers populaires. Accoutumées au racisme, elles peuvent y croire et s’opposer aux enseignants, au lieu de collaborer avec eux pour la réussite de leurs enfants. Il y a 20 ans déjà, le sociologue Stéphane Bonnéry évoquait le malentendu par lequel des élèves expliquaient leur échec scolaire par le racisme de leurs enseignants : "moins l'école donne de clés pour comprendre, plus les élèves cherchent les explications en dehors. Et le racisme ou la relégation existent dans la société." Si le texte essaie au début de nuancer en évoquant « certains » enseignants, il généralise très vite (« les enseignants », « l’école »). Il ne s’agit donc pas de dénoncer quelques moutons noirs, mais bien de stigmatiser l’ensemble d’une profession. J’ai eu l’occasion par ailleurs de montrer qu’au contraire, les professeurs résistent au virus de la haine raciste, que l’extrême droite recueille parmi eux des scores ridicules (moins de 3 %). Outre la confusion entre des origines ethniques et une religion (ce qui est curieux, au vu de la variété des religions présentes en France), on retrouve dans ce manifeste la critique islamiste de la laïcité. Celle-ci ne serait pas une protection pour les minorités religieuses, mais un outil discriminatoire. J’ai bien conscience des effet délétères provoqués par l’instrumentalisation réactionnaire de la laïcité. Toutes les idéologies (religions comprises) sont susceptibles d’être dénaturées par des extrémistes. Mais je trouve intéressant de retrouver la proposition fondamentale de l’Eglise catholique lors de la mise en place des lois laïques : une école sans Dieu est forcément une école contre Dieu. La force de ce manifeste est de partir de réalités objectives pour leur donner des explications mythiques. Il évoque ainsi des difficultés relationnelles avec les enseignants, qui ne sont pas propres aux parents dont l’origine étrangère est visible. Les sciences de l’éducation ont largement traité la question. De même, des méthodes statistiques prouvent que l’échec scolaire important vécu par les enfants d’origine immigrée s’explique par leur position sociale, et non par leurs origines. La régression logistique permet d'isoler l'effet pur d'une variable. Ce fait a été démontré depuis longtemps et confirmé par les derniers travaux du CNESCO[1] : Une critique mal ajustée du racisme contribue ainsi à l’ethnicisation des rapports sociaux. [1] Yaël Brinbaum, Géraldine Farges et Elise Tenret, « Les trajectoires scolaires des élèves issus de l’immigration selon le genre et l’origine : quelles évolutions ? » CNESCO, 2016. Un programme à méditer J’ai voulu vérifier le positionnement de la Primaire Populaire sur les questions scolaires. Après tout, le « Front de Mères » est une organisation amie, mais indépendante. Le site de la Primaire Populaire met l’accent sur quelques propositions consensuelles (le « Socle Commun »). Mais il renvoie aussi à des textes très détaillés élaborés sous son égide : Parmi ceux-ci, une brochure rédigée par l’équipe de la Primaire Populaire a attiré mon attention : Parmi les 39 responsables de cette brochure, on trouve les dirigeants de la Primaire Populaire, et d’autres personnes. Telle Nejwa Mimouni, présentée comme militante de Lallab, une association controversée de défense des droits des femmes musulmanes. Elle est connue pour une lettre à ses enfants métis, dont voici un extrait significatif : Cependant, les parcours militants sont une chose, le fruit de la réflexion collective en est une autre. Conscient du risque d’amalgame, j’ai lu le programme détaillé de la Primaire Populaire sur les aspects éducatifs. Heureusement, les outrances de Fatima Ouassak n’y ont pas leur place. Mais le choix des priorités, les propositions mises en avant me laissent dubitatif. La liberté pédagogique menacée La brochure évoque l’éducation dans son thème 13, avec un objectif : donner aux enseignants "les moyens nécessaires pour leurs missions et pour un apprentissage non discriminant et critique". Tout le monde à gauche approuve le combat contre les discriminations, évidemment. Mais jusque-là, ce qui était mis en exergue, en priorité absolue, c’était la lutte contre l’échec scolaire. Déplacer la focale vers la discrimination, n’est-ce pas sous-entendre que le problème principal vient de comportements racistes au sein du système scolaire ? Je suis curieux de découvrir à quoi ressemble en France cet « apprentissage discriminant » dont il faudrait se départir. A nouveau ce déplacement de la question sociale à la question raciale. Sur les quatre points du programme, les deux premiers témoignent d’une ignorance de ce qui est réellement enseigné. On y est habitué de la part de médias prompts à regretter la disparition du roman national. Hélas, une partie de la gauche s’adonne aussi à cette dénonciation. Cette fois, c’est l’esprit critique et surtout la colonisation qui serait occultée. Les programmes d’Histoire l’intègrent depuis les années 1970, mais passons... Cela dit, je sous-estime peut-être la novation induite par l’usage de la formule « récits anticoloniaux ». Car comme professeur d’Histoire, j’essaie de transmettre des connaissances scientifiques d’une manière adaptée à mon public, je me garde de la propagande, de ma propre subjectivité et des récits édifiants. Le plus original dans ce programme est incontestablement l’idée d’une formation des enseignants obligatoire et continue (ce qui signifie sans doute qu’elle sera répétée régulièrement). Aucun ministre de l’Education n’a osé aller aussi loin contre la liberté pédagogique ! Najat Vallaud-Belkacem a certes imposé des stages de propagande en faveur de sa réforme des collèges, mais sans les renouveler. Il est ici question de formations obligatoires, destinées à valoriser certaines pédagogies, dites alternatives. Si ma connaissance du champ me permet d’émettre quelques suppositions, je suis néanmoins curieux d’en savoir plus sur les bonnes pratiques pédagogiques prônées par la Primaire Populaire. Le programme n'évoque pas les reculs du système scolaire français dans toutes les comparaisons internationales. En revanche, il précise que l’objectif est de former les enseignants à la lutte contre les discriminations, encore une fois. Etant donné le contexte, j'ai tendance à y voir un formatage. Pourtant, j'approuve toutes les initiatives qui visent à améliorer le rapport de tous les élèves au système scolaire. Mais là, je m'interroge sur les implicites de cette priorité. Rappelons que la discrimination est formellement interdite en France, comme de nombreuses lois le stipulent. Si elle subsiste et si elle est vraiment le problème numéro 1 de l'école, n’en attribue-t-on pas la faute aux personnels ? Je ne vais pas extrapoler, mais mon sentiment est que, de hussards de la République, d’étendards de la gauche morale et humaniste, voilà les enseignants rétrogradés au statut de racistes à l’insu de leur plein gré. J’espère me tromper… Bien sûr, inviter une polémiste racialiste à une initiative ne signifie pas pour autant approbation de toutes ses positions. Pour autant, il existe bien une mouvance qui porte des thématiques décoloniales (ou indigénistes si on préfère). Mouvance divisée, notamment au plan politique [1], mais qui sait aussi se rassembler. Par exemple en soutien au local du Front de Mères, l’association de Fatima Ouassak. On trouve parmi les pétitionnaires Samuel Grzybowski, leader de la Primaire populaire (mais pas Mathilde Imer, co-fondatrice) et aussi Anna Agueb-Porterie, candidate à celle-ci (mais pas Christiane Taubira). Attac s’est fendu d’un tweet qui illustre bien l’argumentaire : si une association se proclame antiraciste et qu’elle est critiquée par un média d’extrême droite (Valeurs Actuelles est cité par la pétition, qui catalogue ainsi le Figaro et Marianne !), elle doit être défendue, quoi qu’elle dise. La logique de bloc autorise toutes les dérives. [1] Ces militants soutiennent autant Yannick Jadot, Christiane Taubira, Jean-Luc Mélenchon que Philippe Poutou. La lecture du site de la Primaire Populaire avait donc renforcé mes craintes. Celles-ci sont malheureusement confirmées par la parution samedi 22 janvier d'une pétition dans Libération. Remarquons que parmi les 40 signataires, c'est la Primaire Populaire et non le journal qui met en avant Fatima Ouassak. Il est grand temps pour la Primaire Populaire de corriger le tir et de lever toutes les ambiguïtés (par ex en indiquant quel est le statut des textes qu’elle produit en abondance). Sa principale candidate, Christiane Taubira, s’honorerait à intervenir en ce sens.
- Vote et positionnement politique des fonctionnaires : un glissement à droite inéluctable ?
Laurent Frajerman, Observatoire FSU et Cerlis université de Paris Les fonctionnaires ne votent plus automatiquement à gauche, et ce depuis quelques années[1]. Pourtant dans toute l’Europe, les recherches sociologiques ont montré l’existence d’un « ethos de service public », c.a.d. d’une culture professionnelle et politique qui s’appuie sur un ensemble cohérent de valeurs donnant « sens à leur mission : neutralité, égalité, défense de l’intérêt général », principes éthiques conjugués au « désir d’avoir un travail socialement utile ». En conséquence, les agents du service public accordent une plus grande importance « à ce qui est bénéfique aux autres et à la société, aux principes de responsabilité et d’intégrité et considèrent moins souvent l’argent et les hautes rémunérations comme les finalités ultimes de la vie professionnelle » [2]. Jusque-là, cette culture spécifique trouvait son débouché politique à gauche, dans ses différentes composantes. Ce n’est plus le cas : Un sondage IFOP pour le site Acteurs publics donne un total des candidats de gauche à 31,5 % contre 24,5 % à Emmanuel Macron, 11,5 % à la droite et 32,5 % à l’extrême droite ! Non seulement, la gauche est largement minoritaire, mais la comparaison avec 2017 montre qu’elle continue de régresser, au profit notamment de l’extrême droite (sondage Ipsos/Cevipof )[3] : Que penser de ces résultats ? On sait qu’un sondage isolé peut être biaisé, du fait de problèmes d’échantillon notamment[4]. Comparer avec d’autres enquêtes est donc indispensable. Justement, j’ai coordonné pour la FSU un sondage IPSOS adressé à 1 500 fonctionnaires, qui les interrogeait sur leurs préférences politiques. Un problème méthodologique : l’IFOP a-t-il procédé à une addition de sondages ? Bruno Botella affirme dans Acteurs publics que l’enquête aurait été « effectuée juste avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie ». Ce n’est pas ce que dit la notice d’IFOP qui évoque un délai de 5 semaines pour recueillir les réponses, délai inhabituellement long. De fait, l’évolution des intentions de vote durant cet intervalle pose un problème d’interprétation : Fabien Roussel est certainement sous- évalué (il double son score dans cette période), contrairement à Yannick Jadot et surtout Anne Hidalgo (qui ont régressé). Les dynamiques de campagne et les débats politiques sont masqués par cette méthode. Je n’y vois qu’une explication, que j’ai soumise au commanditaire du sondage : l’échantillon très confortable de 1 920 personnes aurait été réuni en additionnant les fonctionnaires qui se trouvaient dans divers sondages (la notice évoque un extrait d’un échantillon de 17 043 personnes, on peut penser qu’il s’agit plutôt de 17 échantillons de 1000 personnes.) Est-ce pour cette raison que le vote enseignant n’est pas précisé ? Ce n’est pas un détail, car ils se distinguent des autres fonctionnaires. La spécificité enseignante En effet différentes enquêtes ont montré depuis longtemps que le principal clivage politique se situe entre enseignants et autres fonctionnaires. Les enseignants sont plus politisés (ils sont plus nombreux à déclarer une préférence partisane) et nettement plus à gauche que les autres fonctionnaires. Les enseignants sont particulièrement réfractaires à l’extrême droite. En 2007, 3 % d’entre eux indiquent qu’ils auraient pu voter pour Jean-Marie Le Pen[5]. Dix ans plus tard, Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan récoltent le même score[6]. Comme on ne voit pas les intentions de vote des enseignants dans le sondage Ifop, on ne distingue pas de grande différence entre les versants de la fonction publique, mis à part un meilleur score promis à Emmanuel Macron dans la Fonction Publique Hospitalière (plus 5 points par rapport à la Fonction Publique d’Etat). Des catégories statutaires, des cultures politiques Un second clivage, social, existe néanmoins, montrant l’hétérogénéité de la fonction publique. Les catégories C se reconnaissent plus dans l’extrême droite, et surtout dans aucune force politique. Dans la Fonction Publique, les emplois les moins qualifiés disposaient d’un avantage salarial et horaire par rapport au privé. Pour les milieux populaires, l’accès à un poste de fonctionnaire constituait une voie d’ascension sociale. Les catégories C trouvaient dans le syndicalisme et un vote orienté à gauche une protection pour ces acquis, d’autant que c’est un ministre communiste, Anicet Le Pors, qui avait amélioré le statut des fonctionnaires territoriaux, nombreux dans cette catégorie. Or cela tend à disparaître depuis le gel du point d’indice. Seule subsiste la sécurité de l’emploi, et des conditions de travail moins impactées par un management agressif. Les catégories les plus élevées dans l’échelle sociale votent plus à gauche, signe d’une adhésion plus forte à l’ethos de service public. Ainsi, plus de cadres déclarent que l’intérêt général les guide au quotidien (10 points de plus que les catégories C). On sait par ailleurs qu’ils sont plus souvent issus de familles de fonctionnaires, perpétuant ainsi une culture politique de centre gauche. Une extrême droite forte, mais friable Par rapport à 2017, l’extrême droite progresse et s’installe à un niveau inquiétant. Mais ce n’est que faiblement un vote d’adhésion idéologique. Seulement 11 % des fonctionnaires affichent leur proximité avec le Rassemblement National ou Debout La France (Reconquête n’existait pas au moment de la passation du questionnaire Ipsos). La fonction publique reste une terre de conquête pour l’extrême droite, et ce décalage laisse penser que celle-ci peut refluer. La dédiabolisation de Marine Le Pen, combinée à l’illusion d’un aspect social permettent d’attirer un électorat populaire, comme le montre le soutien plus grand de la catégorie C. Dans un sens, Marine Le Pen continue de profiter de la ligne Philippot et les syndicats ont tout intérêt à faire connaitre son vrai programme, et notamment l’abandon de la retraite à 60 ans. Mais cela ne suffira pas, puisque le racisme décomplexé d’Eric Zemmour semble également attirer des fonctionnaires. Quel est le profil plus précis du fonctionnaire proche de l’extrême droite ? La méthode statistique de la régression logistique (ou odds ratio) permet de prédire la probabilité de ce choix « toutes choses égales par ailleurs », donc de voir l’effet pur d’une donnée. Les interactions entre variables sont éliminées avec cette approche. Le profil type du fonctionnaire proche de l’extrême droite est un homme de catégorie C. Eventuellement proche de FO. Les catégories C sont moins éloignées de la sphère de l’entreprise, ainsi 36 % seulement considèrent qu’il est secondaire que le service public fasse « évoluer ses métiers pour mieux prendre en compte les besoins des entreprises privées », contre 47 % des catégories supérieures et 53 % des enseignants. Justement, elles sont celles qui se reconnaissent le moins dans le syndicalisme, cette corrélation en fait un rempart à consolider : Toutefois, un syndicalisme qui se fixerait cet objectif se heurterait à un obstacle : les fonctionnaires de catégorie C promeuvent une vision dépolitisée, destiné surtout à protéger les agents en difficulté (29 %, 5 points de plus que leur hiérarchie, les catégories A non enseignants) et à les informer, au détriment de sa capacité à proposer des solutions (- 13 points). Globalement, 71 % des fonctionnaires soutiennent cette vision d’un syndicalisme de proximité et de protection, peu apte à transmettre des valeurs plus globales, humanistes. L’absence de positionnement politique, un défi démocratique La comparaison entre le positionnement politique des français et des fonctionnaires montre une forme de banalisation de leur comportement, à deux exceptions près. * La faiblesse du centre illustre le rejet du bilan du quinquennat par les fonctionnaires, victimes du gel du point d’indice, d’un projet de réforme des retraites nocif pour eux et de la destruction du paritarisme : plus de trois fonctionnaires sur quatre considèrent qu’il est problématique que les représentants élus du personnel n’aient plus autant d’informations sur l’évolution de leur carrière (Ipsos/FSU). Toutefois, cette analyse est contredite par le sondage IFOP, qui donne quand même 24,5 % d’intentions de vote à Emmanuel Macron. Selon moi, ce vote est aussi fragile que celui pour l’extrême droite, mais il est émis cette fois par les catégories les plus diplômées et les mieux payées, que le déclin du centre-gauche laissent orphelines. * Les fonctionnaires sont encore plus nombreux que les français à refuser de signaler une proximité partisane. : 56 % des catégories C, et encore 33 % des catégories A. Ce phénomène de rejet des catégories politiques, qui a globalement pris de l’ampleur ces dernières années, explique en bonne partie le recul de la gauche parmi les « gens du public »[7]. J’ai donc procédé à une seconde régression logistique pour analyser la probabilité d’être sans proximité politique « toutes choses égales par ailleurs ». Notons que les sondages d’intention de vote, comme celui d’Ifop, éliminent l’abstention, qui ne se répartit pourtant pas de manière uniforme selon le profil des citoyens. Le profil type du fonctionnaire sans attache politique est une jeune femme de catégorie C éloignée des syndicats Ce résultat est conforme aux acquis de la science politique, qui depuis Pierre Bourdieu montre que l’âge, le sexe et le niveau de diplôme influent sur le sentiment de compétence politique, et donc sur la participation. Il confirme également que l’activité syndicale peut jouer sur la politisation, à condition de porter un contenu au minimum civique. Conclusion : comment repolitiser les fonctionnaires dans un sens progressiste ? Ces deux sondages laissent donc le mystère entier : pourquoi une telle évolution, alors que « traditionnellement, les suffrages des salariés du public se portent davantage vers les partis qui défendent le maintien de l’État social et (…) l’accès aux biens publics »[8] ? D’une part, parce que les fonctionnaires ne sont pas isolés du corps social, et participent à ses évolutions globales, y compris pour la focalisation sur la xénophobie. D’autre part, la crise de la gauche se manifeste si fortement dans son ancien bastion parce qu’elle a déçu et est apparue incapable de défendre le service public. Cela a ouvert la voie à une dépolitisation, qui se manifeste de plusieurs façons : les hommes de catégorie C se tournent plus vers l’extrême droite, les femmes de catégorie C sortent du champ politique et les cadres fluctuent dans leur vote, au bénéfice du centre quand le contexte lui est favorable. Ces offres politiques sont pourtant incompatibles avec l’ethos de service public, mais elles labourent un champ laissé en jachère. Laurent Frajerman Chercheur (CERLIS Université de Paris, Observatoire de la vie fédérale FSU) Professeur agrégé d'Histoire au Lycée Lamartine [1] Luc Rouban, « Le vote des fonctionnaires en 2012 ou la crise de l'appareil d'état », Revue française d'administration publique 2013, n° 146, p. 465-479. [2] Cédric Hugrée, Étienne Penissat, Alexis Spire, « Les différences entre salariés du public et du privé après le tournant managérial des États en Europe », Revue française de sociologie, 2015, vol. 56, p. 47-73. p. 58 [3] Luc Rouban, L’enquête électorale française, Cevipof/Ipsos, note 28, janvier 2017, tableaux 3 et 4, échantillon inconnu. [4]https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/11/04/dans-la-fabrique-opaque-des-sondages_6100879_823448.html [5]Questionnaire Engens, Ceraps, direction Frédéric Sawicki, échantillon représentatif fourni par le rectorat de Lille. [6] Questionnaire Militens, Ceraps / FSU, direction Laurent Frajerman, échantillon représentatif fourni par la DEPP, ministère de l’éducation nationale. https://www.laurent-frajerman.fr/militens [7] Singly (François de), Thélot (Claude), 1988, Gens du privé, gens du public : la grande différence. Paris, Dunod. [8] Cédric Hugrée, Étienne Penissat, Alexis Spire, « Les différences entre salariés du public et du privé », art. cit., p. 61.
- Mon analyse des élections professionnelles enseignantes en 4 interviews
Les élections des représentants du personnel enseignant viennent de s'achever. Cet évènement permet tous les quatre ans d'en savoir plus sur l'état de santé du syndicalisme de la fonction publique et sur la configuration du champ militant. J'ai eu l'occasion de donner des clés d'interprétation avant et après le scrutin. Voici les interviews en question, dans l'ordre chronologique, et avec quelques redites ! Le Monde du 22 novembre 2022 : Laurent Frajerman, sociologue et historien : «Les enseignants ont besoin que leurs représentants soient écoutés», Interview de Violaine Morin Laurent Frajerman est professeur agrégé d’histoire au lycée Lamartine, à Paris, sociologue, chercheur associé au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis) et à l’observatoire de la Fédération syndicale unitaire (FSU). Il explique les enjeux des élections professionnelles à venir pour les enseignants, dans un contexte de forte attente de revalorisation salariale. Les élections professionnelles pour les agents de l’éducation nationale se dérouleront du 1erau 8 décembre. Quels sont les enjeux de ce scrutin ? L’enjeu premier est le poids et l’influence des organisations syndicales, dans un moment où se négocient beaucoup de choses cruciales pour les enseignants. D’abord les retraites, dont le projet retoqué à l’issue de la crise sanitaire était particulièrement défavorable aux enseignants. Ensuite, la revalorisation salariale, effective dans la fonction publique hospitalière, mais toujours en attente dans l’éducation, malgré un consensus sur sa nécessité. Les enseignants ont besoin que leurs représentants soient écoutés, c’est pourquoi la question de la participation aux élections professionnelles est centrale. Depuis la mise en place du vote électronique, en2011, la participation des professeurs aux élections syndicales a reculé et se stabilise autour de 50%. Cela a fait reculer le poids des élus enseignants dans la fonction publique. Cette baisse se répercute ensuite dans les arbitrages. On voit, par exemple, que les primes des autres fonctionnaires ont bien plus augmenté que celles des enseignants. Le taux de prime est en moyenne de 10% chez les professeurs, pour 40% en moyenne chez les autres fonctionnaires d’Etat. L’enjeu est donc à la fois d’être bien représenté parmi les fonctionnaires, mais aussi au sein du ministère. Les syndicats n’auront pas le même poids à 80% de participation qu’à 50%. En revanche, si on parle d’influence, c’est-à-dire de la possibilité de mettre à l’agenda ses préoccupations, les élections professionnelles ne sont qu’un élément parmi d’autres, comme la présence d’enseignants dans les sphères de pouvoir, ou la capacité des enseignants à se mobiliser. La FSU sort majoritaire de ces scrutins depuis de nombreuses années. Y a-t-il un suspense sur l’issue de celui qui vient ? Chez les enseignants, il y a effectivement un syndicat majoritaire, dont on va se demander s’il progresse, stagne ou recule. Aux dernières élections de 2018, le score de la FSU était stable, mais il avait reculé en 2014, parce que le SNES-FSU avait négocié une adaptation des services des professeurs, leur temps de travail, et que le SNUipp-FSU n’avait pas critiqué intégralement la réforme des rythmes scolaires. Deux blocs se distinguent dans le paysage syndical enseignant: il y a un pôle modéré, qui comprend le SGEN-CFDT et l’UNSA; et un pôle plus combatif, qui comprends les syndicats FSU, FO, SUD et CGT. Le pôle combatif est numériquement plus important, mais l’évolution de ces équilibres sera intéressante. Quel est le rôle des syndicats dans l’institution scolaire ? Est-il juste d’affirmer que leur pouvoir s’affaiblit ? Traditionnellement, les organisations syndicales sont un partenaire de l’éducation nationale à tous les niveaux, le plus important étant sans doute les commissions paritaires qui veillent sur les mutations d’enseignants. C’est une place que les syndicats ont conquise à un moment où ils étaient en position de force –dans les années 1920, pour ce qui concerne les instituteurs. Depuis la loi de transformation de la fonction publique, en 2019, une partie du pouvoir de ces commissions paritaires a été supprimé. Les syndicats sont encore là pour décider des grandes orientations, qu’on appelle les «lignes de gestion», mais il n’y a plus de cas par cas. Sur le terrain, ces lignes de gestion ne sont parfois pas respectées –notamment pour ce qui est du respect du barème de points nécessaires à tel ou tel mouvement–mais les recours arrivent tard et les syndicats choisissent, parfois, de ne pas casser les décisions, pour éviter de déplacer de nouveau un enseignant. L’opacité grandissante du système a donc clairement fait reculer le pouvoir syndical, qui s’est longtemps nourri, dans les discussions à l’échelle locale, des «longueurs d’avance» qu’il pouvait obtenir grâce à des informations transmises par les centrales. Dans les archives, vous retrouvez des courriers d’inspecteurs d’académie qui se plaignent que le responsable syndical du coin ait obtenu telle ou telle information avant lui... Dans une négociation, cela donne du poids ! Pour autant, l’administration semble avoir besoin d’eux...L’administration a le choix. Soit elle décide de se passer de l’expertise des élus enseignants, soit elle continue à s’appuyer sur eux. Dans le premier cas, elle prend le risque de générer du mécontentement dans un contexte de crise du recrutement. Pour le dire autrement, soit le ministère refuse de travailler avec le syndicalisme –c’était la ligne du prédécesseur de Pap Ndiaye, Jean-Michel Blanquer–soit ils sont plus réalistes et entrent dans une collaboration –nécessairement conflictuelle, mais qui reste une collaboration. Il faut bien se rappeler que cette configuration est gagnante pour les deux parties : le pouvoir des syndicats a toujours été officieux, lié à leur capacité à trouver des solutions efficaces. L’administration y gagne en humanisation de sa gestion de ressources humaines, et les syndicats y gagnent en crédit auprès des personnels de l’éducation nationale. Mais à présent que les syndicats ont perdu leur poids «direct» dans les carrières des individus, cet équilibre n’est-il pas menacé ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de décrochage de la syndicalisation. D’une élection professionnelle à l’autre, on constate de petites variations, mais on ne peut pas dire que les syndicats enseignants s’effondrent. Et je ne pense pas que ce sera le cas prochainement car, en réalité, les gens ne se syndiquent pas uniquement pour des motifs personnels. Dans nos enquêtes, on constate que 10% des syndiqués avancent des raisons utilitaires : «Je me syndique parce que je veux qu’on m’aide sur mon cas.» Les autres se syndiquent pour tout un ensemble de raisons. En Angleterre, le gouvernement Thatcher a bien tenté de casser dans les années 1980 le pouvoir des syndicats enseignants, et ça n’empêche pas les professeurs britanniques d’être syndiqués à près de 90% ! Penser que le syndicalisme est fort uniquement parce qu’il rend des services me semble réducteur. C’est rarement le seul facteur. On a beaucoup évoqué, à la rentrée de septembre, la notion de «répression syndicale», notamment autour du cas d’un élu de SUD-éducation enseignant à Nanterre, qui conteste sa mutation «dans l’intérêt du service». Sentez-vous une volonté de museler le syndicalisme enseignant ? Si les cas individuels génèrent une émotion si vive, c’est parce qu’on sort d’un quinquennat autoritaire, où les enseignants pouvaient être convoqués, sans forcément que cela soit suivi de sanctions d’ailleurs, parce qu’ils avaient fait ou dit telle ou telle chose. L’utilisation du déplacement d’office évite à la hiérarchie de justifier ce type de sanction, ce qui nourrit la suspicion. Pour autant, on ne peut pas dire que le militantisme syndical soit victime de répression. Il y a quelques exemples, peut-être un peu plus nombreux qu’auparavant, mais il y en a toujours eu. Dans certains cas, il me semble qu’il existe très clairement une volonté de canaliser l’activité syndicale plutôt que de l’interdire : il s’agit de faire passer le message que certaines pratiques ne sont plus tolérées. ***** Café pédagogique, 1 décembre 2022, "Laurent Frajerman : Voter reste utile aux enseignants", Interview de François Jarraud Que se passe-t-il dans les élections professionnelles quand on change les règles du jeu ? Chercheur associé au Cerlis, Laurent Frajerman a travaillé sur les précédentes élections professionnelles de l’éducation nationale. Alors que s’ouvrent de nouvelles élections le 1er décembre, marquées par un changement important des règles électorales dans le second degré, il revient sur les effets de ces modifications et sur les enjeux d’une élection professionnelle alors que le gouvernement a réduit la place des syndicats dans les commissions paritaires. Les élections professionnelles de cette année utilisent un nouveau mode électoral. On vote par degré et non plus par corps. Quel impact cela peut-il avoir sur l’avenir des syndicats, notamment des petits ? Historiquement, le syndicalisme enseignant s’est constitué à partir des corps. Au milieu du 20ème siècle, on a favorisé un échelon plus large, par degré d’enseignement : par exemple, le Snes Fsu représente tous les personnels du 2d degré (hors enseignement professionnel) qu’ils soient agrégés, CPE ou surveillants. Mais les instances paritaires fonctionnaient toujours dans une logique de corps. Un syndicalisme minoritaire (Sgen-Cfdt, puis Syndicat des Enseignants Unsa) revendiquait non seulement de dépasser ce niveau, mais de créer un corps unique d’enseignant de la maternelle au lycée. Le mode de scrutin par degré représente une nouveauté pour les enseignants du 2d degré (pas pour ceux du 1er degré, pour lesquels, c’était le cas depuis longtemps). Ce changement rend invisibles les syndicats représentant des corps enseignants périphériques (psyEN, professeurs de lycée professionnel, etc). On ne saura plus combien ils apportent de voix à leur fédération, dont dépend leur survie. Ce phénomène aura inévitablement un impact, mais il ne sera pas perçu tout de suite par les enseignants. On peut supposer qu’il conduise à une recomposition syndicale de basse intensité. La logique institutionnelle pousse en ce sens. Les décisions se prennent de plus en plus au niveau du rectorat et du ministère. Or, il y a toujours eu une homologie entre la structure syndicale et celle de l’administration. En face de l’interlocuteur administratif, il faut un interlocuteur syndical. Quels effets cela peut avoir pour les petits syndicats ? Certains syndicats subsistent parce qu’ils incarnent une spécificité professionnelle. De l’extérieur, on peut estimer qu’il y a plus de différence entre un CPE et un professeur de mathématiques syndiqués au SNES – FSU qu’entre ce professeur de maths et son collègue d’EPS membre du SNEP-FSU. Toutefois, dans le questionnaire scientifique Militens, 75 % des professeurs d’EPS déclarent préférer un syndicat spécifique à l’EPS (en l’espèce le SNEP), 15% un syndicat qui regroupe toutes les disciplines du second degré et 10% une structure commune à tous les enseignants du premier et du second degré. Cette dimension métier est primordiale dans le syndicalisme enseignant, elle devrait préserver les organisations dont les mandants souhaitent se distinguer des certifiés « classiques ». Pourquoi ce changement de mode électoral qui semble jouer contre l’administration ? Les politiques éducatives souffrent souvent d’une concrétisation hasardeuse et de contradictions entre leurs objectifs. Ainsi, l’État veut limiter le nombre d’instances pour des raisons de rationalisation budgétaire, mais dans l’éducation nationale, on voit qu’il y en a encore 600 ! Les petits syndicats des personnels administratifs conservent leurs multiples instances. Les AESH, de plus en plus nombreuses, sont gérées par des instances inter degrés, avec de multiples dissonances sur le terrain. On risque d’avoir une autre hiatus entre la fusion des corps enseignants du 2d degré dans un même collège électoral et la réforme de la voie professionnelle qui diminue le temps d’enseignement classique. Le métier des PLP s’éloignerait alors de celui des professeurs de l’enseignement général et technologique. Globalement, ce changement de mode électoral va-t-il pacifier ou augmenter le nombre de conflits ? Les élections professionnelles ne sont qu’un aspect des relations du travail. Ce ne sont pas les élus du personnel qui négocient avec le ministre, mais les dirigeants des syndicats. Même sans élus, les syndicats existeraient toujours, parce qu’ils ont une base. On l’a vu avec JM Blanquer qui a été applaudi pour sa tactique du bulldozer, son intransigeance. Mais finalement, il est tombé dans le fossé suite à une grève lancée par les syndicats. Ceux-ci ne peuvent pas être contournés durablement. Sans un dialogue avec eux, le ministère dysfonctionne, comme l’a démontrée la période du confinement. Le vote électronique a impacté négativement la participation électorale. Cette nouvelle réforme peut-elle à nouveau avoir un impact sur la participation ? Je ne pense pas. La participation ne devrait pas augmenter, car les enseignants se heurteront aux mêmes obstacles d’un système particulièrement lourd. Ils n’ont pas d’ordinateur au travail. Leurs messageries professionnelles se font concurrence (entre celle du ministère et celles des collectivités locales, voire des ENT). Le taux de participation va surtout dépendre de la capacité de mobilisation des syndicats. Cela aura un effet sur la taille des appareils syndicaux ? L’effet a déjà eu lieu. Le gouvernement a fait baisser la charge de travail des commissaires paritaires et en a réduit le nombre. Les décharges syndicales ne vont pas baisser davantage que sous JM Blanquer. Que reste-t-il comme pouvoir aux syndicats ? Pourquoi aller voter ? D’abord, ils peuvent voter pour revendiquer que leurs syndicats en aient davantage… Par exemple, les enseignants regrettent la disparition des prérogatives syndicales dans les procédures de carrière avec la loi de transformation de la fonction publique. Si la participation est faible, cela justifierait la volonté de la haute administration de ne pas écouter les élus du personnel, créant un cercle vicieux. Ensuite, voter est aussi une façon de s’exprimer, de poser un acte. On connaît le mécontentement sur les salaires, l’attitude du pouvoir, il serait paradoxal qu’il ne s’exprime pas dans les urnes. Enfin, voter est une façon de s’exprimer sur les enjeux syndicaux. Depuis 4 ans, les syndicats ont démontré leur capacité de mobiliser et d’être en lien avec la profession. Lors de l’émergence des stylos rouges, beaucoup de commentateurs s’interrogeaient sur la pérennité des syndicats. Bien qu’il n’y ait plus de monopole syndical aux élections professionnelles, les stylos rouges ne présentent pas de candidats. Personne ne conteste vraiment la place des syndicats dans les relations professionnelles, même si ce mouvement des stylos rouges a démontré que les enseignants peuvent tester d’autres outils d’expression et de contestation. Les syndicats sont donc placés dans une situation contrastée. Ils rencontrent des défis comme la socialisation des nouveaux enseignants qui souvent ont déjà effectué une carrière hors éducation nationale ou la montée de la précarité. Par leur vote en faveur de telle ou telle organisation, les enseignants peuvent aussi soutenir des propositions précises, arbitrer entre une logique de négociation ou de mobilisation, choisir un syndicat majoritaire ou non. Bref, voter leur est toujours utile. ****** Café pédagogique, 12 décembre 2022, "Laurent Frajerman : Des élections professionnelles sous le signe de la stabilité", Interview de François Jarraud Ni la question du statut des directeurs d’école, ni la réforme du lycée professionnel ont entrainé de modification notable des équilibres syndicaux, explique Laurent Frajerman, chercheur associé au Cerlis. Cependant, il note le recul du taux de participation et la baisse des syndicats « de service » au profit d’organisations davantage dans le conflit d’idées. On observe un recul du taux de participation aux élections professionnelles. Cela affaiblit-il les syndicats ? Ce n’est pas un message de bonne santé ! Cela montre qu’avec ce mode de scrutin, la participation ne peut pas progresser. Cela montre aussi que le lien entre les syndicats et leur base est plus faible qu’avant. En fait, c’est la couronne la plus proche d’eux qui a voté. Mais on a vu aussi lors de grandes grèves, comme celle du 13 janvier 2022, que les syndicats gardent une influence certaine. Ce recul du taux de participation reflète-t-il la perte de pouvoir des syndicats depuis la loi de transformation de la Fonction publique ? La covid a aussi joué un rôle. Le syndicalisme est aussi un lien social que le confinement a fragilisé. La loi de transformation de la Fonction publique a rendu moins efficace le syndicalisme de service, une caractéristique du syndicalisme enseignant. Justement, on constate un recul plus ou moins accentué des syndicats qui portent ce modèle, la Fsu et l’Unsa. S’il n’y a pas d’effondrement, cela devrait les pousser à travailler davantage le terrain. Ils doivent aller au-devant de la base. Globalement, on assiste à un net recul de l’Unsa et du Sgen Cfdt et à une baisse moins importante de la Fsu au bénéfice de la Cgt, du Sne Csen et d’une certaine manière de Sud (qui entre au CSA). Assiste-t-on à une montée des extrêmes ou à une diversification syndicale ? Pour moi, il y a surtout stabilité. On assiste à un renforcement de la Cgt probablement suite au projet de réforme des lycées professionnels où ce syndicat est bien implanté. On a aussi un renforcement du pôle Cgt Sud qui est rendu visible, car Sud reprend un siège au Csa. Mais le déplacement reste modeste : quelques milliers de voix. Quelle évolution observe-t-on dans le 1er degré ? La question du statut des directeurs d’école a-t-elle joué un rôle ? On voit peu de bouleversements et finalement cette question n’a pas joué un grand rôle. Les deux syndicats qui se sont investis dans cette question (Unsa et Sgen Cfdt) reculent. Le Sne fait une petite percée. Si la loi Rilhac a été conçue comme un outil pour affaiblir les syndicats les plus combatifs, c’est loupé ! Dans le second degré, il est plus difficile d’estimer les évolutions, car les différentes CAPN font place à une seule. Voyez-vous une évolution ? La CAPN du 2d degré conforte le paysage connu. La Fsu est loin devant la seconde organisation avec 9 sièges. La seconde organisation est Fo avec 2 sièges. Au sein des réformistes, l’Unsa est devant le Sgen Cfdt. Des organisations revendicatives ont 2 sièges, comme le Snalc, la Cgt et FO. Au final, si le ministère veut faire passer une réforme, il va rencontrer une forte opposition. L’Unsa sort renforcé dans les corps d’inspection et de direction. Cette évolution des cadres, à contre-courant de celle des enseignants, vous inspire quelle lecture ? On est vraiment chez les cadres dans un syndicalisme qui relève des associations professionnelles avec un fort taux de syndicalisation. Le syndicat est en position dominante, ce qui en fait l’organisation « naturelle » pour les services rendus aux personnels. Mais ils représentent bien aussi la mentalité des deux corps qui est très différente de celle des enseignants avec un fort principe hiérarchique, l’idée de servir l’État. Cela ne les empêche pas de savoir aussi porter la contestation. Les cadres sont plutôt de centre gauche. Ils respectent les valeurs de la République et la hiérarchie. Mais cela ne signifie pas qu’ils soient néo libéraux. ***** Acteurs Publics, 12 décembre 2022, "Laurent Frajerman : “La réduction du pouvoir syndical dans la fonction publique agit comme un poison lent”, Interview de Bastien Scordia Le sociologue et historien spécialiste de l’éducation nationale revient dans cet entretien sur les résultats des élections professionnelles et sur les rapports entre l’administration et les syndicats d’enseignants. Laurent Frajerman est professeur agrégé d’histoire au lycée Lamartine de Paris et chercheur associé au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis) de l’université Paris Cité ainsi qu’à l’Observatoire de la FSU. - La participation aux élections professionnelles est en baisse de près de 6 points dans la fonction publique d’État (FPE) et passe ainsi sous la barre des 50 %. Quel regard portez-vous sur cette décrue de la mobilisation, qui semble se confirmer scrutin après scrutin ? Elle témoigne de l’impact négatif du vote numérique. Le vote n’est plus relié au lieu de travail, à un collectif. Surtout, les impératifs de sincérité et de sécurité du scrutin aboutissent dans la plupart des ministères à des systèmes très complexes, qui découragent une partie des électeurs potentiels. On a réinventé un vote capacitaire (un mode de scrutin dans lequel le droit de vote est accordé aux citoyens en fonction de leurs capacités). L'acte de vote s’étale sur deux mois, avec trois opérations différentes à effectuer successivement. L’électeur doit prouver son intérêt pour le scrutin à plusieurs reprises, ne pas s’effrayer en cas de problème informatique. De petites améliorations ont été apportées (le réassort des codes et identifiants), mais les bugs rendaient en général l'opération fastidieuse. La généralisation de ce système dans la fonction publique a abouti à une harmonisation par le bas. La participation reste conséquente pour les agents qui utilisent régulièrement une messagerie professionnelle avec un poste de travail fixe. -Le poids des syndicats est-il toujours aussi important dans la fonction publique ? Ou est-il aujourd'hui affaibli, depuis notamment la réduction des compétences des CAP et du droit de regard des syndicats sur les carrières des agents ? Attention à l’illusion d’optique : ce ne sont pas les élections qui constituent le soubassement du fait syndical dans la fonction publique, mais le nombre d’agents organisés et mobilisés par les syndicats. Cela dit, la réduction du pouvoir syndical a un impact indéniable, qui agit comme un poison lent. Le scrutin sert plus à s’exprimer qu’à se doter d’élus dont ou pourra avoir besoin, ce n’est pas très motivant. Les changements de mentalité et de comportement prenant du temps, cela laisse le temps aux syndicats de se réorganiser. Les agents ont toujours autant besoin d’informations fiables, de comprendre les principes qui régissent les carrières. Dans un sondage Ipsos/FSU, les ¾ des fonctionnaires regrettaient que leurs représentants syndicaux ne puissent plus garantir la transparence et l’application des mêmes règles à tous. Les défauts des DRH laissent un espace au syndicalisme de service des grandes organisations. En attendant, celles-ci reculent un peu. - Quid précisément de l'éducation nationale où la participation baisse également, à 39,8% ? Les enseignants ont une culture de participation politique. Le taux de syndicalisation reste supérieur à la moyenne (entre 25 et 30 %), comme la capacité de mobilisation. Combien de syndicats peuvent se vanter d’avoir organisé deux grèves majoritaires en 3 ans (5 décembre 2019 et 13 janvier 2022) ? Pourtant, en 2011, le vote électronique a provoqué un choc. Depuis la participation oscille entre 38,5 % et 42,6 %. Désormais, seuls les enseignants proches des syndicats votent, ce qui fausse l’analyse. Cela démontre amplement que le lien entre les syndicats et leur base est friable. Ils doivent démontrer leur utilité et leur efficacité. Pour moi, les grands syndicats enseignants (FSU, UNSA surtout) tirent leur légitimité de leur caractère institutionnel, de médiation entre une administration souvent défaillante et la base. L’enjeu pour eux est de passer d’un syndicalisme à distance (les militants répondent d’une manière experte aux questions et sollicitations depuis leur local) à un syndicalisme de proximité, qui crée du lien social (en allant vers les enseignants). -Dans ce contexte, l'administration de l'éducation a-t-elle encore aujourd'hui besoin des syndicats et si oui pourquoi ? Elle rêve de s'en passer, afin de mettre au pas les profs ! Mais l'épisode Blanquer a illustré le risque induit d'une rupture totale avec les enseignants. Les syndicats canalisent une culture conflictuelle et à distance des hiérarchies. En leur absence, on assiste plus à de l'anomie, à des mouvements spontanés et désordonnés qu’au triomphe des managers. Le système éducatif est en crise, et tout ce qui contribue à le faire tenir me semble positif. C’est la raison fondamentale du rôle particulier des syndicats enseignants : ils aident l’administration à humaniser son fonctionnement et en retirent de l’influence. Sous Blanquer, les syndicats ont été boycottés, privés d’information, sauf lors du confinement, parce que l’heure était grave ! Avec la loi TFP, les rectorats ont pu envoyer des enseignants dans des postes improbables. Résultat, les démissions et arrêts maladie se multiplient… -Quel regard portez-vous sur le paysage syndical de l'éducation issu des urnes? La FSU reste en tête alors que l'UNSA et la CFDT recule un peu au bénéfice de la CGT et de Solidaires notamment qui entre au CSA. Assiste-t-on à une montée des syndicats contestataires ? Les variations que vous évoquez restent limitées. En général, les élections professionnelles manifestent une certaine stabilité. C’est le cas. La FSU est confortée dans son rôle central, puisque l’écart avec le second syndicat (l’UNSA) s’accentue. Mais on est loin du paysage des années 1980, avec un syndicat hégémonique (la FEN, d’où proviennent les deux organisations précitées). Ma principale grille d’analyse est professionnelle, je n’insiste pas dessus. Bien sûr, les syndicats dont l’activité est principalement idéologique (CGT et SUD) ne sont pas impactés par la loi TFP, et progressent légèrement, mais quand SUD éducation gagne 0,3 point, est-ce une victoire ? Symboliquement oui, car le recul de l’UNSA lui permet de récupérer le dernier siège au niveau ministériel. Le plus notable reste que Sud Education ait pu survivre pendant 11 ans sans être représentative, et garder un capital électoral de 5%. D’un autre côté, SUD perd son siège dans la Fonction Publique Territoriale au profit de la FSU. Quand les évolutions des scores sont faibles, une analyse en termes de sièges est trompeuse.
- La réforme des rythmes scolaires : examen d’une impopularité
Pourquoi une réforme qui réunit tous les ingrédients pour être appréciée de la société française échoue-t-elle ? Jean‑Michel Blanquer a gagné le surnom de « ministre Ctrl-Z » en s’attaquant aux réformes du précédent quinquennat, avec une facilité qui ne manque pas de questionner. Ainsi, sur les rythmes scolaires, l’objectif initial ayant été globalement partagé (étaler les moments d’apprentissage pour que les enfants assimilent mieux, développer les activités périscolaires), l’échec actuel peut difficilement être imputé au contexte ou au seul Vincent Peillon. S’il a commis des erreurs, il reste l’un des ministres de l’Éducation nationale les mieux informés et préparés pour sa mission. De même, la pression des personnels, liée à la dégradation des conditions de travail, ne suffit pas à expliquer l’impopularité croissante de la réforme. Tentons une explication structurelle : une faille dans la méthode employée pour instaurer le projet sous-jacent à la réforme.
- Quelle autonomie pour les établissements scolaires ?
[2017] Après des années de mobilisation, la réforme du collège de Najat Vallaud-Belkacem va être sérieusement estompée par le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Jean‑Michel Blanquer. Or, ce gage accordé aux enseignants l’est en augmentant encore l’autonomie des établissements, pourtant l’un des moteurs de ladite réforme. Sont définis localement 20 % des horaires au collège et le quart au lycée, depuis la réforme Chatel. La longue marche vers l’autonomie, enclenchée en 1986, lorsque les établissements du second degré furent dotés de la personnalité morale et juridique, devrait donc se poursuivre. Comment expliquer ce consensus entre les ministres qui se succèdent, alors qu’ils témoignent par ailleurs d’une réelle hostilité entre eux ? Mis à part l’aspect attractif de la notion d’autonomie, il importe de la définir plus précisément, pour ne pas se laisser piéger par sa polysémie.
- Professeurs et chefs d’établissement : une relation positive, mais qui se fragilise
Publié le 2 septembre 2018 sur TheConversation.com Si les professeurs voient globalement d’un bon œil le rôle joué par leurs chefs d’établissement, ce rapport souffre aussi de tensions plus marquées actuellement, comme le montrent les résultats de l’enquête Militens (réalisée par le CERAPS de l’Université de Lille et la DEPP, service de statistiques du ministère, avec le soutien de la FSU). Exprimée par Emmanuel Macron durant sa campagne, la volonté de développer l’autonomie des établissements dans le secondaire devrait le mettre aussi à l’épreuve.
- Les professeurs sont-ils prêts à consentir à l’autonomie ?
[En 2017] Si Emmanuel Macron a promis de renforcer l’autonomie des établissements scolaires, il entretient un certain flou sur l’application de cette mesure. Flou que ne dissipe pas le nouveau ministre de l’Éducation nationale lorsqu’il proclame : « Je ne donnerai pas dans la verticalité, dans l’injonction. Je serai un ministre qui pousse aux solutions de terrain. Mon message aux enseignants, c’est qu’il n’y a pas de chape de plomb : qu’ils se sentent libres, qu’ils innovent, qu’ils créent… ». En effet, qui mettra en œuvre ces marges de liberté nouvelle sur le terrain ? L’objectif est-il toujours de donner les moyens aux chefs d’établissement de modifier la culture professionnelle des enseignants en leur ajoutant des tâches chronophages ? Cette prudence peut s’expliquer par la surconflictualité enseignante, ce qui pose la question de l’avis des premiers intéressés. Sont-ils prêts à accepter une moindre protection statutaire, une décentralisation dans l’éducation ? Et dans ce cas, optent-ils pour l’autonomie autogestionnaire ou managériale (cf ma typologie des conceptions de la gestion des établissements) ? Pour apprécier leur opinion, je dispose de plusieurs sondages dont l’échantillon est supérieur à 500 professeurs du second degré et des interviews recueillies par l’équipe de recherche Militens.
- Construction des liens sociaux et des solidarités pro : le rôle du syndicalisme enseignant
Publié dans Regards croisés, n°1, janvier-février 2012, pp. 30-33 Le syndicalisme n’a pas pour unique fonction de défendre les intérêts de salariés, il sert également à exprimer et à conforter des identités collectives. Le cas des enseignants est emblématique : leur syndicalisme est un producteur de liens sociaux, dont l’existence explique en dernière instance la cohésion et donc la capacité de résistance du monde enseignant aux contre-réformes. Pour ce faire, le syndicalisme enseignant a dû surmonter un paradoxe que deux stéréotypes illustrent bien. D’un côté, la dénonciation classique de leur corporatisme présente en creux des enseignants solidaires, ayant conscience que la défense de leurs intérêts individuels nécessite de faire corps. De l’autre, n’affirme-t-on pas que les enseignants sont individualistes, incapables de travailler en équipe ? Pour résoudre la contradiction entre individualisme et esprit de corps, les enseignants ont construit des structures collectives protectrices, qui conservent leur regard critique. L’enseignant, seul dans sa classe, a rapidement compris sa dépendance envers les collègues s’il veut assurer son autonomie vis-à-vis de la société. Le syndicalisme et ses ancêtres n’ont donc pas seulement utilisé la sociabilité préexistante du groupe professionnel pour s’implanter : ils se sont développés en participant à sa construction. A partir de la IIIe république, le syndicalisme a contribué à définir le périmètre de chaque profession enseignante, à créer des liens entre collègues et à imposer un statut protecteur. Son action a participé à la professionnalisation de l’enseignement, c’est-à-dire la conquête d’un monopole garanti par l’Etat sur l’exercice du travail[1]. La genèse du corps enseignant A la fin du XIXe siècle, les enseignants souffrent de leur isolement. Petit groupe professionnel[2], ils ne trouvent guère d’équivalent dans les autres strates de la société. Les classes moyennes salariées sont alors peu fournies, et les enseignants se distinguent par leur niveau culturel, rare à l’époque. Les instituteurs vivent majoritairement dans des villages, et doivent garder un certain quant-à-soi, reflet de leur position notabiliaire. Du coup, les institutrices célibataires sont nombreuses, et le modèle conjugal dominant est le « mariage pédagogique »[3]. Cette solitude se retrouve chez les professeurs, amenés à changer régulièrement de résidence au cours de leur carrière, et mal acceptés par la bourgeoisie, qui leur reproche leurs revenus médiocres et leurs opinions laïques-républicaines. Sous la IIIe république, le pouvoir, convaincu du caractère stratégique de leur action, exige d’eux un engagement sans failles, tout en entendant le canaliser[4]. D’un côté, il leur est interdit de se présenter aux élections dans la localité d’exercice de leur métier, et nombre d’enseignants trop progressistes sont sanctionnés, jusqu’à la révocation. De l’autre, les gouvernements républicains encouragent la création d’associations professionnelles par catégories. Les « amicales » (d’instituteurs, de répétiteurs de lycées…) reproduisent l’ordre de l’enseignement (réunions présidées par un supérieur hiérarchique, respect des prérogatives des catégories les plus titrées). Elles obtiennent un grand succès, conjugué à la floraison de mutuelles et de la presse professionnelle. A cette période se mettent en place des pratiques militantes qui ont eu cours jusque dans les années 1970 : l’ensemble du personnel adhère à l’amicale, qu’elle soit départementale pour les instituteurs ou nationale pour les petits groupes comme les proviseurs. Les associations professionnelles construisent la sociabilité enseignante au moyen de bals couplés aux réunions annuelles, de caisses de solidarité, de journaux corporatifs, etc... Chez les professeurs, l’existence d’établissements et donc d’une communauté de travail concourt également à la socialisation. Chez les instituteurs, un temps fort est la conférence pédagogique de l’inspecteur primaire, en présence de tous les instituteurs du canton. Celle d’automne est l’occasion de la remise de la carte de l’amicale, lors du traditionnel repas. Le mode de construction des amicales participe à l’émergence d’identités professionnelles à la fois concurrentes et alliées. Ainsi, dans l’enseignement secondaire, la Fédération Nationale des Professeurs de Lycée (A3), créée en 1905, respecte scrupuleusement l’indépendance de chaque amicale de catégorie. La plus célèbre est la société des Agrégés, qui surgit en 1914 pour défendre leurs intérêts contre les répétiteurs, notamment en refusant de surveiller les interclasses, et contre les chargés de cours qui n’ont pas obtenu le concours[5]. L’une des principales activités de la FNPL consiste à arbitrer les négociations entre des intérêts publiquement divergents, son existence fige donc les frontières catégorielles. De tels débats ne devaient pas faciliter la vie dans les établissements, à l’époque marquée par la ségrégation, avec quelquefois des salles de professeurs et de restauration réservées aux agrégés. Globalement, l’efficacité de la socialisation professionnelle des enseignants est renforcée par sa continuité avec la socialisation primaire, puisqu’elle se situe dans le prolongement de la scolarisation. Les écoles normales primaires et supérieures assurent la transmission, facilitée par la vie en internat. Les auxiliaires se calquent ultérieurement sur l’exemple fourni par les normaliens, élite du corps. Or, les enseignants de ces écoles assurent la promotion d’une mystique républicaine, propice à l’amicalisme puis au syndicalisme, engagement vécu comme un prolongement naturel de l’entrée dans le métier. L’apport syndical A peine le syndicalisme ouvrier est-il légalisé que l’avant-garde des amicales demande à bénéficier de ce nouveau statut, ce que rejette catégoriquement le ministre Spuller en 1887. Pourtant, les enseignants s’émancipent, car ils constatent l’échec du recours aux pratiques des groupes de pression. De plus, si l’engagement enseignant du début du XXe siècle este républicain-laïque, dans le prolongement de l’affaire Dreyfus, la première guerre mondiale et le Front populaire provoquent une radicalisation, en faveur des idéologies socialistes et communistes. Dans l’entre-deux-guerres, période de consolidation du droit syndical chez les fonctionnaires, les enseignants se rapprochent durablement du mouvement ouvrier en transformant leurs amicales en syndicats. Ils effacent ainsi la soumission à l'administration, pour mieux participer à sa gestion[6]. Les instituteurs donnent l’exemple : en 1905, la frange progressiste des amicales publiait le Manifeste des instituteurs syndicalistes, tandis que les militants syndicalistes-révolutionnaires prenaient le risque de constituer un syndicat illégal, avec une revue L’Ecole Emancipée (à partir de 1910). En 1920, les amicales se transforment en Syndicat National des Instituteurs (SNI), rejoint par les révolutionnaires en 1935. La longue césure entre les deux mouvances provient aussi de l’opposition entre les directeurs d’école et leurs adjoints, sur lesquels ils ont tout pouvoir. Le syndicalisme instituteur impose progressivement une limitation des pouvoirs des directeurs, en faisant prévaloir le principe d’une communauté des maîtres, égaux en droit. En 1987 encore, le refus d’une différenciation des directeurs est à l’origine d’un puissant mouvement de la profession[7]. Jusque dans les années 1970, le SNI ne reconnaît aucune catégorie interne et syndique au moins 80 % des instituteurs. L’adhésion est vécue comme un facteur d’intégration dans le groupe professionnel. A un milieu professionnel peu différencié correspond un syndicat hégémonique, dont l’action homogénéisante et la structure unique renforcent en retour l’unité du corps[8]. Du côté des professeurs du secondaire, la syndicalisation de la FNPL s’effectue en plusieurs étapes jusqu’à la création du SNES à la Libération[9]. Le A3 est devenu le S3 en perdant sa frange réactionnaire qui anime le SNALC, un syndicat minoritaire. Ce milieu professionnel pluriel se dote donc de plusieurs syndicats dont l’un est majoritaire, le SNES. Son action et sa structure interne catégorielle (agrégés, certifiés, surveillants etc.) entérine les divisions du corps. Ces organisations puissantes, pyramidales, voient leur rôle peu à peu reconnu par le ministère, jusqu’à l’instauration du statut de la fonction publique par Maurice Thorez, qui consacre les libertés enseignantes. Désormais, les dirigeants syndicaux exercent un pouvoir sur les carrières de leurs collègues et participent à la gestion du système éducatif. Une petite bureaucratie émerge, dont le lien avec la base peut être questionné. La direction du SNI use régulièrement d’un discours moralisateurs envers ses adhérents, mais la faiblesse des liens collectifs ne permet pas d’exercer des pressions très fortes. Ainsi, elle recule devant l’idée d’exclure les non-grévistes. Pendant ce temps, les enseignants construisent un empire avec l’aide de réseaux maçonniques, en créant des assurances personnelles (MAIF, 1934) et professionnelles (les Autonomes de solidarité, 1903), la première mutuelle française (MGEN, 1946), le premier réseau associatif du pays (Ligue de l’enseignement, 1866), les Pupilles de l’Enseignement public dans le secteur social (1915)... Ces structures encouragent la création d’autres associations, telles que les Francs et Franches Camarades en 1944, la Fédération des conseils de parents d’élèves (1947, à l’initiative du SNI et de la Ligue de l’enseignement). Le syndicalisme incite fortement ses membres à rejoindre ces structures, qui n’hésitent pas à s’entraider (cf encadré). Toutes ces organisations doivent leur puissance à l’homogénéité du monde enseignant, qu’elles renforcent en retour. Elles le clôturent, de l’association disciplinaire (la Franco-Ancienne pour les professeurs de latin-grec) à l’organisme de vente par correspondance (la CAMIF), jusqu’aux vacances (songeons au Groupement des Campeurs universitaires)… La lente remise en cause d’un modèle professionnel et syndical Sous la IVe République, la Fédération de l’Education Nationale (autonome, qui regroupe notamment le SNI et le SNES) devient un modèle respecté, au cœur des réseaux de sociabilité enseignante. Mais les fondements de sa puissance commencent à être remis en cause, dans un lent processus qui s’achève seulement dans les années 1980-1990. Les mutations du système éducatif, en voie d’unification[10], mettent en danger les équilibres précédents. En effet, la dilatation rapide du corps enseignant après la seconde guerre mondiale fait vaciller la sociabilité construite depuis le début du siècle. Comment transmettre les normes de la profession, son identité, alors que seule une minorité passe par les écoles normales et que les nouveaux enseignants sont de loin les plus nombreux ? Entre 1951 et 1964, on recrute 160 000 nouveaux instituteurs, sur un nombre total de 261 000. Le nombre de professeurs est multiplié par 10 entre 1946 et 1968 ! La massification de l’enseignement conjuguée à l’urbanisation du pays provoque un changement d’échelle : les petits lycées, au personnel stable, font place à des usines, avec plus de cent professeurs, « où l’on ne connaît que ses collègues les plus proches par la classe ou par la discipline. »[11] Les instituteurs cohabitent désormais dans des écoles ; ils sont moins solitaires, mais aussi moins libres. Cette croissance a des effets sur un autre plan : en 1975, les 620 000 enseignants publics représentent 2,8 % de la population active, ils perdent de leur spécificité, d’autant que le nombre de diplômés a augmenté de manière spectaculaire. A partir de mai 68, la FEN perd sa main-mise sur le monde enseignant, elle doit accepter le pluralisme syndical, avec la percée du SGEN-CFDT, puis de FO. La redéfinition du métier et l’accentuation des débats pédagogiques minent la cohésion du monde enseignant. Les mouvements d’éducation populaire s’en détachent, et l’identité professionnelle, surtout dans l’enseignement secondaire, se clive entre les professeurs hostiles à l’esprit de mai 68 et ceux qui y sont favorables. La désyndicalisation amorcée à la fin des années 1970 mine la capacité des organisations à fabriquer du consensus pour représenter l’ensemble du personnel. Apparaît au grand jour le fait que le syndicalisme ne fait pas qu’unir, il divise aussi, lorsqu’une partie du groupe se met à le contester, ou lorsqu’il est pluriel. Ainsi, quand la section d’établissement du SNES (S1) ne regroupe pas la totalité des professeurs, ses réunions sont certes facteurs de lien social, mais elles ne confortent pas la cohésion de l’ensemble de l’équipe. Une enquête ethnographique sur un collège montre que les regroupements sont devenus très flous, avec une salle des professeurs scindée entre la zone du thé et celle du café[12]… Conclusion : Ce qui structure actuellement le monde enseignant a été créé il y a 80 voire 130 ans. Ces organisations puissantes sont fières de leur passé, toutefois leurs sommets sont éloignés de leurs adhérents. L’absence de réaction à la faillite de la CAMIF, assimilée à une entreprise classique, montre que l’œuvre des générations précédentes peut être pervertie et perdre de l’intérêt dans un contexte nouveau. Cela pose le problème de la transmission, or avec l’affaiblissement du syndicalisme, le lien social peut péricliter ou se transformer dans le sens souhaité par les gouvernements successifs : des collectifs de travail étroitement dirigés par leurs hiérarchie intermédiaire. Aujourd’hui, les clivages durables du corps enseignant soulèvent des difficultés à un syndicalisme basé sur la défense de la profession. Il n’est d’ailleurs plus le quasi unique pourvoyeur d’informations et de liens, ce qui déplace son rôle vers un apport de sens, une mise en perspective du vécu des enseignants. Le militantisme enseignant se pérennisera, lui et les liens sociaux qu’il a construit, s’il sait renouveler ses méthodes, notamment en développant une sociabilité à la base et en refusant une institutionnalisation excessive. C’est possible, car la syndicalisation des enseignants reste bien supérieure à celle d’autres milieux professionnels. Cette originalité provient de la fonction de défense et de représentation des identités professionnelles, dont pourraient s’inspirer les confédérations. [1] Robert André, Le syndicalisme des enseignants, Paris, Documentation Française/CNDP, 1995. [2] Ils sont 102 000 (secteur public) en 1891, dont 91 000 instituteurs. Jacques Girault, Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française (fin XIX° - XX° siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, p. 251. [3] 69% des instituteurs exerçant dans les années 1930 et ayant répondu au questionnaire de Jacques Girault se sont mariés avec des institutrices : Pour une école laïque du peuple ! Instituteurs militants de l’entre-deux-guerres en France. Paris, Éditions Publisud, 2009, p. 16. [4] Laurent Frajerman, « L’engagement des enseignants. Figures et modalités, 1918-1968 », Histoire de l’éducation, n° 117, janvier 2008, pp. 57-95. [5] Yves Verneuil, Les Agrégés. Histoire d’une exception française, Paris, Belin, 2005. [6] Laurent Frajerman, « Syndicalisation et professionnalisation des associations professionnelles enseignantes entre 1918 et 1960 », in Danielle Tartakowsky, Françoise Tétard (dir.), Syndicats et associations en France : concurrence ou complémentarité ?, Rennes, PUR, 2004, pp. 97-106. [7] B. Geay, 1991, « Espace social et "coordinations", le mouvement des instituteurs de l'hiver 1987 », Actes de la recherche en sciences sociales, 86-87, p. 2-24. [8] Frajerman Laurent, L’interaction entre la Fédération de l’Education Nationale et sa principale minorité, le courant « unitaire », 1944-1959. Thèse NR, Paris I, 2003. A paraître. [9] DALANÇON Alain, Histoire du SNES. Plus d’un siècle de mûrissement des années 1840 à 1966/67, Tome 1, Paris, IRHSES, 2003. [10] Jusque là, les enseignements primaire et secondaire sont deux systèmes parallèles. [11] PROST Antoine, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, A. Colin, 1977. [12] Dutercq Yves, « Thé ou café ? Ou comment l'analyse de réseaux peut aider à comprendre le fonctionnement d'un établissement scolaire », Revue Française de Pédagogie, n° 1991, p. 81-97.
- Le vote enseignant pour Macron, un problème d’offre politique
Dans leur bastion enseignant, les candidats se réclamant explicitement de la gauche sont à un niveau d’intentions de vote historiquement faible : 42 %, dont 25 % seulement pour le candidat socialiste, Benoît Hamon. Emmanuel Macron réalise une percée (29 %) qu’il est difficile d’identifier politiquement (centre gauche, centre droit, autre ?). Plutôt que d’en déduire une droitisation, nous assistons à un scénario de dissonance, comparable à celui de 2007, lorsque 9 % des enseignants, se classant eux-mêmes à gauche, avaient voté pour François Bayrou. Une partie de la « gauche désabusée », qui domine le milieu, est prête à un vote paradoxal pour faire entendre son bilan du quinquennat.
- Les professeurs français sont-ils prêts à être «managés»?
Les professeurs sont-ils prêts à une autonomie managériale ? Ce serait une rupture profonde dans l’histoire d’un corps qui a fait le choix au XXe siècle de la tutelle lointaine du ministère contre celle des notables locaux. La sursyndicalisation enseignante s’explique aussi par un souci de protection, les liens collectifs étant au service des individus. Publié sur Slate.fr le 18 juillet 2017
- La grève du 10 octobre 2017 : un test politique et social dans l’Éducation nationale
Publié dans La Tribune, 11 octobre 2017 La grève de la fonction publique du 10 octobre 2017 apparaît comme un succès chez les enseignants. La participation n’est pas exceptionnelle, mais se situe dans la fourchette haute. Cette grève montre la pérennité de leur culture gréviste, qui en fait l’une des professions les plus conflictuelles du pays, depuis mai 68. Elle a ceci de particulier qu’elle intervient peu de temps après l’élection d’un président qui a recueilli une majorité relative de leurs suffrages. Ce test politique et social est instructif. Non seulement Emmanuel Macron ne bénéficie pas d’un état de grâce, mais il est désormais possible d’envisager que les enseignants retrouvent le chemin des grèves, après une relative décrue sous François Hollande. Sur le plan politique, le président commence à être catalogué comme un homme de droite par une partie de sa base électorale.
- Comment les enseignants sont passés du soutien ambivalent au rejet de la réforme des rythmes
Paru dans Slate.fr le 31 août 2017